Faut-il croire au Père Noël ?
Séverine Capeille
Vous vous en souvenez forcément. Vous ne pouvez pas ne pas vous en souvenir. Ce fut le choc brutal. Le jour noir et tragique. L’inoubliable moment qui vous fit prendre conscience de la supercherie. Le Père Noël n’existe pas. Il vient d’être plastiqué par un paquet mal caché. Il a explosé sous la langue fourchue d’un petit malin de l’école ; à moins qu’il n’ait été dynamité par une pub à la télé. Qu’importe ! C’est le crash du traîneau. Il n’en reste plus rien.
Le traumatisme. L’éclat des yeux encendré, éclaté comme un paquet cadeau pop corné dans la cheminée. Un brusque télescopage d’émotions situées entre le dépit et la colère, entre l’abattement et la rage. C’est la fin d’un mirage. La découverte de la trahison. Brutale. Jaillissante. Cruelle. On tire sa révérence au Père Noël. On l’achève. On fait jaillir le sang coca-cola, rouge sur le paradis blanc. On n’est déjà plus un enfant. On y a cru pourtant. Contre toute loi physique, on a voulu y croire. Le père Noël était capable d’apporter les cadeaux de chaque enfant, sans se tromper. Grâce à des rennes super-entraînés, il pouvait distribuer des jouets dans le monde entier, respectant les décalages horaires, bravant les différences de températures et les quartiers mal famés. Il n’hésitait pas à infiltrer les cités dénuées de cheminées, déjouant les chauffages au sol pour déposer les paquets là où les témoins de Jéhovah n’osaient déjà plus se montrer.
Explosion de l’irrationnel. L’âme se vide comme une hotte percée. Non. Le Père Noël ne passe pas par les conduits du chauffage au sol. C’est maintenant prouvé. Il se paye nos têtes de gondoles. Il se pavane dans son costard qui pue l’alcool. C’est une ordure qui passe à la télé. Un guignol emblématique pour tous les barbus détrônés. Et dire que l’on a passé des nuits à lui écrire ces lettres que la Poste a dû brûler... Ah, les lettres ! Tous ces brouillons noircis à la lueur de l’éternité. Quand le temps s’est arrêté, immobilisé, touché-coulé sur l’océan de l’enfance. « Cher petit papa Noël.... » Inspiration, on portait le stylo à la bouche, on levait les yeux au ciel... dans une même expression faciale universelle. Plus rien ne comptait. Que ce papier où nos désirs venaient se coucher. Chaque soir, le « tchou-tchou » de nos impatiences traversait nos insomnies. La locomotive de nos émotions était en marche. Elle démarrait facilement, suivait sa vitesse mécanique, passait sous le petit tunnel et... on rêvait. On accédait au « sans-limite ». On entrait dans l’imprécis, le flottant, le « sans-contour » dans lequel il faisait bon divaguer doucement.
« Quand tu descendras du ciel ». La chanson a entamé son énième tourbillon mélancolique ; le crépitement du vinyle est devenu séraphique... Attente. Il viendra. On a bien tout noté, avec le stylo encre de nos espoirs lestés. Il y a tout l’espace de l’enfance pour la multiplicité des possibles, pour les caprices et les fantaisies. Il y a tout le Temps. Le temps de l’âge où l’on peut encore le perdre. Le temps avant l’argent. On attend. Voyageur de l’énigmatique, de l’insaisissable que l’on n’en finit pas d’explorer. En latin, attendere. Ad (à) et tendere (tendre), c’est-à-dire un mouvement, une trajectoire en direction d’une autre : un désir, le pressentiment d’un bien qui nous comblera.
Mais l’étymologie a pris les rênes. Elle a opéré sa vivisection. Désormais, le traîneau est un fardeau. Desiderare, c’est le regret d’un astre disparu, la nostalgie d’une étoile. Bienvenue dans un monde exorcisé de tout ce qui a à voir avec le désir et l’imaginaire, de tout ce qui fait, finalement, notre part d’humanité. On passe de l’attente au suspens ; de la magie à l’artifice. Le conte devient Zone Interdite, le réveillon devient reportage ou, dans les plus folles soirées, grotesque tragédie (drame conjugal, règlement de compte familial, cuite du grand-père... ). Suite du coup fatal à l’affectif : l’imaginaire dort, comme la Belle au bois dormait. La mort du Père Noël, on ne s’en remet jamais.
« Allô maman bobo ! » Le psy écoutera d’une oreille distraite, proposera une thérapie. Les émotions seront théorisées, s’affronteront selon les courants recensés. Les évolutionnistes chercheront des explications dans les gènes, les culturalistes dans la culture, les physiologistes dans le corps, les cognitivistes dans la pensée. Qu’importe ! Le Père Noël n’en sera pas moins mort et enterré. Pauvre géant sur papier, glacé. Ersatz sénile de l’espérance, grillé dans la cheminée. Carte vermeille basardée dans les pompes, funèbres. Fin de la course enchantée. Les lettres sont devenues des listes. Le psy vous tend la facture à payer. La dinde est dure à avaler. Et ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. Il y a des lois comme ça. Immuables. Immédiatement vérifiables sur les écrans télé où des Pères Fouettard disposent de cent minutes pour convaincre. Contre l’imaginaire que l’on voudrait réel (le Père Noël), c’est la gloire du réel que l’on voudrait imaginaire. Il faut s’habituer. Et pour ne pas finir convaincu par des cravatés, se forcer à rêver. Reprendre la plume, papier étalé sur la table. Choisir de faire semblant, c’est plus marrant, c’est moins désespérant...
« Cher petit Papa Noël... » Ce n’est pas la névrose (Sartre) qui pousse l’écrivain, c’est le chagrin (d’Ormesson). Les lettres liées laissent place à la fureur sténographiée. Dans une fièvre délirante, on imagine la trêve des douze coups de minuit, la paix fraternelle entre les pires ennemis, les festins partagés, les sourires échangés... On fantasme une Humanité, un manteau blanc de fraternité. On philosophe, un peu comme Alain, car vouloir croire au Père Noël, c’est regarder au loin. On examine l’horizon asiatique jusqu’à la métamorphose. Les enfants quittent les fabriques et se reposent... Un vieux barbu centenaire met des jouets dans leurs souliers. Des jouets qu’ils n’ont pas confectionnés. « Dehors il fait si froid » ? Ce n’est pas grave. Si quelqu’un ne sait pas où aller ; il y a une assiette en plus, dans chaque foyer... La plume crisse sur le papier. Ah ! Qu’il est bon de se « payer une illusion volontaire, c’est-à-dire, peut-être, la seule chose qui ne trompe pas » (Marguerite Yourcenar, Denier du rêve)