FARU

Sylvie Chekroune

Sylvie CHEKROUNE

Dit Koza Belleli

16, rue Joseph Kosma – 75019 PARIS

Tél : 01 48 03 10 83 – 06 07 82 61 18

 

N° SACD 9756

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FARU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Ecoutons les leçons du vent qui passe

 et qui raconte l’histoire du monde »

Claude Debussy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour François.


 

 

 

 

 

La nuit était belle sur le récif.

Le sari étoilé de la lune scintillait dans le ciel.

La brise tiède caressait la mer.

Sur le sable clair les vagues venaient s’étendre.

Un goéland lissait ses ailes et près de lui un enfant rêvait.

La nuit était belle.

Pourtant, elle était étrange, pleine d’enchantements.

L’un d'eux, né de l’écume blanche,

Vint se blottir dans le cœur de l’enfant.

Enfin, la nuit s’éloigna et l’enfant s’éveilla.

-§-

Au matin, l’enfant partit en voyage.

Il avait hissé la grand-voile et filait sur l’eau turquoise.

L’onde soulevait sa barque aux reflets changeants.

Le vent, son ami, l’emportait au loin.

Parce qu’au loin, disait-il, des îles dansent sous les nuages.

Des sirènes montent la garde près des barrières de corail.

Il y a des arbres qui se prélassent.

Il y a des nacres, des mangues et des goyaves,

Des poissons coloriés qui emplissent les nasses.

Parce que là-bas, disait-il, il n’y a que le temps qui passe.

-§-

Mais la vie malmène parfois,

Et nul ne sait jamais pourquoi.

L’enfant voguait sur l’eau turquoise.

L’onde menait sa barque aux beaux reflets changeants,

Vers les îles, les coquillages, les goyaves et les mangues.

Soudain, les ténèbres emprisonnèrent le ciel et la mer.

Sous les coups d’un orage féroce la grand-voile se déchira.

Sur un éperon rocheux, la coque du petit navire se brisa.

L’enfant, alors emporté par les flots, dériva jusqu’au soir.

Et sur un îlot perdu, au bout du monde, il s’échoua.


Les vagues avaient broyé le navire et rejeté l’enfant sur une terre lointaine.

 

Ne sachant plus où aller, ne sachant plus que faire, l’enfant appela. Il appela encore. Il appela de toutes ses forces. En vain.

 

De guerre lasse, il s’éloigna du rivage. Désespéré, tremblant de peur et de froid, il s’adossa au pied d’un arbre et se mit à pleurer.

 

Dans le fracas de la tempête, l’écho de son chagrin résonna et atteignit le faîte de l’arbre. Intrigué, celui-ci chercha d’où pouvait bien venir ce bruit singulier.

 

Il s’ébroua et aperçut l’enfant.

 

- Est-ce toi qui pleures ainsi ? demanda-t-il.

 

L’enfant, haletant, hocha la tête.

 

- Ne reste pas là malheureux. Comme mon ami le lézard, monte plutôt t’abriter dans mon feuillage.

 

Tout en disant cela, l’arbre tendit à l’enfant une de ses branches et telle une houppelande, il le protégea des assauts cinglants du déluge.

 

Là, dans cet abri de fortune, ne sachant plus s’il faisait jour ou s’il faisait nuit, l’enfant désemparé et rompu de fatigue sombra dans le sommeil.


Quand l’enfant se réveilla, il descendit de l’arbre et retourna près du rivage.

 

La tempête avait cessé. Tout était si calme qu’il crut un instant avoir rêvé. Mais les débris épars de son navire lui rappelèrent son naufrage et son cœur se serra.

 

L’arbre qui le regardait lui dit :

 

-Ne laisse pas le chagrin t’envahir, petit homme. Prends mes fruits parce qu’il va te falloir des forces pour repartir. Bientôt je te montrerai comment faire.

 

Ces paroles rassurèrent l’enfant qui mangea de bon appétit.

 

Une fois rassasié, il prit un sentier et s’en alla voir le bout de terre où il avait échoué.

 

Le sentier mena volontiers ce nouveau venu. Il l’égara quelques fois et peu à peu, lui dévoila ses mystères. C’est ainsi que l’enfant découvrit des fleurs, des landes verdoyantes, de hautes falaises, une forêt peuplée d’oiseaux, une rivière.

 

Puis le sentier le mena plus loin encore, sur une autre rive, au bord d’une autre mer.

 

Quand l’enfant revint auprès de l’arbre, il demanda :

 

- Est-ce l’île décrite par le vent ?

 

Mais l’arbre qui se balançait sous la lune en compagnie du lézard ne sut répondre au petit homme. Simplement, il lui tendit une de ses branches et le recueillit pour une nouvelle nuit.


Dès les premières lueurs de l’aube, l’enfant, sans attendre, se rendit près du rivage. L’arbre devina ses pensées et dit :

 

- Plus vite tu voudras partir, plus vite il te faudra apprendre.

 

- Oh ! Je sais déjà lire et écrire, s’exclama l’enfant.

 

Sous l’œil intéressé du lézard, il dessina sur le sable son nom et son âge.

 

- Ces signes étranges augurent peut être un doux présage, reconnut ce dernier, mais ici tu n’en feras aucun usage.

 

- Que me faudra-t-il donc apprendre ?

 

- Des tas de choses, répondit l’arbre. Pêcher, t’éclairer, te réchauffer, allumer le feu sans te brûler, trouver les sources d’eau claire.

 

- Quoi d’autre encore ?

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

- Parler aux oiseaux, comprendre la forme des nuages. Connaître les couleurs de l’océan, les courants qui le fendent, écouter le silence qui précède la pluie, dit le lézard.

 

- Quoi d’autre encore ?

