Pain bis

theophile

Logorrhée

La faim… c'est un vain mot je crois, pour nous, le fin mot de cette histoire c'est que personne n'a faim, personne ne sait ce que c'est la faim, enfin tout le monde l'éprouve la faim et puis on mange et puis ça passe, mais quand on n'a rien à manger ? alors là c'est pas pareil… si t'as rien à manger… je sais pas, dans les pays où y a rien à manger, ou les gens qui n'ont pas d'argent du tout, rien, même pas soixante centimes pour s'acheter une baguette, rien, qui sont dans la rue et personne leur donne d'argent, bon, là d'accord, si personne leur donne d'argent du tout, ils ont rien à la fin de la journée et ils ont faim et personne veut leur donner à manger alors là d'accord, ils ont faim, mais les gens ils ont toujours un euro, je veux dire, dans la rue, les mendiants quand ils ont vraiment faim, ils te le disent, ils viennent te voir et ils te disent là j'ai rien mangé depuis hier, j'ai faim et personne me donne d'argent, ou bien ils mangent dans les poubelles, bon là tu leur donnes un euro, mais souvent ils te regardent avec un air triste et toi tu sais pas s'ils ont faim ou pas, tu vois bien qu'ils sont dans la rue mais tu sais pas s'ils ont faim ou pas, ils te le disent pas qu'ils ont faim, alors bon tu donnes rien, tu souris et tu passes, mais peut-être qu'ils ont faim et si tu le savais tu leur donnerais de l'argent, je sais pas, même un euro, ou deux, enfin... c'est rien un euro, c'est un café, même pas : t'as vu comme c'est cher le café ? Un euro vingt ! Et à Aix parfois un euro cinquante, même à Marseille y a des bars c'est un euro cinquante ! Eux ils peuvent pas boire des cafés, enfin des fois ils dépensent leur argent n'importe comment… Tu vois des fois ils ont pas d'argent et ils vont dans les bars boire des cafés ou ils s'achètent des sandwichs, des kebabs alors que c'est cher les kebabs, comme le Mac Do, c'est trois euros ou quatre même… et eux ils mangent ça en plus c'est pas bon pour la santé, il faudrait qu'ils mangent des légumes et qu'ils se soignent, souvent tu vois leurs pieds ils sont tout abîmés, ils ont des croûtes et tout, c'est le froid qui fait ça, tu crois qu'ils ressentent quoi les enfants qui meurent de faim en Afrique ? des fois je me demande ce qu'on peut ressentir, est-ce qu'on a encore faim ? est-ce que c'est la même faim que nous ? de quoi ils ont envie, de ce qu'ils mangent d'habitude, ou de choses comme nous, des frites, de la viande, je sais pas, tu crois qu'ils rêvent de manger du riz ? pas du riz quand même… ? pour savoir ce que c'est la faim il faudrait se priver de manger. Alors on expérimenterait le manque, la faim, le corps qui réclame des minéraux, des vitamines, des protéines, le ventre qui se creuse et qui gémit, et la sensation que ça va passer, et ça passe, oui, un temps, et puis ça revient. La faim, c'est le ramadan des gens qui n'ont rien. C'est comme un feu qu'on étouffe, une mer qui enfle et grignote les terres, un soleil d'hiver qui éclaire sans rien chauffer, le frisson de l'affamé qui regarde un rat dans sa cellule, la paix figée de l'homme qui regarde le vide bleu et vient de décider de se laisser tomber, le soulagement de la femme qui accepte enfin de se laisser pénétrer pour de l'argent et l'horreur quand le sperme coule sur ses cuisses, la faim qui fait sucer son pouce, l'instant de relâchement qu'arrachent à l'angoisse les femmes et les hommes qui se caressent pendant des heures, la violence brutale d'un homme qui frappe un inconnu, la jouissance humiliante du masochiste.

Signaler ce texte