Faux départ
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„Der Weg ist das Ziel“. Ces dernières années je me nourrissais de ce proverbe allemand en caressant un projet un peu fou. Voyager présente tellement de visages différents : celui de l'exploit sportif avec ces héros modernes du Vendée Globe, parcourant les océans à bord de leurs monocoques, sans escale ni assistance. Celui de la découverte de notre monde souvent merveilleux, parfois effrayant, aux paysages et populations aussi variés que fascinants. Ou simplement pour quitter son chez soi, ses habitudes et oublier pour quelques jours voire semaines les tracas et la monotonie de la vie quotidienne. Certains voyagent encore pour leur travail, d'autres pendant leurs congés. Après des décennies à parcourir le monde pour l'une ou l'autre de ces raisons, je me sentais prêt à entreprendre mon propre périple, libre de toute contrainte et de toute attache.
Dans tout juste un an je me retrouverais à la retraite, une longue vie de labeur s'achèverait. J'appréhendais tout autant que j'attendais ce moment avec impatience : ne plus devoir se lever tôt, ne plus vivre comme un robot entre transport, lieu de travail et loisirs eux aussi bien souvent minutés. La vie moderne nous éloigne beaucoup trop de la nature et je ressentais de plus en plus le besoin de quitter cette existence frénétique pour revenir à l'essentiel. Je ne le compris que très tard et, suite à ce long processus latent, je me résolus à tout faire pour sortir de ce cercle vicieux dans lequel tente de nous enfermer le quotidien des factures, des conflits futiles avec les collègues, les voisins, des chicaneries des administrations... Toute une somme de petites frustrations qui, ajoutées aux soucis plus importants comme la crainte de la perte d'emploi, de la santé, de l'avenir des enfants, finissaient par former une carapace étouffante s'épaississant, couche après couche, au fil du temps.
Le départ de ma femme après plus de 25 ans de vie commune, celui de nos deux enfants devenus adultes représentaient des étapes importantes dans ma lente tentative de renaissance. Bien que demeurant fortement lié à eux, et peut-être à cause de cette proximité, je me devais de leur prouver autant qu'à moi ce dont je me sentais encore capable. Même un retraité perdant son utilité dans nos sociétés axées sur le profit se doit de rester actif, de continuer de profiter de la vie et de poursuivre ses rêves. La retraite ne constitue alors plus simplement une fatalité, la fin d'un cycle, mais au contraire une nouvelle chance, le début d'une autre existence.
Je me lançai à la recherche d'un voilier conforme à mon projet et à mon budget tout d'abord ici, dans ma patrie d'accueil à Berlin. Un important réseau de rivières, de canaux et de lacs encourage à la navigation. Des compagnies commerciales vont jusqu'à proposer des croisières vers la Pologne et sur les mers Baltique et du Nord. De nombreux ports et même quelques chantiers navals, certes modestes, parsèment les rives de la Spree et de la Havel, à Berlin, à Potsdam et dans les autres villes traversées par ces cours d'eau. Après de nombreuses hésitations et quelques négociations, je me décidai pour l'achat d'un magnifique monocoque de 38 pieds que le hasard me fit découvrir tout près de chez moi, dans un hangar à moitié désaffecté. Le propriétaire, content de se débarrasser de son embarcation, proposa un prix raisonnable que j'acceptai. La coque paraissait en bon état, ainsi que le moteur, le mât et bon nombre d'autres équipements. Mais j'allai devoir sérieusement réaménager l'intérieur, changer certaines pièces d'accastillage et moderniser l'électronique ainsi que la plupart des équipements de sécurité. Je saurais me débrouiller pour une bonne partie des travaux à effectuer, contribuant à faire passer les derniers mois de vie professionnelle plus vite. Il me faudrait aussi faire appel à des spécialistes pour certaines tâches délicates et l'installation d'appareils électroniques.