 

- Creuser à l’aide d’une pierre l’écorce d’un bois mort. Confectionner une voile, faire un gouvernail, mesurer les enjambées du soleil, suivre la course des étoiles, dit l’arbre.

 

- Quoi d’autre encore ?

 

- Aimer, malgré tout ce que tu as perdu et que tu n’auras plus. Vivre enfin, sans rien attendre pour mieux saisir ce qui te sera offert, dit encore le lézard.

 

- Et combien de jours me faudra-t-il pour apprendre tout cela, interrogea l’enfant ?

 

- Combien de jours ? Répéta l’arbre d’un air songeur.

 

- Combien de jours ? Répéta à son tour le lézard.

 

Ils réfléchirent un instant et répondirent :

 

- Une vie, petit homme. Au moins une vie.


L’enfant commença donc par apprendre à pêcher. Il s’appliquait, écoutait les conseils que l’arbre prodiguait avec patience. Pourtant rien n’est simple et la ligne, obstinément, refusait de se tendre.

 

Nombre de jours passèrent ainsi.

 

Sur l’arbre, les fruits commençaient à manquer. Bientôt, il n’en resta plus qu’un seul. L’enfant ne se découragea pas pour autant. Il persévéra. Il persévéra tant et si bien qu’un poisson finit par se faire prendre.

 

Témoin attentif, le lézard s’approcha et dit :

 

- Rien de mieux qu’un bon feu pour le faire cuire. Sur un lit de braises ta prise sera délicieuse. Voici deux cailloux. Frotte-les l’un contre l’autre et l’étincelle qui jaillira embrasera ces quelques feuilles sèches.

 

L’enfant ne se le fit pas dire deux fois et son repas fut ce jour là, meilleur qu’un festin de roi. Quand il eut terminé, l’arbre lui demanda :

 

- Tu ne manges pas mon dernier fruit ?

 

- Si je le mange, que me restera-t-il demain. Je suis encore tellement maladroit.

 

- Mais demain, petit, mon fruit s’abîmera et il sera trop tard.

 

Alors, dans le soir qui venait, l’enfant retenant la leçon, cueillit le fruit. Et sous la lune qui sait depuis longtemps que tout ce qui est pris n’est plus à prendre, il s’endormit.


L’enfant dormait à poings fermés sur une branche, auprès du lézard. La lune qui s’était approchée, murmura :

 

- Votre petit homme rêve. Sur sa destinée les étoiles veillent peut être.

 

- Je l’espère, murmura à son tour le reptile.

 

- Le vent, cet ensorceleur, l’a porté jusqu’ici dit l’arbre. Mais il ne songe qu’à repartir.

 

- Et déjà, l’idée de son départ me fait de la peine, avoua le reptile dans un profond soupir.

 

- Il faut pourtant le reconnaître, sur votre îlot de solitude, qui donc voudrait rester ? Remarqua la lune. Vous devrez bien vous faire à son idée. D’ici là …

 

- D’ici là, reprit l’arbre, il sera près de nous, égayera notre vie.

 

- Assurément, dit la lune. Et puis, il faut tellement de temps pour grandir. Regardez, vous ! Et je ne parle pas de moi !

 

- Vous avez raison belle amie, dit le lézard. Ainsi, deux soleils réchaufferont mon cœur et mes vieilles écailles. Cet enfant venu de la mer et celui de midi.

 

La lune, sans rancune, sourit de cette maladresse et s’éleva dans le ciel.


Le temps passait. L’enfant devenait très habile.

 

Rien n’échappait à son regard, ni le frémissement de l’onde, ni le vol d’un oiseau sur les vagues. Il savait à coup sûr lancer sa ligne et faire mordre à l’hameçon. Aussi mangeait-il chaque jour à sa faim.

 

L’observant un matin, l’arbre lui dit :

 

- Tu pourrais maintenant creuser un bois mort et construire une barque pour t’en aller pêcher au large.

 

- Hélas, répondit l’enfant, mes mains nues ne seraient pas de taille à lutter contre l’écorce.

 

- Il suffirait d’une bonne pierre, suggéra le lézard.

 

Puis il proposa :

 

- Si tu le souhaites petit homme, le long des sentiers escarpés, les pierres, les galets, les cailloux, je te les montrerai, je te parlerai d’eux. Depuis le temps qu’ils roulent sous mes pattes, ils ont livré bien des secrets.

 

L’enfant sourit à cette idée et accepta.

 

- Puisque vous irez par les chemins, suggéra à son tour l’arbre au lézard, montre-lui aussi la menthe et le gingembre, l’ylang  ylang, le vétiver et le jasmin. Raconte-lui les caféiers, les lianes souples et les bambous, les baies sous les grandes fougères et les belles orchidées.

 

Le reptile acquiesça et se tournant vers l’enfant :

 

- Allons petit, emporte avec toi provisions de fruits et de poissons. Et n’oublie pas tes nombres, toi qui aimes compter. Là où nous allons, il y tellement d’étoiles quand la nuit est tombée.

 

Et sans attendre, l’enfant et le reptile se mirent en route.


Bientôt il n’y eut plus de senteurs marines. Tout au long des sentiers, c’était la terre qui exhalait ses parfums.

 

Le lézard enseigna donc à l’enfant l’art et la manière de faire avec les pierres.

 

Il y en a tant et tant et de toutes les couleurs ; de l’onyx au cristal de roche, du silex à l’opale, de la sardoine à la malachite, du jade à la tourmaline. Il y a les pierres qui martèlent, celles que le vent emporte, celles que la pluie érode, celles qui éblouissent.

 

Dureté, friabilité, douceur et beauté ; en bon maître, le reptile expliquait, démontrait, expériences à l’appui, dévoilant ainsi leurs multiples facettes. Enthousiastes, ses paroles l’incitaient parfois aux confidences. Sa pierre préférée, disait-il volontiers, n’était pas la plus jolie. Non, c’était celle qui chantait et il la faisait sonner, au grand étonnement de l’enfant.

