FANTASME EXQUIS

Julie Anne De Sée

- Et si des personnages échappés de leurs livres, des héros d’œuvres sulfureuses prenaient corps ? Du rêve au cauchemar, il n’y a qu’un pas… (cette fois en moins de 10 000 caractères !)

   Sur la radio nationale, le jingle annonciateur du flash d'informations interrompt l'émission musicale en cours. Une voix masculine au ton grave :

- Bonjour. Le groupe d'individus qui sème depuis deux jours un vent de panique sur la capitale en mettant à sac les librairies et en se livrant à des agressions sexuelles n'a toujours pas été arrêté. Ces personnages, n'ont pour l'instant communiqué aucune revendication. Une nouvelle victime a subi des sévices et a été hospitalisée. Les forces de l'ordre sont toujours en alerte.

Sur le web, des images qui tanguent sur les vidéos amateurs prises avec des Smartphones montrent les mêmes scènes que celles tournées par les chaînes de télévision. Il semble que pas une librairie parisienne n'ait échappé à un vandalisme digne d'une furieuse tempête deux nuits plus tôt. Les libraires ont retrouvé leurs boutiques béantes, les rideaux de fer forcés, les vitrines brisées et à l'intérieur, un vrai carnage. Sans que rien n'ait été volé, les comptoirs et les étagères ont été renversés, tous les livres répandus au sol en un indescriptible désordre. Les témoignages de quelques noctambules en état de sidération ont établi que d'étranges créatures costumées aient littéralement jailli des magasins en courant et hurlant pour se disperser dans la ville. Dans les milieux libertins, les donjons où des Maîtres reconnus exercent leurs talents, soumis et amateurs de sensations fortes se terrent sans plus oser sortir. Bien qu'ils soient coutumiers de jeux souvent sévères, c'est dans leurs rangs que l'on compte les victimes de violences. Les malheureux ont été retrouvés inanimés, enfermés dans des cages ou gisant dans les « coins câlins » de clubs en renom. Quand ils ont repris conscience, le récit qu'ils ont livré aux enquêteurs pouvait donner à penser que leur raison vacillait encore, sans doute sous l'effet du choc des épreuves endurées et de la frayeur éprouvée. La nuit passée a été le théâtre de nouveaux incidents du même type, les mêmes personnes insaisissables ayant frappé de nouveau.

Au crépuscule, le groupe vient d'être aperçu dans le onzième arrondissement, se dirigeant à présent vers le cimetière du Père Lachaise après avoir saccagé au passage un magasin à l'enseigne bien connue des adeptes du BDSM. Ils se sont servis, ont emporté des accessoires et encore ravagé les livres du rayon librairie. Mais cette fois-ci, ils ont laissé derrière eux un libelle ainsi rédigé : Nous soussignés, héros et héroïnes de romans ou de toiles célèbres venons d'entrer en révolte. Nous nous sommes échappés de nos livres et avons décidé de nous unir afin de nous faire entendre. Certains d'entre nous souhaitent simplement retrouver celui ou celle dont l'écrivain a eu le mauvais goût de les séparer. D'autres désirent une vengeance que l'auteur n'a pas eu l'heureuse idée de leur accorder. Si nous nous égarons parfois ce n'est que pour assouvir des penchants qui nous ont été donnés par l'imagination de nos créateurs. Nous ne pourrons réintégrer nos ouvrages que lorsque nous estimerons avoir obtenu satisfaction et avoir été reconnus comme des victimes d'écriture. Nous avons été rejoints pour les mêmes motifs par certains personnages d'œuvres picturales qui se sentent tout aussi lésés. Nous allons ensemble vers le seul qui puisse nous aider à retrouver nos volumes ou nos tableaux : celui dont la mort ne fut pas douce, la folie bien grande et le génie immortel : lui, le ténébreux, le veuf, l'inconsolé : feu Gérard de Nerval.

Suit une liste de griffes, dont les volutes graphiques alambiquées sont pratiquement indéchiffrables. Un prénom ou deux cependant se détachent : Odette, Marguerite, dont la calligraphie semble appartenir à une époque moins éloignée que celles des autres. C'est tout du moins l'avis des graphologues dépêchés pour tenter d'y voir plus clair.