Le contrat de vente signé, un grand frisson me parcourut le dos. Une nouvelle aventure allait enfin pouvoir commencer, et, porté par un grand souffle d'espoir, je contactai mes enfants Annita et Stephan pour leur annoncer la nouvelle. J'emmenai ensuite quelques amis ainsi qu'une bonne bouteille de rhum jusqu'au vieux hangar abritant ma nouvelle acquisition. Ils se montrèrent impressionnés par l'élégance des lignes de la coque à la silhouette légèrement désuète et par les boiseries qui, même parcimonieuses, rappelaient les yachts luxueux d'après-guerre. Une fois à bord, leur enthousiasme décrut à la vue de l'ampleur des travaux de rénovation à réaliser. Je sortis des verres et nous trinquâmes à la future « grande boucle » que j'espérais réussir, un tour du monde sans début ni fin, sans itinéraire et sans autre obligation que celle de se fier aux conditions météo et consulaires des pays à visiter.
Les semaines qui suivirent me firent pourtant douter du réalisme de mon projet. Malgré une solide expérience de bricolage, un important travail m'attendait. Le prix si attractif du voilier se justifiait pleinement à présent. Je devais d'abord m'assurer de l'étanchéité de la coque, surtout au niveau de la quille et de la sortie de l'arbre d'hélice. Ensuite retirer une grande partie des anciens meubles et panneaux de bois dans la cabine, vétustes et pour certains très abîmés. Heureusement, je pouvais compter sur quelques amis et sur mes enfants qui se montraient souvent prêts à venir donner un coup de main. Je crois aussi qu'ils tenaient à surveiller l'avancée des travaux, comme s'ils pariaient sur ma détermination et ma capacité à venir à bout de mes efforts.
Mettre le bateau à l'eau sur les flots de la Havel comptait plusieurs avantages. La proximité bien sûr, car nul besoin de passer une partie des fins de semaine sur la route pour aller travailler à bord. Ici, même après le travail, je trouvais le temps de parcourir les quelques kilomètres, souvent à vélo, pour rejoindre le petit port. L'eau douce n'abîmait pas davantage la coque du voilier et je constatai avec soulagement que cette dernière demeurait parfaitement étanche, si bien que j'entamai sans plus attendre les travaux intérieurs, mon bateau toujours à l'eau. Le week-end suivant, un ami m'accompagna et comme le temps le permettait en cette fin d'hiver, je décidai de tester le moteur. L'ancien propriétaire jura qu'il démarrait encore l'année précédente, et je tenais à en avoir le cœur net. Une première inspection ne permit de détecter aucune anomalie. Il fallut toutefois nettoyer l'espace du moteur et éliminer des résidus d'huile pour s'assurer de l'état des durites, des courroies et des pièces métalliques. Une fois le plein effectué et les niveaux vérifiés, j'actionnai la clef et la tournai lentement avant de presser le bouton de contact. Après une légère hésitation, le moteur démarra et je poussai un cri de joie. Pendant une demi-heure sans le moindre souci, n'y tenant plus, je proposai à mon ami de larguer les amarres pour effectuer notre première sortie.
Quel plaisir de se retrouver enfin libre ! La coque glissait sur l'eau plus qu'elle ne flottait et l'étrave fendait la surface de la rivière sans pratiquement faire de vagues. Les proportions harmonieuses du voilier procuraient d'excellentes sensations de navigation, même au moteur. La barre répondait au moindre mouvement, immédiatement et sans à-coup. En atteignant le lac de Tegel, je n'espérais qu'une chose, mettre à la voile. Mais il me faudrait attendre avant d'installer le mât et de compléter le jeu de voiles. Mon matelot d'un jour apprécia lui aussi la ballade. L'un comme l'autre, habitant à Berlin depuis des décennies, nous ne connaissions la navigation fluviale que par les bateaux passeurs et les compagnies emmenant des cargaisons de touristes pour leur montrer les monuments locaux.
Les semaines suivantes tempérèrent cependant mon impatience à cause de l'ampleur des travaux intérieurs. Je pris contact avec des entreprises spécialisées pour demander conseil, quitte à leur déléguer certaines tâches. L'une d'entre elle, basée à Rostock sur la mer Baltique mais également présente à Greifswald me proposa un devis intéressant. Je l'acceptai aussitôt, tout heureux d'utiliser mon bateau pour me déplacer, comme si le voyage commençait. J'en profiterais aussi pour faire vérifier le mât et le gréement afin d'éviter toute mauvaise surprise au moment de l'installer. Au moins avec le regard professionnel d'ouvriers hautement qualifiés je mettrais toutes les chances de mon côté. Il me fallut toute la semaine suivante pour préparer mon bateau et m'assurer qu'on m'autoriserait à naviguer, alors qu'il lui manquait encore son nouveau nom ainsi que quelques formalités pour me retrouver tout à fait en règle.