 

Puis, répondant au désir de l’arbre, le reptile fit goûter à son élève la menthe poivrée et le gingembre. Il délecta ses narines d’un brin d’ylang ylang, de vétiver et de jasmin. Dans la forêt peuplée d’oiseaux, il lui montra les caféiers, les pousses de bambou. Il l’amusa avec les lianes souples, le mit en garde contre les baies. Enfin, il l’enchanta par la légèreté des grandes fougères et la grâce diaphane des blanches orchidées.

 

Des jours durant, de l’aube au coucher du soleil, l’enfant écoutait, observait et mémorisait ces sciences nouvelles pour lui.

 

Quand la nuit venait, il comptait sur le bout de ses doigts, comme avant son naufrage, les étoiles dans le ciel. Le lézard, intrigué, le regardait. Et bercés par cette mélopée, ils s’endormaient tous deux non loin de la rivière.


Une nuit, le lézard demanda à l’enfant :

 

- Petit homme, tu ne voudrais pas, toi aussi, m’apprendre quelque chose ? M’apprendre à compter par exemple ?

 

L’enfant sourit à cette idée et chaque soir, à l’aide de cailloux ou de morceaux de bois, il initia le reptile.

 

- C’est facile, lui disait-il. Un, deux, trois. Quatre, cinq, six. Sept, huit, neuf. Et comme le soleil qui caracole sur l’eau, le zéro.

 

Puis d’addition en soustraction, de division en multiplication, il enseigna l’art des nombres jusqu’à l’infini.

 

- C’est formidable, reconnut le reptile, mais que puis-je en faire maintenant ?

 

- Maintenant, tu peux savoir combien tu as d’écailles, connaître la distance qui nous sépare du rivage. Tu peux aussi, sur la pierre qui chante, battre la mesure et faire de la musique.

 

Alors, tel un trésor enfoui depuis longtemps et qui retrouve la lumière, un flot de mélodies revint à l’esprit de l’enfant.

 

- Ecoute l’archer sur les cordes du violon, la flûte, le tambour et l’accordéon. Le piano, la trompette, les cymbales et le saxo. La contrebasse, la guitare, le triangle et le basson.

 

Le lézard, tout ouïe, n’en croyait pas ses oreilles. Il jubilait.

 

- Ensemble, poursuivait l’enfant, je les dessine sur la pierre qui sonne. Je les rassemble, de la voix je les entonne. Voici tout un orchestre. Mené à la baguette, cela fait du ramdam, du raffut, du joli.

 

- Ah ! s’exclama le reptile, j’ai entendu bien des choses dans ma vie ; le doux bruit de la pluie, le grondement du tonnerre, le clapotis des vagues, mais jamais rien de pareil. Petit homme, remettons-nous en route et portons à notre ami toutes ces merveilles.


Les compagnons se retrouvèrent.

 

L’enfant n’avait de cesse de raconter ce qu’il avait appris. L’arbre, ému de le revoir après ces longues semaines d’absence, l’écoutait et remarquait à quel point il avait mûri.

 

Son ami aussi, le lézard, fit un exposé de la science arithmétique qu’il avait acquise ainsi qu’un exposé fascinant sur l’infini.

 

Ces termes savants ne manquèrent pas de surprendre l’arbre. Puis il s’adressa à l’enfant :

 

- Alors, petit homme, fort de toutes tes connaissances, tu pourrais essayer de construire une barque. Ainsi, tu pêcherais au large et te familiariserais peu à peu avec les courants, les vagues et les vents.

 

L’enfant se mit donc à l’ouvrage.

 

L’écorce d’un bois mort sur lequel il faisait ses premières armes était tendre. Des copeaux commençaient à joncher le sol. Pourtant, il s’aperçut qu’une règle lui serait indispensable.

 

- Une branche fine ou une tige de roseau sont trop fragiles, dit-il. Quant à ma coudée, mon jeune âge, ne fait pas d’elle une règle fiable.

 

- Pourquoi pas moi ? proposa le lézard.

 

Et il fit la démonstration suivante.

 

- Sachant que tout au long de mon épine dorsale il y a quelque cinq cents écailles d’environ deux millimètres chacune, soit mille millimètres, soit un mètre. Sachant qu’au repos cette épine est parfaitement rectiligne et sachant que je ne grandirai plus, je peux donc faire office d’étalon de longueur.

 

- Tu as retenu mes leçons et ton idée est ingénieuse, reconnut l’enfant. A condition, toutefois, qu’au repos tu te reposes vraiment bien.

 

- Oh ! tu peux compter sur moi, promit le reptile.

 

Et c’est ainsi qu’auprès de l’arbre qui prodiguait ses conseils, jour après jour, sous les mains de l’enfant, la barque prenait forme.


Un soir, l’arbre confia au reptile :

 

- Cet infini qui te fascine paraît extraordinaire. A t’en croire, il n’aurait ni début ni fin et, sans vouloir te ressembler, il n’aurait donc ni queue ni tête.

 

- C’est ce qui me séduit, dit le lézard. Imagine ! Délivrés du temps qui passe, tout deviendrait possible. Nous serions immortels !

 

- Mais nous le sommes tous, affirma la lune qui passait par-là. Nous allons et venons sans cesse, nous tournoyons, faisons les cent pas.

 

- Là haut peut être, s’exclama l’arbre. Ici bas, hélas, le temps est parcimonieux et tôt ou tard, sonne le rappel à l’ordre.

 

- Il est vrai, reconnut la lune, que mon temps n’est pas le vôtre. Le jour qui m’a vu naître est si loin… quant au dernier, il semble ne pas être.