J'éteins mon téléviseur sur l'énigmatique image et, comme la nuit tombe, je décide de sortir, dévorée de curiosité, les sens excités par le récit des exactions de cette bande hors du commun. Je saute dans le métro, ligne 2, direction Nation pour aller jusqu'à la station Père Lachaise. L'idée d'entrer dans le cimetière cette nuit, d'aller à la rencontre de personnages échappés de leur livre ou de leur tableau est très séduisante. La tête me tourne un peu. A peine la rame immobilisée, je saute sur le quai le cœur battant, monte quatre à quatre les marches vers la sortie. Dehors, le ciel est illuminé de la clarté d'une belle lune gibbeuse et des reflets éloignés de la ville. Une femme marche vite devant moi, se dirigeant vers l'entrée du champ des morts. Elle tient par la main une fillette presque adolescente. J'entends leur échange en leur emboîtant le pas :

- Tu sais, Alice, je te trouve bien délurée pour ton âge… Qui comptes-tu retrouver ici ?

- J'ai perdu le lapin blanc qui prétendait être en retard, et après, j'ai dû abandonner le chapelier déjanté. Pourtant, il était joli garçon et j'aurais bien aimé…

- Tais-toi, tu es encore trop jeune pour songer à « faire catleya ». Moi, en revanche, j'en ai bien envie, n'en déplaise à Swan ! Ce jaloux m'exaspère. Qu'il aille au diable, je ne suis pas Odette de Crécy pour n'appartenir qu'à lui ! Allez, viens ma mignonne, tu verras, je suis sûre que tu trouveras ton bonheur, même sans chapelier. Pressons-nous un peu.

Odette dépose un baiser léger sur les lèvres enfantines, relève ses jupes et je perçois l'accélération de son souffle, sans doute à cause de ce léger effort contenu par un corset qui lui dessine une taille de guêpe, ses petits pieds martelant l'asphalte.

C'est alors qu'un bruit terrible suivi de sons cristallins nous fait sursauter toutes trois. Un homme vient de faire voler en éclats la vitrine d'une miroiterie. Il s'est attaqué à toutes les surfaces réfléchissantes disposées dans la boutique en ponctuant chacun des bris de miroir d'un cri rageur. Sa mise élégante de dandy, Lavallière de soie noire au col, attire Odette et sa jeune compagne.

- Dorian, arrête ! Tu sais bien que ton auteur t'a condamné à contempler les turpitudes de ton âme de Gray sur ton portrait, casser des glaces n'y changera rien. Viens, partons d'ici. Au passage, tu pourras même cracher sur sa tombe !

Elle le prend par la taille, il s'appuie sur elle un instant. La petite Alice se glisse entre eux, prenant chacun par une main. Ils s'éloignent, je suis au plus près ce trio disparate. Nous arrivons en vue des grilles d'entrée du cimetière quand soudain, une voix s'élève, puissante, appelant :

- Aline ! Aline !

Un homme à l'allure étrange arrive à leur hauteur, je crois le reconnaître. Un roi, qui pourrait être de Carnaval s'il ne portait une couronne d'or véritable sur la tête. Baisant la main d'Odette, il se présente :

- Pausole, qui règne sur Tryphème. Je cherche ma fille, cette dévergondée enfuie avec une danseuse ! L'avez-vous vue ?

- Non, mais cette femme qui semble venir à nous l'a peut-être aperçue ? Qui êtes-vous ? Très joli le camélia fixé au chignon et les boucles qui entourent le visage…

- Marguerite. Je dois retrouver mon amant bien-aimé dont le père m'a éloignée. Il s'appelle Arm…

Une violente quinte de toux plie en deux la malheureuse. Du sang apparaît sur le mouchoir de fine batiste brodée qu'elle a porté à ses lèvres. Sa majesté Pausole la soutient et ce faisant, remarque ma présence.

- Et vous-même, charmante personne, qui vous a créée ? Sans doute un de ces auteurs érotiques à voir votre œil coquin… Je vous imagine bien dans la peau d'une prêtresse de Sapho. Voulez-vous être ma trois cent soixante-septième concubine ?

Je balbutie mon prénom, qui peut en effet évoquer certaines héroïnes un peu chaudes. Je tressaille en sentant la royale dextre s'égarer sous ma jupe. Un bel homme s'avance à notre rencontre, auquel ce geste n'a pas échappé. Chevelure grisonnante, mise impeccable, il porte beau. Il s'incline devant la phtisique crachotante, claque légèrement des talons pour saluer la compagnie en inclinant la tête.

- Gustav von Aschenbach. J'ai perdu Tadzio, puis-je me joindre à vous ?