Le vendredi soir après notre « Feierabendbier » ou afterwork avec les collègues, je me rendis au petit port devenu familier mais qu'il fallait déjà quitter. Je passerais ma première nuit à bord de mon bateau. Je tenais à profiter du moment malgré la fraîcheur printanière. Assis dans le cockpit, je dégustai un Riesling issu de vendanges tardives avec charcuteries et fromages tout en consultant les cartes pour affiner mon voyage : je prévoyais deux jours pour atteindre Greifswald. La première étape mènerait à Szczecin, en Pologne. Il me faudrait tout d'abord suivre le cours de la Havel. Ensuite, à quelques kilomètres au nord de Berlin, emprunter le canal la reliant à l'Oder, fleuve frontière avec la Pologne depuis la Seconde Guerre Mondiale. Il s'élargit pour former une sorte d'estuaire, dont l'entrée protégée par plusieurs îles donne sur la Baltique. Je ne connaissais pas très bien Szczecin, mais sa situation la rendait incontournable et, après une première journée de navigation sans histoire et la dernière avant de s'engager en pleine mer, j'y passais volontiers la nuit.
Le dimanche en larguant les amarres, je ne pus m'empêcher de frissonner. D'abord à cause du froid matinal, mais surtout en me disant que cette fois je me lançais vers l'inconnu sans savoir comment le voilier réagirait. La météo n'annonçait aucun gros temps mais sans son mât, le bateau roulerait à la moindre houle et rendrait l'étape peu agréable. Heureusement, le moteur, lui, ne présentait aucun signe de faiblesse. La mer belle ne procura aucune difficulté et je contemplais la silhouette de l'île de Usedom que je contournais par le nord. Ces eaux regorgeant de navires de toutes tailles et fonctions, il me fallait faire particulièrement attention à la signalisation et aux règles de navigation. Même en ce week-end de printemps, des plaisanciers venaient passer quelques jours en mer, dès que le soleil dardait ses rayons sur la côte alternant plages de sable blanc et falaises abruptes et boisées.
Une fois la pointe nord-ouest de Usedom dépassée, je consultais de nouveau la carte pour ne pas manquer l'entrée du Ryck, ce minuscule fleuve menant après quelques kilomètres à la ville étudiante de Greifswald. À son embouchure, Wieck, un ancien port de pêche fait le bonheur des visiteurs avec ses petites maisons typiques qu'on dirait tout droit sorties d'un village de poupées. Ses restaurants servant souvent la pêche du jour rassasient les nombreux vacanciers, quels que soient la taille et l'état de leur bourse. Du traditionnel « Fischbrötchen », sorte de sandwich avec des filets de poissons le plus souvent fumés au repas gastronomique plus moderne, chacun y trouve son compte. Il ne faut que trois heures de Berlin pour accéder à ce petit paradis et je m'y réfugiais aussi souvent que possible.
Il ne fallut pas longtemps pour repérer le clocher de briques rouges si typique de l'église de Wieck. Une fois passée l'écluse chargée de protéger le petit port en cas de crue violente, je m'engageai dans l'étroit cours d'eau tenant plus du canal que du fleuve. La vision insolite de mon voilier avec son mât posé et attaché à plat sur le toit de la cabine et sur les balcons extérieurs attira les regards des passants. Après le pont à bascule constituant la plus appréciée des curiosités du village, je poursuivis ma route en direction de Greifswald. Sur la rive sud, un sentier surélevé longe le Ryck, entre roseaux et pommiers à moitié sauvages tandis qu'un paysage plus marécageux domine sur la rive nord. La beauté ne rivalise qu'avec une certaine mélancolie de cette région si chère au peintre Caspar David Friedrich qui hanta ses lieux, y trouvant de nombreuses sources d'inspiration. Enfin, au détour d'un méandre, j'aperçus sur bâbord les clochers et les premiers toits des bâtiments importants de la vieille ville. Le soleil couchant les éclairait en les faisant paraître irréels, comme sortis d'un conte de fée. Je me hâtais de trouver le petit chantier naval qui devait prendre en charge les réparations nécessaires avant de faire un tour dans cette ville qui me plaisait tant. Enfin je me dirigeai vers la gare pour attraper le dernier train pour Berlin, fatigué mais heureux de cette première expérience avec mon bateau.