 

- Mais tôt ou tard ne serait que le prélude au grand voyage, lança l’enfant. C’est ce que raconte une histoire ancienne.

 

- Cette histoire ne dit-elle pas aussi : « Demain nous serons des arbres, nous serons des rivières » ajouta la lune.

 

- Comment le sais-tu ? demanda l’enfant étonné.

 

La lune fut mystérieuse. Caressant les cheveux du petit homme, elle se contenta de répondre :

 

- A chaque jour suffit sa peine. Demain, pour que ta barque vogue sur la mer, il te faudra confectionner une voile et apprivoiser le vent.

 

Et prononçant ces paroles, elle s’éleva dans le ciel d’un battement de cils d’or.


La barque prenait forme. L’enfant y posa le mât, le gouvernail. D’un palmier, il recueillit le raphia nécessaire à la confection de la voilure. Et bientôt, il tira ses premiers bords.

 

L’arbre ne perdait rien de ces manœuvres et profitait de chacune d’elles pour parler du vent.

 

- Il en vient de partout, disait-il à l’enfant. Nés de la terre, ils s’appellent simoun, khamsin, mistral ou tramontane. Ils emportent avec eux les sables d’Arabie et de Perse, l’éclat des sentes de rocailles, des temples de la Grèce. Ils dessèchent les visages et attisent la soif. Nés de la mer, ils s’appellent noroît, suroît ou aquilon. Ils emportent avec eux les embruns, les moussons, les brouillards. Charriant des murs de glace, ils cinglent ou broient les coques des vaisseaux et transpercent l’espoir.

 

- Ces vents sont terribles, observa le petit homme. Sans doute est-ce l’un d’eux qui m’a projeté sur les rochers.

 

- Nier serait te mentir, répondit l’arbre. Mais tous ne sont pas ainsi. Tels l’alizé et le zéphyr. Plus qu’ils ne te portent, ces souffles doux et tièdes caressent les ramures et les voiles. C’est à peine si l’onde frémit sous leur nonchalance et pourtant, vers un bel horizon, ils mènent les navires.

 

- Ceux-là me plaisent davantage, dit l’enfant.

 

- Et moi donc ! Renchérit le lézard. Ah ! Ces vents légers, partisans comme moi du moindre effort, je les adore. Et qui oserait dire le contraire ! Etendu au soleil, bercé par l’un d’eux, voilà un bonheur sans pareil.

 

Cette idée, soudaine et paresseuse, conquit le petit homme. A son retour de pêche, il imita le reptile, s’allongea près de lui sur le sable. Et sous les branches légères, il goûta au plaisir de la sieste.


Beaucoup de jours s’étaient écoulés depuis le naufrage de l’enfant. Beaucoup de nuits aussi que la lune avait cochées sur son calendrier. Un soir, comme elle le regardait dormir, elle murmura attendrie :

 

- Comme il a grandi !

 

- Oui, reconnut l’arbre. Il est plus fort, plus sûr de lui.

 

- Plus habile aux manœuvres, dit le lézard à son tour. Aujourd’hui, la mer ne lui fait plus peur.

 

- Cela vous inquiète, remarqua la lune.

 

- Il pourrait s’en aller, soupira le reptile.

 

- Il le pourrait en effet, répondit-elle. Cependant, il a encore beaucoup de choses à apprendre. Et pour ce faire, il faudrait que je l’emmène là-haut quelque temps avec moi.

 

- Là-haut ! S’exclamèrent les comparses stupéfaits.

 

- Là-haut ! Répéta fermement la lune.

 

Son idée, pour le moins fantasque et saugrenue, déplut fortement. Aussi, se montra-t-elle rassurante.

 

- N’ayez crainte. L’enfant que j’aime autant que vous sera l’objet de tous mes soins.

 

Malheureusement, aucune parole ne les apaisa. Face à cette extravagante décision, ils essayèrent, à force d’arguments, de faire entendre raison.

 

- Bel astre, tu vis loin du soleil, notre petit homme pourrait attraper froid.

 

- Rumeurs mensongères, sornettes que tout cela ! pesta la lune. Ce qui est dit est dit.

 

Et voulant mettre un terme à ce débat, elle ajouta :

 

- Trêve de balivernes ! Quelle nuit sommes-nous ?

 

Mais, sans attendre de réponse, elle consulta ses tablettes et s’écria :

 

- Diantre ! Je suis en retard.

 

Puis d’un bond, elle s’éleva dans le ciel sous le regard interloqué de ses amis. Et se tournant vers eux d’un air moqueur, elle leur lança de sa voix claire :

 

- Annoncez à l’enfant que je viendrai bientôt le chercher. Ce soir là, qu’il ne s’endorme pas. Faites-le chanter ! Faites-le danser ! A mes leçons de voyages, je veux qu’il soit bien éveillé !


La lune emporta donc l’enfant. Elle le posa sur ses genoux, l’enveloppa de sa tendresse et lui donna sa première leçon.

 

- Le sais-tu petit ange, dans le grand ciel la terre a toujours été ronde. Si d’aucuns pensent qu’elle est plate, c’est qu’ils n’ont, pour seul horizon, que le bout de leur nez.

 

Puis elle ajouta :

 

- Vois-tu toutes ces étoiles qui gravitent autour d’elle ?

 

L’enfant hocha la tête.

 

- Regarde-les bien.

 

Et dardant ses rayons, elle lui montra Vénus, Aldébaran, Cassiopée, Antarès.

 

- Ah ! dit-elle en soupirant, je regrette parfois, à l’instar du soleil, de ne pas en être une.

Mais reprenons ! Pour voguer vers les îles, celle qui te servira de guide, c’est l’étoile polaire.