Il nous emboîte le pas, me prenant d'un bras par l'épaule, une main partant à la recherche de mes seins. Je n'ose rien dire, sentant malgré moi mes tétons durcir sous la caresse. Aux abords du cimetière, tout semble calme, la porte s'ouvre devant notre groupe comme par magie, se refermant de même sur notre passage. Les allées qui mènent à la quarante-neuvième division sont éclairées de torchères dont les flammes tremblotantes projettent des ombres baroques alentour. A l'approche de la tombe du poète, une scène insolite est en train de se jouer. Je vais malgré moi y prendre part, emportée dans ce tourbillon de stupre forcené auquel se livrent ces personnages fictifs.

- Quel réjouissant spectacle ! s'exclame Marguerite, ravie. Oh, mais je reconnais… Ah, son nom m'échappe. Viens, Julie, joignons-nous à cette joyeuse… bande. Si je puis dire ! ajoute-t-elle en riant.

L'Origine du Monde, allongée sur la tombe de Gérard, exhibe sa toison sombre et touffue, jambes écartées, suppliant qu'on vienne enfin l'enfiler. J'ai bien envie de m'approcher d'elle mais je suis immédiatement happée par la marquise de Merteuil, perruquée de blanc poudré. Elle m'attache prestement à la colonne sur laquelle est gravé le nom du père d'Aurélia. Elle fait un signe à Valmont comme si elle lui offrait un cadeau. Ce dernier, beau à damner un saint, ne se fait pas prier. Il m'approche, prend ma bouche de la sienne en un baiser langoureux et suave qui me laisse sur la langue un goût de chocolat amer relevé d'une note de violette. Celle de l'encre de sa correspondance ? A son tour, il fait signe à O dont la marque au fer rouge affichant les initiales de Sir Stephen semble encore fraîche sur sa chair. Nue, le regard luisant et la main vengeresse, elle tient une cravache. Au signal du beau vicomte, elle l'abat avec la régularité d'un métronome sur mes cuisses et mon ventre. Lui a glissé un doigt curieux dans ma chatte qu'il trouve déjà ruisselante. Ses lèvres sur mon cou descendent vers ma nuque dans laquelle il plante brusquement ses petites dents acérées en une morsure prolongée. Les douleurs jointes du délicieux supplice m'arrachent un cri quand je sens la douceur d'une langue moelleuse qui rejoint les doigts toujours actifs. C'est Emmanuelle, dont la position ainsi penchée offre à Danceny qui baise furieusement la Merteuil la vision de sa vulve ouverte perlée de rosée. Gustav s'est placé derrière leur couple, dirigeant sa queue vers la rosette du jeune chevalier. La rousse Wanda, répandue dans sa fourrure se caresse doucement en suçant les seins d'une superbe métis à la peau d'ambre, parée de bijoux clinquants et tintinnabulants. Je sens qu'elle va jouir en même temps que moi qui me suis livrée à la merci de mes tortionnaires imaginaires. Le sang a perlé sur mes cuisses et mon épaule. Je hume les senteurs qu'exhalent tous ces corps entremêlés lorsque la froidure d'une large lame se plaque sous mon menton. C'est Judith, suivie de sa servante. Le coutelas qui a décapité Holopherne ruisselle encore, unit son sang au mien. Judith veut venger Artémisia qui l'a mise en image, lui offrir, clame-t-elle, en ultime sacrifice pour son honneur perdu ma jouissance toute vive. Cette folle furieuse n'a rien compris ! Elle va m'ouvrir la gorge ! Je suis entravée, incapable de bouger, crucifiée sur cette colonne sans pouvoir me défendre. Je me mets à hurler de terreur…

- Tout va bien, tu as dû simplement faire un cauchemar. Calme-toi, je suis là…

Je suis assise toute droite dans mon lit, trempée d'une sueur glacée, le sexe en émoi et suintant, les cuisses brûlantes. Mon amant me prend dans ses bras, m'allonge tout contre lui, mon dos contre son torse. Je ressens un grand trouble en réalisant qu'il ressemble au Valmont de mon rêve à s'y méprendre.

- Tiens, c'est curieux… Qui donc t'a fait cette morsure à la base de la nuque, petite salope ?

  • Jolie perle, toute en finesse et délicatesse qui ne tombe jamais dans la mièvrerie ni l'étalage de références partout présentes en filigrane et en clair....Je me suis beaucoup amusé à lire cette nouvelle qui a le mérite, ce qui est rare dans le domaine érotique de finir sur une chutte....

    · Il y a presque 10 ans ·
    1394750570

    Francisco Varga

  • Merveilleux charivari que ces héros mènent dans ce rigodon de verges débordantes de chaleurs face aux arômes de ces fruits débordantes de leurs jus, dans la froideur de ces pierres tombales.
    Magnifique voyage dans la défense de l'infini ; bravo Julie-Anne

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Lionel Graux

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