Je ne retournai à Greifswald que deux semaines plus tard. Entre-temps je pris contact avec d'autres chantiers navals pour la révision du gréement, sa préparation pour une navigation en haute mer, l'acquisition du matériel de sécurité requis, y compris les appareils électroniques encore manquant. J'acceptai la proposition intéressante d'un entrepreneur de Rostock, l'un des ports allemands les plus importants de la Baltique. Je décidai d'effectuer la traversée en deux étapes. Pour la première, certainement la plus belle, il s'agissait de contourner l'île de Rügen, à la côte finement ciselée. Les hautes falaises de formations calcaires alternaient avec les longues plages de sable des petites stations balnéaires. Les façades des villas du 19ème siècle qui abritèrent la haute bourgeoisie et la noblesse de l'empire germanique de Guillaume II rivalisaient de splendeur de part leurs formes et leurs couleurs. Leur charme suranné contrastait avec le pragmatisme des établissements plus modernes. Les grands hôtels de l'époque socialiste qui hébergèrent les cadres du régime dictatorial s'élevaient, massifs et monotones, comme pour se venger en écrasant de part leur taille et leur aspect les riches demeures voisines qui appartinrent à la classe honnie .
A l'ouest de Rügen, une fine bande de terre attirait le regard : l'île de Hiddensee. Elle ne comporte que trois ports miniatures et un beau phare sur sa pointe nord. La vie s'y écoule paisiblement au rythme des allers et retours des bateaux navettes qui la relient à Stralsund, sur le continent, destination de ma première étape. Après le calme apparent de Rügen et l'isolement de Hiddensee, Stralsund apparaît comme une ville côtière aussi ancienne et chargée d'histoire qu'active et moderne. Une ligne ciselée de bâtiments vénérables témoigne d'un riche passé sous l'influence de la Hanse, cette empire commercial bien plus vieux que les différentes compagnies des Indes. Presque au pied du pont reliant Rügen au continent, les énormes hangars des chantiers navals hérités de l'ère socialiste se retrouvent condamnés à un long déclin. Autrefois une fierté nationale, ils sombreront bientôt dans l'oubli et l'indifférence. La ville reste pourtant fière de son passé en rénovant certaines constructions traditionnelles en briques rouges si typiques pour la région. Elle se tourne aussi vers l'avenir en osant une architecture radicale pour son « Ozeaneum », partie intégrante du musée de la mer de la ville. Je retrouvai ce port avec joie, conservant de très bons souvenirs de cette cité se redéfinissant dans la modernité sans jamais renier son passé. Une fois mon navire amarré, je déambulai dans les rues pavées. Un calme serein y régnait et après une agréable promenade je me dirigeai à la nuit tombée de nouveau vers le port. Des éclats de voix attirèrent cependant mon attention. Une vive discussion entre plusieurs interlocuteurs issus du petit bar accueillant aussi bien marins que touristes sur le quai se poursuivait à l'extérieur. Ils se dirigeaient vers le bord de l'eau, là où le Gorch Fock se trouvait amarré.
Le majestueux voilier, à présent un musée, dominait le port tel un géant solitaire. À la lumière d'un vieux lampadaire à la lumière blafarde, je reconnus trois silhouettes. Deux d'entre elles semblaient repousser le troisième homme qui faisaient des efforts désespérés pour retourner dans le bar. Seule une consommation excessive d'alcool pouvait expliquer sa démarche maladroite. À mesure que les deux autres l'éloignaient de l'entrée du bar, il criait et se débattait de plus belle. Il reculait inexorablement. Prenant soudain son élan, il tenta un ultime passage en force. Les deux autres le bloquèrent et le repoussèrent avec violence. L'homme éméché trébucha dans l'un des cordages amarrant le Gorch Fock et, après un instant à balancer les bras en l'air, il disparut tout à coup au-delà du rebord du quai. Je poussai un cri, hésitai l'espace d'une seconde avant de me précipiter vers le lieu de l'accident. Les deux autres protagonistes ne firent pas attention à moi. Ils se tenaient au-dessus de l'eau et criaient quelque chose au malheureux. Comme ils l'appelaient par son nom, je compris qu'ils se connaissaient. J'obliquai alors ma course vers le bar pour donner l'alerte. Déjà, les autres membres du groupe auquel appartenaient les trois querelleurs sortaient aux nouvelles. Pendant ce temps, l'homme tombé à l'eau remonta par des barreaux métalliques directement scellés dans la pierre pour former une échelle, sous les encouragements de ses compagnons. Il s'en tira pour une séance instantanée de dégrisement à l'eau de mer froide et sale du port.