 

- Pourtant dame lune, interrogea l’enfant, quand le soleil ne se montrera plus, quand tous les astres et votre doux visage sembleront avoir disparu, que devrai-je faire ?

 

- Dans le silence du monde, tu lanceras une flèche de feu. Tu souffleras dans la conque. Au lever de la brume, tu épieras la vague, son mouvement sous l’étrave. Sur le blanc des nuages, tu guetteras les reflets de la mer. Certains jours chauds et clairs, ils se teinteront de vert. Au soir enfin, tu verras dans les cieux, resplendir un halo de lumière et ces îles aux eaux turquoises, aux arbres alourdies de mangues, ces îles serties de nacre et de corail seront à toi.

 

- Oh ! Dame lune, s’exclama l’enfant plein d’espoir, le vent alors ne m’avait pas menti.

 

- Non, mon ange. Mais le vent, comme la mer, est indifférent aux désirs des hommes. Emporté par ton rêve et ton innocence, tu n’as pas su dompter ses bourrasques et tu as fait naufrage.

 

- Il est vrai, reconnut l’enfant, que j’ignorais tout des dangers et de la route que je devais prendre.

 

- Une prochaine nuit, dit la lune, je t’entraînerai dans ma course pour te l’apprendre.


Cette nuit arriva.

 

- La course sera longue, confia la lune à l’enfant. Cinq continents, trois océans. Aussi, pour ne rien oublier, prends ce calame et dans l’argile de tes petites mains, dessine ton chemin.

 

Alors, suivant la course du soleil, la lune entraîna son élève tout autour de la terre.

 

Il vit d’abord les temples de Nara, la muraille de Chine et la presqu’île de Malacca. Remontant vers le lac Baïkal, il traversa le désert de Gobi et les plaines de l’Ukraine jusqu’à la mer Caspienne. Mais, tête en l’air, il s’égara. Sur un tapis de soie, il survola les palais de Bagdad, perçut l’écho des muezzins, huma avec délice les roses de Damas et disparut dans la foule du bazar d’Istanbul.

 

Par chance, la lune le retrouva.

 

- C’est soir de fête à Vienne, lui dit-elle. Filons mon ange avant que le jour ne se lève. Puis nous rejoindrons Prague où s’est endormi le Golem.

 

- Où irons-nous ensuite ?

 

- Vers les îles Lofoten, voir les aurores boréales et les troupeaux de rennes. Non loin du Groenland, nous nous réchaufferons aux flammes de la terre islandaise et mettrons cap au sud, vers Ouessant.

 

Ce faisant, ils arrivèrent aux portes de l’Atlantique. Au large des Açores, la lune annonça :

 

- Sous les ailes des fous de Bassan, comme autrefois les caravelles, nous ferons voile vers l’Amérique. Mais prudence ! Entre Capricorne et Cancer, voguent les galions et rôdent les corsaires.

 

Aux abords de la mer des Sargasses, l’enfant émerveillé embrassa d’un seul regard le Nouveau Monde. Soudain, des empreintes de pas éveillèrent sa curiosité.

 

La lune alors raconta :

 

- Quand le coyote créa ce monde là, il devint l’ami des indiens Haïdas, Hurons, Iroquois, Sioux ou Pawnees, Comanches, Cheyennes, Arawaks ou Cherokees, Incas, Navajo, Toltèques ou Natchez. Petits Eskimos ou géants Patagons, ils étaient fils et filles du soleil, du corbeau et de l’aigle. Sur les traces d’Iktomi l’araignée, de l’Alaska à la Terre de Feu, j’ai longtemps fait route avec eux.

 

Puis, emportant l’enfant sur les sommets de la Cordillère, elle lui montra le magnifique : l’océan Pacifique.


L’immensité de cet océan fascina l’enfant.

 

- Crois-tu dame lune, que je pourrai le franchir un jour ?

 

- Bien sûr mon ange !

 

Et poursuivant sa course, elle lui donna une autre leçon de voyage.

 

Comme l’albatros, ils s’envolèrent vers les Galapagos. De là, ils mirent le cap vers l’île de Pâques puis remontèrent vers les Marquises et les neiges de Mauna Kéa qui trône sur Hawaï.

 

- Quelles sont ces îles plus petites bordées d’eaux claires ? demanda l’enfant.

 

- C’est Tahiti, Rurutu et Tonga. C’est Manihiki, Lifou, Maré, Wallis et Futuna. Sous mon croissant voici Fidji, la Papouasie et l’Australie avec sa grande barrière de corail.

 

Soudain, des chants étranges venus du fond des âges se firent entendre. Leur résonance inquiéta l’enfant. La lune le rassura :

 

- Ce sont les voix des Aborigènes de la Terre d’Arnhem. Ils honorent la Mère du Temps du Rêve. Ce sont les voix des guerriers Maoris qui chassent leurs ennemis. Mais regarde mon Ange ! Déjà se profile la mer de Java où s’égrènent les îles de la Sonde et non loin se dresse la tête du dragon qui rugit dans la baie de Haï Phong.

 

Enfin, la lune posa l’enfant sur ses genoux, lui donna son goûter et dit :

 

- Mon bon élève, notre périple n’est pas terminé. Le jour se lève et tu dois te reposer. Voici la branche d’une étoile, nous y ferons escale.

 

Et pendant ce temps là, près de la grève, les deux bons compagnons n’en finissaient pas de scruter le ciel. Chaque soir, ils se disaient un peu inquiets :

 

- Vois-tu notre petit homme ?

 

- Non, je n’aperçois que notre bonne amie.


Quelques nuits plus tard, d’un baiser sur le front, la lune éveilla l’enfant.

 

- Tiens-toi prêt, lui dit-elle. Nous allons repartir.

 

- Où irons-nous, dame lune, cette fois-ci ?

