Faut pas rêver à moitié
Thierry Kagan
Réveil en sursaut.
LE CHEVAL DU FACTEUR VIENT DE PASSER SOUS LA PORTE !
Si j'avais, là tout de suite, la main de mon meilleur ami avec moi, je la parierais à couper, tellement je suis sûr que ma tête se paie elle-même.
Mais nous sommes jeudi : il est au bridge et trois cœurs vont rien faire qu'à faire fi de ma conviction.
Est-ce que je rêve ? Je m'extrais l'œil avec pouce et index.
C'est malin !
Les draps sont tout sales, maintenant. C'est leur destin, OK, mais là, ça fait vraiment tâche.
La bête cherche à se curer avec les lattes du parquet.
Pas possible, vraiment pas possible ! D'abord, les chevaux n'ont pas de facteur et en plus, ils ne se curent pas, ils hennissent.
Bon ! Oui, quelques fois, on les y a surpris. Mais avec de la Marie-Jeanne, pour oublier leur fin tragique à l'abattoir.
Oh ! J'en vois déjà qui pleurent : l'abattoir n'est qu'un mauvais moment à passer. C'est bien meilleur, après, en escalope.
Cet intérêt incongru du cheval pour mon parquet - que j'avais d'ailleurs, deux jours plus tôt, changé contre du carrelage - me démontre qu'en plus de ne pas hennir, ce cheval, il se fout de ma gueule.
Pour la peine, je saisis mon couteau et lui taille la queue.
Une fois bien marqué de rouge, je me fais plaisir en tournant l'instrument ras du nombril, sans plaisanter.
Car moi, je respecte la viande.
Ma retenue touche la bête, qui me donne, dans l'ordre, les dix premiers chiffres de mon numéro de sécu : ça met en confiance, ça, non ?
Insuffisant, vu ce qui suit !
Quelques instants plus tard, une jeune fille entre précipitamment dans ma chambre. Moins de six mètres de haut, nue comme un ver sortant de sa douche, accompagnée - sans équivoque - d'un impressionnant contre-jour et d'une ombre qui, au fur et à mesure qu'elle s'éloigne du mur, se décompose et semble l'indisposer.
Bien que la fille n'ait d'apparent quasiment aucun organe reproducteur, le mien se rappelle à moi et un pour deux suffira amplement.
Est-elle pure ?
Sans objet : quand on sait tous les mensonges qui courent sur les vierges (elles ne sont pas toutes vierges…) !
En me jetant sur elle pour m'emparer d'une vertu à inventer de toutes pièces, je cogne étrangement une chaise (ce qui me surprend, c'est qu'elle n'est même pas là à cet instant précis; le temps d'écrire ma plainte, elle aurait le loisir de s'y remettre et de me faire tomber pour de bon). Et pour ne pas abîmer la jeune fille plus qu'il n'en faut, je ne fais qu'un petit trou.
Etonnant : rien ne dégouline.
Elle laisse échapper un sourire nerveux qui se met à rire tout seul. Cela me contrarie profondément, car on ne rit pas de ces choses-là. Puis un cri aigu, qui m'irrite très fort à la gorge.
Je me demande - l'espace d'un œuf à la coque - si mon geste était si déplacé.
J'essaie de comprendre, aussi.
Oui, c'est ça !
Sans aucun doute est-elle une de ces fonctionnaires du contre-pouvoir. Plus disciplinée que les autres : de ceux qui, caressés de trop près, ne saignent qu'une fois transportés en un lieu public.
Dispositions leur sont laissées alors d'entamer une grève, au propos rarement déterminé, mais toujours bien rémunéré.
Alors ?
Alors, soudain, je suis triste.
C'est fou ce que les blessures ne m'amusent pas, par instant.
Peut-être passait-elle dans ma chambre par hasard ?
Mais on ne passe pas par hasard et nue chez quelqu'un, non !
Moi-même, quand je suis nu et que je ne peux m'en passer, ce n'est jamais par hasard.
Peut-être venait-elle faire une bonne action ?
M'étonnerait ! Toutes les bonnes actions sont répertoriées au Ministère du même nom et je les connais par cœur, pour mieux les éviter. La sienne n'entre dans aucune catégorie (et elle a bien tort, parce que c'est si bon d'entrer dans une catégorie).
Mais oui, ça me revient !
Enfin, je la reconnais !!!
Cela fait presque dix ans que ma mémoire ne l'avait pas reconstruite.
Je m'en souviens écorchée vive, assise sur un vélo vert rouille, dissimulant adroitement la selle sous ses fesses (ah ! le destin des selles…).
Et ici, elle est recouverte de peau.
Ce petit détail a pu me surprendre, il faut me comprendre.
Elle était la préposée au ramassage des feuilles de notes.
Celles que l'on adresse à l'opposition, pour tout ce qui a été dépensé, afin d'entamer la relance nationale mal menée par le gouvernement.
Elle venait sans doute pour me coincer.
Je n'ai effectivement rien à déclarer, car mes produits, je ne les achète qu'au pays.
L'ordure que je suis !
Et pour cela, sans doute, elle aurait été promue ? Elle le méritait, après tant d'années !
D'où le changement d'uniforme.
Mais pourquoi un cheval !
Et pas un vélo, comme tout le monde ?
…
Le calme revient, enfin, dans ma demeure.
Le soleil pointe ses premières dents.
Le petit déjeuner se fait sentir et je me prépare, avec délice, un pâté de cheval en croûte de fonctionnaire.
Pendant qu'il cuira au four, je prendrai la peine d'écrire une lettre au responsable du service de la défunte.
Je l'y lui exprimerai toute la peine que j'ai eue à éliminer l'un de ses sujets, ainsi que son moyen de transport.
Et tout le plaisir que j'ai eu à traiter le mien.
Non. Plutôt calme, celle-là !
· Il y a presque 9 ans ·Thierry Kagan
Nuit agitée? ^^
· Il y a presque 9 ans ·isk