Je rentrai en riant de l'incident à mon bateau et passai une bonne nuit de repos, prêt à reprendre la mer dès le lendemain de bonne heure. L'étape qui m'attendait me mènerait à Rostock, un autre grand port régional, où je laisserais de nouveau mon bateau pour d'autres modifications, dans un chantier naval réputé. La météo que je consultai juste avant de partir m'inquiéta. Le temps se dégradait, un orage pouvait éclater d'un instant à l'autre dans l'après-midi. Un plaisancier de la région qui travaillait sur son bateau me déconseilla d'appareiller. Au printemps, les coups de vent tout comme les courants peuvent se montrer très violents. Mon voilier en travaux avec son mât attaché sur la cabine et sur le pont ne se révélerait pas forcément à la hauteur. La météo en mer se montre souvent capricieuse et sa prévision pas toujours fiable. Mais je savais aussi qu'aucun rendez-vous ne valait la peine de se mettre soi-même, son navire et d'éventuels secouristes en danger. Et en regardant la carte, je ne trouvais aucun abri entre Stralsund et Rostock. Je décidai tout de même de larguer les amarres, une fois les liens du mât renforcés et les caisses et autres affaires dans la cabine mieux calés. Je pris congé du voisin plaisancier en lui indiquant par précaution la route que je comptais suivre et pris le cap nord-nord-ouest pour rejoindre la mer en suivant scrupuleusement les bouées de marquage du chenal. De nombreux hauts-fonds et bancs de sable empêchaient de couper à travers. Le soleil brillait encore lorsque j'accédai enfin à la haute mer.
Une fois l'entrée du chenal côté mer largement dépassé afin de m'éloigner du rivage, je mis le cap au 270°, plein ouest et longea la presqu'île de Darß et ses interminables plages de sable fin, à distance respectueuse de crainte des hauts-fonds. Le temps restait calme. Rien ne venait déranger la quiétude de cette matinée qui semblait n'annoncer rien d'autre qu'une belle journée de printemps. Pourtant je ne voyais pas un seul oiseau. Le ronronnement du moteur se voulait rassurant mais je sentais quelque chose dans l'air, comme s'il se faisait imperceptiblement plus lourd. Après quelques heures sans aucun incident, le vent forcit en changeant brusquement de direction et des nuages menaçants apparurent à l'horizon, presque droit devant. Je me trouvais à mi-chemin entre Stralsund et Rostock et devais prendre une décision. La raison me dictait de rebrousser chemin pour éviter l'orage qui arrivait vite et que je ne pourrais probablement pas éviter complètement. Mais la pointe nord de Darß se trouvait juste devant. Une fois dépassée, j'amorcerais la descente vers la sécurité du port de Rostock. Je préférai cette solution au demi-tour et aux risques encourus avec les bancs de sable. Après tout, je souhaitais aussi tester le comportement de mon bateau avec un temps moins clément, même au moteur. J'augmentai les gaz afin d'avancer plus vite, quitte à aller au-devant de l'orage. Le vent soufflait de plus en plus fort et en rafales. La mer se creusait et je commençai de douter de la justesse de mon choix.