 

- En Afrique mon Ange !

 

A peine prononça-t-elle ces paroles, qu’elle reprit sa course et l’emportait déjà vers le Cap de Bonne Espérance et les dunes de Kalahari.

 

De ci de là, elle lui montra le Mozambique, la Namibie. Suivant les traces des Pygmées, elle l’entraîna dans les méandres de la grande forêt. Sur le haut plateau de Shaba, elle lui conta la vie des pasteurs Massaïs, des Bantous, des Dogons et, gravissant les falaises de Bandiagara, elle lui confia les paroles du griot.

 

Voyant que l’enfant était attentif, elle l’emmena jusqu’aux rivages de Madagascar. Soudain, percevant l’écho des tam-tams, il demanda :

 

- Où sont les lions, dame lune, les zèbres, les éléphants ?

 

- Les voici mon ange !

 

En moins de temps qu’il le faut pour le dire, ils franchirent le Kilimandjaro. De Nairobi à Douala, la savane leur apparut alors, telle l’Arche de Noé, avec ses fauves, ses girafes, ses gazelles et ses singes joueurs.

 

Puis la lune emporta l’enfant vers la Mauritanie. A travers le désert, ils tinrent compagnie aux hommes bleus sur les pistes du sel et les flancs des djebels.

 

Ils empruntèrent la route des royaumes du Niger et du Soudan. Au lac Victoria, ils embarquèrent et, prenant garde aux crocodiles, ils descendirent le Nil jusqu’aux pyramides du Caire.

 

Enfin, ils passèrent la mer Rouge. Ils se posèrent près du Golfe d’Aden et de là, contemplèrent, posée sur l’horizon, la cité de Jérusalem.

 

Emerveillé par tout ce qu’il venait de voir, l’enfant ouvrit ses mains et traça, à l’aide de son calame, tous ces nouveaux chemins.


Ils se remirent en route.

 

- Mon ange, dit la lune, ce soir je t’emmène visiter les rives de la méditerranée.

 

A Pharos, ils prirent place à l’arrière d’un boutre et, sans bruit, s’éloignèrent du port d’Alexandrie. Sur les traces d’Hannibal, ils abordèrent Carthage, ouvrirent grand les portes bleues de Sidi Boussaïd.

 

Sous l’escorte des ksars, ils longèrent les côtes jusqu’à As Awiram où la lune fit provision de pourpre. Puis, cabriolant en haut du mât, elle entraîna le navire vers Alger la blanche, le détroit de Gibraltar. Ils voguèrent ainsi, dans l’air chaud du soir, de Malaga jusqu’au port d’Almeria.

 

Soudain, l’enfant lui demanda :

 

- N’entends-tu pas, dame lune, comme un sanglot, comme un soupir.

 

- C’est le toréador agenouillé dans l’arène ou le roi Maure, inconsolable, qui pleure les splendeurs de Grenade.

 

Non loin de là, sur les manades, veillaient les gardians de Camargue. Sous le croissant clair sommeillaient les quais de Marseille et les oliviers descendaient vers la mer.

 

- Allons jusqu’à Venise, lança la lune joyeuse. Nous fêterons Carnaval et dansant la tarentelle, aux sons des mandolines, nous rejoindrons Messine. Là, dans le sillage d’Ulysse je te conterai l’épopée des cyclopes et te ferai entendre le chant des sirènes.

 

Puis Eole les entraîna jusqu’au port d’Athènes. Il souleva les brumes. Sous les yeux ébahis de l’enfant, toute une flotte d’îles apparut : Rodhes, Malte et la Sardaigne, la Corse, Djerba et la Crête, Chypre, Mykonos, Lipari et Paros.

 

- Comme tout cela est beau ! S’exclama-t-il, et comme je voudrais que ce voyage ne s’arrête jamais !

 

- Hélas, mon ange, tu le sais bien. Ici bas, tout a une fin. Mais avant, nous jetterons l’ancre près de Haïfa. Nous irons boire aux sources fraîches d’Ein Gedi et je t’emmènerai voir le sage de Safed.


Il en fut ainsi. Chemin faisant, à travers les ruelles, ils arrivèrent chez le sage.

 

Surpris, ils le virent qui dormait près d’un parchemin. La lune le prit, posa le calame sous chacune des lettres et lut à haute voix ce qui était écrit :

« Voici mon ange où se trouve ton île. Bordée de plages blondes, elle va, sur l’onde tranquille, entre le delta du Gange et le delta du Nil ».

 

- As-tu bien entendu ? demanda-t-elle à l’enfant.

 

Ce dernier hocha la tête.

 

Alors, elle glissa le parchemin dans un précieux cylindre d’argent. Elle le confia au petit homme, caressa ses joues et dit :

 

- Ici s’achève notre voyage. Le temps est venu pour toi de rejoindre tes compagnons.

 

- Mais, nous nous reverrons dame lune, n’est-ce pas ?

 

- Je te le promets !

 

Puis, détournant son visage pour ne pas montrer qu’elle pleurait, elle ajouta :

 

- Je dois m’en aller moi aussi. Au loin je dois faire ma ronde, déployer mon sari étoilé, le poser sur le toit du monde.

 

Et disant cela, elle serra les mains de son cher ange contre son cœur, l’embrassa avec tendresse et s’éloigna dans le ciel.


L’arbre et le lézard qui attendaient avec impatience, retrouvèrent l’enfant avec joie.

 

Ils l’accueillirent en héros. Ne venait-il pas de vivre une aventure étonnante.

 

A peine lui laissèrent-ils le temps de reprendre pied. Ils voulaient tout savoir et l’assaillirent de questions.

 

Non sans fierté, le petit homme raconta son périple et le récit qu’il en fit les laissa pantois.

