FAIT FAIM

Hervé Lénervé

Allez encore un petit conte, innocent et inoffensif, celui-là.



« Il n'était pas une fois ! On ne m'aura plus avec ça. » Se disait le petit garçon, les contes, il en avait soupé. Sa mère, son père lui en avaient lu pour l'endormir le soir, et la nuit, il avait fait des cauchemars avec leurs histoires de monstres cannibales, de sorcières cabossées et de fées canons. Non ! Des contes à la con, il en avait cure, « plein la marmite de leurs soupes à ne pas dormir même allongé ». Maintenant, lui, il était bien décidé à ne plus écouter aucune de ces fadaises à l'eau croupie des marais. Il ouvrait ses yeux sur la réalité, elle était moins terrifiante que leurs fables. Dans la vie, rien ne lui faisait peur, c'était dans ses nuits que cela se passait toujours mal, dès qu'il fermait les yeux sur le Monde. Ainsi, sa témérité diurne l'entraînait souvent dans des endroits où les autres enfants craignaient d'aller. Ces derniers temps, il avait pris l'habitude de visiter une vieille bâtisse abandonnée et délabrée. Sa taille lui permettait encore d'y entrer par un soupirail mal fermé. Dedans il faisait noir comme dans un four, mais il avait volé une boite d'allumettes à la maison et dégoté une bougie dans la maison, l'autre, celle désertée, ainsi grâce à sa chandelle, il pouvait errer de pièces en pièces et se sentir à l'aise dans ce lieu à filer des frissons aux plus hardis. « Les fantômes ! Ça n'existe même pas. » Et de fait, il n'en rencontra aucun. Il ne rencontra qu'une gamine sensiblement de son âge, qui avait dû s'égarer comme lui dans ces lieux.

-         Hé ! qu'est-ce que tu fais là ? j'étais là le premier. Je suis le premier venu.

-         Tu t'appelles Adam ?

-         Heu, non ! Pourquoi ?

-         Laisse tomber.

-          Tu n'as rien à faire ici. J'étais le premier. Renchérit-il, ça lui tenait à cœur la primauté.

-         Alors, là, ça m'étonnerait fortement mon gros. J'ai toujours habité ici.

-         Je ne suis pas gros, juste un peu enveloppé.

-         Ouais… mais enveloppé… gras.

-         Bien sûr toi t'es maigre comme un clou, alors quand tu vois un gars costaud, comme moi, tu l'appelles gros, c'est normal.

Ce fut au tour de la fille de s'indigner.

-         D'abord, je ne suis pas maigre, mais fine, rien à voir, mais comme ton esprit doit avoir la même lourdeur que ta corpulence, tu es incapable de discerner de telles nuances. De toute façon, cela ne me dit pas ce que tu fous chez moi.

-         Tu n'es pas chez toi, ici c'est chez moi.

Les voilà repartis à se disputer un titre de propriété. La fille continua.

-         Ecoute, je ne vais pas m'énerver, mais ma famille a toujours vécu ici. De ma naissance à ma mort je n'ai pas bougé, je ne vois pas comment tu peux prétendre habiter ici… c'est clair, plein d'soupe !

-         Attend un peu, espèce d'intello de sac d'os ! Tu me dis avoir toujours été ici de ta naissance à ta mort et là… il y a une faille dans ton raisonnement ! Mais non ! Je sais, j'ai compris, t'es dingue à enfermer voilà, j'ai trouvé, t'es complètement cinglée !

-         Putain ! t'es un sacré génie, toi ! Avec toi les Chinois attendraient encore de découvrir la poudre. Regarde espèce d'abrutis.

La jeune fille, fine comme un jonc, pris un long couteau qui traînait par-là, pour les besoins de la démonstration peut-être, puis elle passa la lame de part en part au travers de son frêle corps avec une moue de triomphe sur le visage.

-         Tu vois, gras du bide, je ne peux me tuer, pour l'unique raison que je le suis déjà, ce n'est quand même pas compliqué à comprendre même pour un débile comme toi.

-         Ha ! ha ! ha ! Mort de rire ! La belle affaire, un vieux tour de prestigitation à la noix et tu crois me convaincre avec ça ? Elle est bien bonne celle-là !

-         D'abord, on dit prestidigitation, espèce d'inculte, ensuite si tu es si malin essaie d'en faire autant.

Elle lui lança le couteau, qui vint se planter dans le parquet en chêne de la grande et lugubre salle qui n'était pas très propre, effectivement. Le garçon le prit et l'examina sous toutes ses coutures comme le sceptique qu'il était et se coupa l'index comme le maladroit qu'il était également.

-         Cela ne prouve rien ma pauvre ! Y'a un truc, c'est tout ! Ce n'est pas parce que je ne le trouve pas qu'il n'existe pas.

-         Ok ! Des abrutis, j'en ai vu dans ma longue vie, mais des comme toi, là non ! Donc il existe un truc et moi j'existerais de fait, admettons et là où il serait le truc, selon ta perspicacité. Regarde !

Et la petite toujours assise en lotus s'éleva lentement à un mètre du sol, pour y stationner en lévitation, avec toujours cette moue de victoire sur les lèvres.

-         Ouais ! Pas mal la magicienne ! On peut dire que t'en connait un rayon dans l'esbroufe, toi ! T'as plus d'un tour dans ta besace, puis arrête de sourire comme une idiote, tu ne m'impressionnes pas du tout.