Par précaution j'allumai la radio sur le canal de secours, enfilai un imperméable ainsi qu'un gilet de sauvetage et m'attachai à une ligne de survie. Même s'il ne s'agissait que d'un gros orage de printemps, il ne fallait négliger aucune mesure de sécurité. J'observai la mer autour de moi et ne vis aucun autre navire. Enfin la longue plage blanche de Darß se terminait par une pointe boisée qui abritait un parc national. Une fois celle-ci largement dépassée, je virai pour mettre le cap sur Warnemünde, cité balnéaire et sorte de faubourg de Rostock, sur le littoral. Les vagues se creusaient et leur longueur d'onde se raccourcissait. Le moteur peinait même si après le changement de direction, les vagues arrivaient par le travers. Sans le contrepoids du mât et des voiles, le bateau se jetait dans tous les sens et bien que je ne souffrisse jamais du mal de mer, la simple idée de manger me donnait la nausée. Mais il fallait tenir bon, au moins encore trois bonnes heures. L'orage approchait à toute allure, poussant d'épais nuages noirs chargés d'eau. Il fit sombre tout à coup et alors que j'espérais éviter le gros du coup de vent derrière moi, plus au nord, des trombes d'eau se déversèrent sans prévenir. Coincé dans le cockpit, je ne pouvais m'abriter et ne voyais presque plus rien. Je me dirigeais à l'aide du compas, espérant ne pas faire d'erreur. Pendant un temps qui parut durer des heures, je menai tant bien que mal mon bateau, croisant les doigts pour que le mât ne se détache pas et pour que le moteur tienne le coup.
Malgré le crépuscule en cette heure avancée de la fin d'après-midi, le ciel s'éclaira enfin. L'orage passait et réservait un peu de sa furie pour les îles de Hiddensee et Rügen plus à l'est. Il ne pleuvait presque plus et l'air paraissait purifié après le passage de la tourmente. Je me rendis compte que je me trouvais à présent tout proche de l'embouchure de la rivière menant à Rostock et derrière les digues du port de plaisance je distinguai un gros navire de croisière. Je soufflai de soulagement en posant mon imperméable tout trempé. Mon bateau se comporta de manière irréprochable comme je l'espérais et fit preuve d'un sens de l'équilibre tout en se laissant barrer avec souplesse. Je me réjouissais chaque jour davantage de mon investissement et me dirigeai vers le ponton d'accueil du port avec un fort sentiment de fierté.
Pendant que j'amarrais mon bateau, deux plaisanciers vinrent à ma rencontre, curieux de savoir comment je pus surmonter le mauvais temps avec une embarcation visiblement pas en état de naviguer à son avantage. J'éprouvai de la mauvaise conscience en me disant que peut-être le poste de secours observa ma progression, guettant un signe de faiblesse et un appel radio de détresse. Mais alors que je rassurai mes deux interlocuteurs, je ressentis une violente douleur à la tête et perdis l'espace d'une seconde l'équilibre. Ils me rattrapèrent de justesse et m'emmenèrent m'asseoir sur un banc voisin sur le quai. Le malaise passa aussi vite qu'il n'apparut. Je remerciai les deux hommes et m'excusai de devoir prendre congé. Il me fallait terminer les formalités d'arrivée le plus rapidement possible avant de me rendre à la gare avec mes affaires pour attraper l'un des derniers trains pour Berlin. L'un d'eux me proposa de m'y emmener en voiture, ce que j'acceptai avec reconnaissance. La solidarité entre hommes de la mer représentait une tradition remontant à des temps immémoriaux et qui, heureusement, continue de se perpétuer. Le voyage en train se déroula sans autre incident et je me couchais, épuisé mais satisfait du week-end riche en péripéties.
Cependant, le lendemain en partant travailler, je ne me sentais toujours pas reposé et décidai de consulter mon médecin à la première occasion. Il ne me restait plus que quelques mois avant la retraite, je l'attendais avec impatience pour pouvoir me concentrer tout entier à mon projet, comme si le temps allait manquer. En contact étroit avec le chantier naval s'occupant des réparations, moins importantes que prévu, je rongeai mon frein et préparai la prochaine étape du voyage. Cette fois-ci elle se ferait à la voile, entre Rostock et Kiel qui marquait l'entrée du canal reliant les mers Baltique et du Nord. J'espérai effectuer la traversée en une seule grosse journée, si le vent se montrait favorable. Le jour d'après je pourrais alors rejoindre l'embouchure de l'Elbe par le canal, au moteur.