 

- Ainsi donc est le monde ! dit l’arbre songeur.

 

- Ainsi donc est le monde ! Répéta le lézard avec étonnement. Oh ! Je m’interrogeais bien parfois, avoua ce dernier, mais jamais au grand jamais, je n’aurais imaginé de telles choses.

 

- Moi de même ! Confia l’arbre à son tour. D’ailleurs, planté comme je le suis dans cette terre, incapable d’y faire un pas, comment aurais-je pu découvrir tout cela ?

 

Pour satisfaire leur insatiable curiosité, il fallut au petit homme n’oublier aucun détail : les couleurs, les bruits, les odeurs, les rires, les pleurs, le pire comme le meilleur.

 

Ce récit extraordinaire, l’arbre et le reptile ne se lassaient pas de l’entendre. Aussi, le petit homme leur contait-il un extrait chaque soir. Et comme il l’avait fait avec le calame dans l’argile de ses mains, par le verbe et le geste, il le grava dans sa mémoire.


Comme autrefois, le petit homme prit ses filets et s’en alla pêcher dans l’aube claire.

 

L’arbre qui suivait chacun de ses gestes vit comme il était devenu grand et fort. Non sans mélancolie, il se souvint de l’enfant qu’il avait recueilli dans ses branches et songea au temps prochain de son départ.

 

Le lézard, devinant ses pensées, soupira :

 

- Si seulement nous pouvions le retenir.

 

- Hélas, répondit l’arbre, nous devrons nous résoudre. Tôt ou tard, il rejoindra ses semblables.

 

Alors, d’un air rassurant, le reptile lui dit :

 

- Notre petit homme est fidèle. N’a-t-il pas eu, au cours de son voyage, mille et une occasions de ne pas revenir. Mais toutes les beautés du monde et l’ivresse des histoires vagabondes n’ont pas eu raison de l’attachement qu’il nous porte.

 

L’arbre en convint et le reptile ajouta :

 

- Même si la vie au loin l’emporte, même si le vent un matin l’exhorte, il reviendra nous voir. La lune notre bonne amie, parlant de son cher ange, me confiait hier soir : « Son cœur a de la chance, il méconnaît l’oubli ».


Le petit homme pêchait dans l’aube claire. Ses gestes sûrs auguraient de bonnes prises. Mais il n’en fut rien. La mer, impassible, laissa durant plusieurs jours ses filets obstinément vides.

 

Alors qu’il s’en retournait inquiet auprès de ses compagnons, une voix lui dit :

 

- J’ai quelques fruits. Si vous voulez, nous les mangerons ensemble.

 

Il sursauta et découvrit, non loin du rivage, une jeune fille.

 

Elle sourit et lui donna une orange. Surpris, le petit homme l’accepta mais resta sans voix.

 

Se pouvait-il qu’il ne soit pas seul sur ce bout de terre où il s’était échoué ? Pourtant, il l’avait arpenté maintes fois et jamais il n’avait croisé âme qui vive.

 

Enfin, il sourit à son tour et bredouilla un timide merci.

 

L’orange était douce et coloriée, semblable au soleil qui jouait dans le ciel. La fille parla de l’océan, des oiseaux qui dansent dans le vent. Lui, parla de la rivière bordée de fougères et des poissons d’argent.

 

Puis ils mangèrent les autres fruits. Leurs saveurs rendaient heureux.

 

La brise tiède effleurait leurs visages et faisait fredonner les vagues sur l’ourlet de la grève. Leurs paroles se mêlèrent au temps qui passe et en ce jour beau et lumineux, ils firent connaissance.


Si cette rencontre avait surpris le petit homme, il en fut de même pour les vieux comparses. N’en déplaise au vent, ces derniers ignoraient tout des sirènes, vigies des barrières de corail.

 

Qu’à cela ne tienne ! Ensemble, ils partageaient des moments agréables. Et peu à peu, avec ses images lointaines, sa silhouette gracile et son joli sourire, la jeune fille gagna leur confiance et leur amitié.

 

Mais, d’où venait-elle ?

 

De peur de rompre le charme, personne n’osait poser de question. Seul le reptile se hasarda et confia à la lune qui était de passage :

 

- Le destin, clément, vient rompre la solitude de ton ange. Tes étoiles font merveille !

 

- Ce n’est pourtant pas moi qui les mène, fit remarquer la lune.

 

- Au moins, t’ont-elles confié quelque secret sur cette femme océane ?

 

- Et que veux-tu entendre reptile ? Ce qui est ou ce qui te plairait ?

 

- La vérité, tout simplement.

 

- Hélas ami, dit la lune, autour de nous les astres silencieux brillent, dansent et virevoltent. Mais tu le sais bien, ils nous abandonnent à notre sort. Alors, comment pourrais-je te dire ce que j’ignore ?

 

Cette remarque renvoya le lézard à ses interrogations et ce soir là, il dut s’en contenter.


 

 

 

 

 

 

 

La jeune fille allait chaque jour à la rencontre du petit homme et de ses camarades. Leur compagnie, leur gaieté et le récit du voyage avec la lune l’enchantaient.

 

Elle aussi conta ses longues traversées. Et pour le plus grand plaisir de son ami, elle retrouva dans sa mémoire d’enfance les fragments de plages blondes de cette île rêvée qui va sur l’onde.

 

Le temps passait, bien heureux à l’ombre des feuillages, quand un jour la fille annonça :

 

- Le roi, mon père, m’emportera demain. Nous voguerons ensemble jusqu’au bout de l’hiver, mais je reviendrai.

 

Cette nouvelle soudaine attrista le petit homme.

 

- Ne pouvez-vous rester encore ? demanda t-il.

 

- Hélas, je ne peux offenser le souverain.