Il est vrai, que la petite en perdit son sourire, son ombre vacillante dans les reflets de la flamme qui l'éclairait aurait suffi à glacer le plus téméraire des guerriers et l'autre idiot restait là, bête et tranquille, devant elle, à pérorer comme s'il s'agissait d'une vulgaire rencontre d'une nouvelle écolière dans la cour de récré.

-         Oh ! Tu me fatigues à la fin, je préfère te laisser, j'ai autre chose à faire que de perdre mon temps avec un demeuré de ton genre. Voilà presque un siècle que je demeure ici, faudrait-il que je meure de nouveau pour que tu commences à comprendre, gros sac?

Tout en disant cela la fillette se leva et quitta la pièce, mais pas par la porte comme il se devrait, mais en traversant le mur comme il se doit à tout revenant qui s'en va. Le garçon se leva à son tour et inspecta le mur par où elle venait de partir avec la minutie d'un expert de la démystification. La petite légère était revenue par une autre de ses entrées qui étaient multiples et le regardait faire, amusée maintenant par le manège du garçon.

-         Toi ! Quand tu as une idée dans la tête, elle ne risque pas de s'envoler comme je peux le faire.

L'enfant ne sursauta même pas à s'entendre interpeller par derrière lui, il était vraiment stoïquement imperturbable cet enfant-là.

-         Tient ! T'es revenue, tu voulais savoir si j'allais découvrir ta supercherie.

-         Oh ! J'abandonne, t'es trop, toi ! Vient avec moi, je vais te montrer quelque chose.

L'ombre ouvrit le chemin et lui, le garçon, bien réel, la suivit comme son ombre. Ils empruntèrent des accès traditionnels, couloirs, portes, rien que du très banal, à la différence près, que les portes s'ouvraient toutes seules à l'approche de la fillette et les couloirs s'éclairaient faiblement à leurs passages. On entendait constamment, le garçon marmonner pour lui : « Ouah ! Elle est forte la donzelle, vraiment forte ! Balèze la gonzesse ! »

-         Arrête un peu ! Tu m'épuises, suit et tais-toi en silence.

-         Ok, j'dis plus rien ! Espèce de fantômette à la noix.

-         Ha, quand même ! T'y crois un peu.

-         Même pas en conte ! Tu peux toujours me montrer tes oubliettes, tes squelettes et autres sornettes si ça te chante. Je vois clair dans ton jeu.

-         Mais tais-toi un peu ! Vas-tu te taire à la fin, tu me saoules !

-         J'peux pas, tu m'fais trop rire, Mort De Rire.

De guerre lasse ce fut la fille qui se tut. Arrivé dans un grenier, elle sortit un album de photos qu'elle ouvrit sur ses genoux.

-         Approche ! Vient voir.

Le garçon s'approcha et s'assit aux côtés de la petite. Elle sentait bon la noisette. Cela lui donna faim.

-         J'mangerais bien un truc, moi !

-         J'ai rien à manger, il n'y a rien qui se mange ici.

-         Comment tu fais ?

-         Quoi ?

-         Ben, pour manger, tien !

-         Je ne mange pas, c'est tout.

-         C'est fou ! Tu me dis que tu manges jamais.

-         Jamais !

-         Jamais rien !

-         Rien et je ne bois pas non plus.

-         C'est pas possible ?

-         Et oui ! T'as raison ce n'est pas possible, mais c'est comme ça.

-         Alors, là, tu me sidères !

-         Il serait temps ! Regarde là, c'est moi, tu me reconnais, je suis avec mes parents, c'était en mai, en mai 1930.

-         Même un petit gâteau sec.

-         Tu vois les vêtements de l'époque, la photographie commençait à peine à se pratiquer pour faire des portraits de famille.

-         J'te parle même pas d'un McDo, ou alors un petit… pas un Big Mac, non plus ! La vache ! J'ai vachement faim, moi ! J'en ai des crampes d'estomac. Ça fait combien de temps qu'on n'a rien mangé.

-         Tu sais le temps… moi ? ça fait peut-être deux heures qu'on se chamaille.

-         Deux heures sans rien manger ! Comment tu fais ?  t'es pas vivante, ma parole !

-         Si tu le dis. Tu sais avec toi, je ne sais plus rien à la fin.

Et voici que pour la première fois, le garçon eut des doutes sur le fondé de la vraie existence de la fille.

-         Il faut que je parte où je vais mourir de faim.

Il amorça de se mettre debout, la fille lui demanda d'une petite voix.

-         Dis-moi ! Tu reviendras… tu reviendras me voir ?

-         J'sais pas ?

-         Et si je vais te voler un Big Mac ?

-         Sûr ! Pour sûr, je reviendrai.

 

Quelque temps après, mais qu'est-ce que le temps, en soi ? Un vieux monsieur obèse et fatigué entrait quotidiennement dans une maison encore plus délabrée qui s'écroulait par endroit pour discuter avec une petite toujours aussi petite et fine.

-         Tu sais quand cette maison s'effondrera, je pourrai enfin partir avec elle.

-         Moi, ma maison s'effondre depuis bien longtemps déjà, je partirai avec toi, si tu veux bien ?

-         Bien sûr, je veux bien, mon gros plein d'soupe.

-         Merci ma petite maigrichonne.

Et le vieux monsieur usé, qui avait toujours faim, prit la main de la légère enfant dans la sienne pour attendre la fin. Il avait le temps, il avait pris ses précautions, des provisions ; saucisson, fromage et bières fraîches.

 THE END

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