Une fois le mât gruté, les haubans vérifiés, les autres éléments de gréements réparés et pour certains remplacés, le chantier naval me donna son feu vert pour que je vienne récupérer mon bateau. Je me mis alors en route le vendredi suivant pour un nouveau weekend de navigation. Ma fille Annita, qui profitait des vacances de Pâques, se proposa pour m'accompagner. J'acceptai avec plaisir, heureux de partager cette nouvelle expérience, faire la connaissance de mon navire sous voiles, avec elle. La météo s'annonçait clémente et j'espérais passer deux très agréables journées en compagnie de ma fille qui suivait des études d'architecture. Arrivés à Rostock, il ne nous fallut pas longtemps pour retrouver « Oknotok », comme je décidai de baptiser mon voilier en référence à un groupe de rock alternatif que j'appréciais depuis des décennies.
En apercevant de loin le mât enfin dressé vers le ciel, je tressaillis de fierté en imaginant le navire défiant bientôt les océans du monde. Par contre je manquai ne pas reconnaître la coque et le pont qui venaient de subir une cure de rajeunissement. Les trois semaines de travaux s'avérèrent des plus fructueuses et je constatai avec joie les changements donnant une toute autre allure à mon bateau. Annita n'en croyait pas ses yeux non plus. Elle brûlait tout autant que moi de se retrouver en mer avec ce voilier aux lignes fines et élégantes. Pendant qu'elle effectuait quelques achats pour la traversée du lendemain, je travaillai dans la cabine aux aménagements intérieurs. Il restait encore tant à faire mais chaque panneau de bois, chaque nouveau rangement et chaque nouveau meuble abritant les appareils électroniques rendaient le voilier plus habitable. Lorsqu'Annita revint, je préparai un repas chaud mais simple. Nous décidâmes de ne pas veiller tard car il nous faudrait nous lever avant l'aurore pour partir le plus tôt possible.
Hisser pour la première fois les voiles de son bateau peut se comparer à la première nuit d'un couple de jeunes mariés. Je savourai ce moment unique, même si les vieilles voiles tachées et jaunies par le temps ne promettaient pas de grandes performances. Lorsque le vent les gonfla, le bateau réagit aussitôt et une fois le moteur éteint, je savourai le calme. Seuls la mer, le ciel et les oiseaux marins autour de nous comptaient. Annita parut partager mon sentiment, car elle ne dit rien et observa simplement le port derrière nous qui s'éloignait rapidement. « Oknotok » glissait et fendait l'eau devant son étrave en pleine harmonie avec les éléments. Même au près nous avancions à une allure acceptable. Je calculais que si le vent se maintenait, nous pourrions arriver à Kiel en tout début de soirée. Mais si jamais nous subissions une avarie ou rencontrions une difficulté, j'envisageais une escale sur l'île de Fehrmann, à mi-chemin.
Les prévisions météo s'avérèrent exactes et nous savourâmes cette belle journée avec des conditions parfaites de navigation. Le passage sous le pont de l'île de Fehrmann se révéla le moment fort de la traversée. Des courants contradictoires compliquèrent la situation et je craignis pendant quelques secondes de perdre le contrôle de mon voilier. Je nous vis projetés vers l'une des énormes piles du pont. J'allumai le moteur au cas où, mais cette mesure de précaution se révéla inutile. De nouveau en pleine mer, nous savions que le plus difficile se trouvait derrière nous. Il fallut toutefois tirer plusieurs bords, le vent se montrant moins favorable. Le soir, alors que le crépuscule compliquait la navigation, Annita cria en apercevant la première les feux des bouées marquant l'entrée du chenal menant à Kiel, capitale régionale du Schleswig-Holstein. Heureux de la belle journée de voile, j'invitai ma fille au restaurant une fois « Oknotok » amarré au ponton visiteur. Ravis, nous échangions nos impressions sur les performances du navire et sur ce que j'attendais de lui. Enthousiaste et encouragé par quelques verres de vin, j'expliquai à Annita mes projets de voyages, espérant qu'elle et Stephan, mon fils, me rejoindraient sur les cinq continents pour partager une traversée le temps de leurs vacances. Je me voyais passer l'hiver sur l'une des îles du Pacifique, découvrir les cultures asiatiques, américaines et africaines...