 

Malgré sa peine, le petit homme n’osa enfreindre ce dessein. Il accompagna la jeune fille sur le bord de la grève et la vit s’éloigner avec regret.

 

Quand le navire qui emportait sa douce amie ne fut plus qu’un point sur l’horizon, il retourna auprès de ses compagnons. Là, tant bien que mal l’arbre et le lézard le consolèrent, rappelant les paroles prononcées : « Je reviendrai ».

 

Pendant ce temps, sur la nef royale, la fille demandait :

 

- Père, nous reviendrons, n’est-ce pas ? Pour moi, vous tiendrez cette promesse ?

 

- Mais avant, dites-moi ma belle, qu’y a t-il sur ces rives qui vous retienne ? Un songe ? Un nuage de jade ?

 

- Il y a une rivière source de fraîcheur et le parfum des fleurs, répondit la fille.

 

- Y a-t-il âme qui vive ?

 

- Non mon père, il n’y a personne.

 

- Alors ma belle, si tel est votre désir, nous reviendrons. Je vous le promets.

 

Vague après vague, l’hiver les enveloppa et le petit homme, là-bas, ne perçut que l’écho d’un grand silence.


Sur l’îlot la vie reprit son cours.

 

Le temps s’étirait. Les souvenirs de la rencontre s’égrenaient au fil des jours.

 

Souvent le petit homme portait son regard très loin sur l’océan. Parfois, il s’épanchait :

 

- C’est étrange d’emporter l’être que l’on aime jusqu’au bout de l’hiver.

 

Et il tenta de décrire à ses compagnons le froid, les nuits qui n’en finissent pas, les morsures du givre, les hurlements du vent.

 

- C’est étrange, en effet, dit le vieux reptile en hochant la tête.

 

- Peut être y-a-t’il quelque chose de rare, suggéra l’arbre qui essayait lui aussi de comprendre.

 

- Peut être, répondit le petit homme. Quelque aurore boréale, quelque rêve enfoui sous la neige ou quelque pépite de lumière retenue prisonnière, peut être …

 

- Mais le temps passe, lança le lézard qui se voulut rassurant.

 

Il montra alors les traits marquant les jours qu’il avait faits sur une pierre depuis le départ de la jeune fille. Ensemble, ils se mirent à les compter.

 

- Puisque tous ceux là sont passés, combien en reste-t-il, demanda l’arbre qui les regardait faire.

 

- Trop puisque je l’attends, répondit le petit homme.

 

Et disant cela, il crut revoir son doux visage et entendre le son de sa voix.


Au bout de l’hiver, bien au-delà de l’océan, le temps s’étirait aussi.

 

Les souvenirs de la rencontre revenaient à l’esprit de la jeune fille. Souvent, elle portait son regard très loin vers les étoiles. Parfois, elle leur confiait :

 

- Vos nuits passeront et bientôt les premiers rayons du soleil reviendront.

 

Et bientôt, semblant exhausser cette prière, les premiers rayons du soleil revinrent.

 

La fille rappela alors au roi, son père, les termes de sa promesse.

 

- Ma belle, dit-il, je n’ai pas oublié votre souhait. Dès que les glaces libèreront la mer, nous partirons.

 

Il en fut ainsi. Au souffle du printemps, le souverain fit hisser la grand voile.

 

La traversée était longue. Aussi, pour tromper l’attente de sa fille aimée, le roi tirait de ses cales de beaux présents, trophées de ses conquêtes : des parures d’ambre et d’ivoire, des écheveaux d’or et de soie, des bouquets de roses et de lilas.

 

- Père, vos gages d’affection vont à mon cœur et pour vous louer, les mots me manquent.

 

- Qu’importe ! Cependant, à votre tour, faites-moi une promesse.

 

Et disant cela, il se pencha vers elle. Les paroles qu’il prononça la troublèrent. De la voir ainsi, le souverain se plut à la croire soumise. Il la souleva alors, la prit dans ses bras, la couvrit de baisers et la berça tendrement.

 

La traversée était longue. Mais le temps passe et à l’aube d’un matin clair, l’îlot apparut à l’horizon.


Le petit homme et la jeune fille se retrouvèrent.

 

Elle était jolie. Elle portait sur ses hanches un panier de fruits. S’y mêlaient des oranges, des figues de Barbarie.

 

Il lui sourit, tendit ses mains vers elle.

 

L’arbre était en fleurs. Le bruissement du feuillage et le lézard les accueillirent. Ils avaient de belles choses à se dire et leur absence n’était déjà plus qu’un souvenir.

 

Elle parla de l’hiver, des nuits qui n’en finissent pas et de sa crainte sous-jacente de  perdre à tout jamais l’éclat de la lumière. Elle parla de la joie de reprendre la mer, de voguer au large de terres légendaires et d’être à nouveau auprès d’eux.

 

- Connaissez-vous, lança-t-elle soudain, l’histoire du seigneur gourmand qui n’avait que deux dents, mais mille et un enfant, qui voyagea de Zanzibar, en passant par les ports de Malabar et le détroit de Makasar ?

 

Non, ils ne la connaissaient pas. Alors de sa voix douce, elle leur raconta.

 

Lui l’emmena pêcher des poissons chamarrés. Le long des sentiers parfumés qui traversent la grande forêt, ils croquèrent des grains de café, s’amusèrent avec les lianes souples. Chemin faisant, ils traversèrent la rivière. L’eau claire faisait miroiter toutes les pierres. Parvenus sur l’autre rive, ils ramassèrent de beaux coquillages et trouvèrent une clef, vestige sans doute d’un ancien naufrage.

 

Beaucoup de jours s’écoulèrent ainsi.


C’était des jours de chance et d’abondance.

 

Dans le ciel brimbalant ses nuages, les tièdes ondées ne faisaient que passer. Au s

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