Je me levai le lendemain avec un léger mal de tête mais je savais que le passage du canal reliant Kiel sur la Mer Baltique et l'embouchure de l'Elbe sur la Mer du Nord ne demanderait pas de gros efforts. Il faudrait simplement veiller à ne pas couper la route des énormes transporteurs de containers. Annita ria en voyant ma tête des mauvais jours. Mais après une douche chaude et un bon café je ne ressentais plus aucun effet de l'alcool à part un léger sentiment de flottement, la tête me tournait. Je n'y prêtais cependant aucune attention et me concentrai sur l'appareillage. Après la journée de la veille passée en pleine mer, se retrouver à naviguer dans un canal étroit représentait un contraste des plus frappants. Le sentiment de liberté solitaire en pleine mer faisait place à l'impression de « rouler » sur une autoroute aquatique très fréquentée. Nous longions des champs cultivés, des massifs boisés et des villages. Nous croisions des autoroutes et des canaux secondaires. À intervalles réguliers s'élargissaient également le cours d'eau artificiel, formant comme des aires de repos, en cas de pauses volontaires ou forcées. Les autorités montraient leur présence et montaient à bord de certains navires en vue de vérifier leurs documents et leur cargaison.
Au bout d'une petite centaine de kilomètres je vis avec joie que les rives du canal s'éloignaient de plus en plus l'une de l'autre, prouvant que nous touchions au but. Une fois dans l'immense embouchure de l'Elbe, je mis le cap vers l'ouest en direction du port tout proche de Cuxhafen. Il nous faudrait y faire escale le temps que je prépare la nouvelle traversée qui durerait cette fois plusieurs jours sans accoster et me ferait quitter pour la première fois les eaux territoriales allemandes... J'appréhendais ce pas vers l'inconnu tout en bouillant d'impatience à cette perspective. Avec Annita nous décidâmes de rester un jour supplémentaire à Cuxhafen que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre. Le port renfermait plusieurs chantiers navals plutôt modestes et je passai commande de nouvelles voiles. Il faudrait plusieurs semaines pour les confectionner, ce qui me laissait le temps de tracer la nouvelle route vers l'Angleterre ou la Belgique, en fonction du vent. Je prévoyais de poser une semaine de vacances entre les jours fériés du mois de mai pour ne pas risquer de me retrouver pris de court.
Sur l'avis insistant de mes enfants qui prétendaient me voir fatigué, je pris un nouveau rendez-vous chez mon médecin généraliste afin de les rassurer. Comme je m'y attendais, il ne remarqua rien d'anormal à mon état de santé, surtout quand je lui dévoilai mon dessein. Entre les derniers mois de travail au bureau, la rénovation du voilier et la préparation au pas de charge de mon projet de retraite, toute la fatigue accumulée se faisait sentir. Mais une fois « Oknotok » définitivement prêt à appareiller, m'attendant dans l'un des ports de la côte vendéenne que j'affectionnais particulièrement, je comptais bien y prendre le repos nécessaire avant le grand départ. Pourtant, sitôt que mon médecin reçut les résultats d'analyses de routine qu'il prescrivit, il me téléphona pour me donner un rendez-vous, dès le lendemain. À sa voix basse, je me doutais qu'une désagréable nouvelle m'attendait. Mais un peu trop de cholestérol ou simplement le corps qui fatigue ne devraient pas me perturber ou me faire appréhender le départ. Lorsque je me tins devant le docteur, il m'invita à m'asseoir, la mine grave. Il me montra des documents sur lesquels figuraient des tableaux remplis de nombres et de valeurs auxquels je ne comprenais rien. Il m'expliqua que je souffrais très certainement d'une maladie sérieuse et pratiquement incurable dont je ne retins même pas le nom. Seul le terme de « tumeur » me fit froid dans le dos. Le stade avancé m'interdisait toute activité physique et tout voyage de plus de quelques jours et jamais à plus d'une poignée de kilomètres d'un centre de soins spécialisés. Le sourire s'effaça de mon visage. Et voilà qu'en l'espace de quelques secondes, mon rêve s'écroulait. Je ne partirais jamais en mer, ma seule aventure ne consista qu'en sa préparation. « Der Weg ist das Ziel » pourrait se traduire par « le chemin est le but », quelle ironie.