FAUX SEMBLANT
hector-ludo
FAUX-SEMBLANT
_ Si vous me parliez de madame Voldorine, plutôt que des chiens ou des chiens morts.
_, Mais, Lieutenant, vous ne pourrez pas comprendre, si je ne commence pas par là.
_ D’accord, j’ai tout mon temps. Racontez-moi ce que vous voulez, dans l’ordre que vous voulez. La seule chose qui m’importe, c’est de savoir pourquoi vous avez choisi d’assassiner cette femme aussi sauvagement.
_ Je ne l’ai pas tué ! Vous en conviendrez à la fin de mon histoire.
_ Allez-y ! Je vous écoute.
_ J’ai toujours aimé les animaux, surtout les chiens. Ces bêtes sont, pour moi, une des plus belles réussites de la nature. Du plus loin que je me souvienne, j’ai eu des rapports privilégiés avec ces animaux. De tout temps, j’ai pu m’approcher de tous les chiens,
même des plus dangereux. Une sorte de courant passe entre eux et moi.
_ Des faits, s'il vous plaît.
_ Je n’ai pas fait de longues études, ce qui m’a empêché d’être vétérinaire. Alors pour satisfaire ma passion, j’ai ouvert un cimetière pour animaux de compagnie. J’ai toujours trouvé absolument effroyable le sort réservé aux bêtes que nous avons aimé, qui nous ont aimés pendant toute leur vie. C’est soit la poubelle, soit le crématoire. Ces bêtes qui ont fait partie de la famille doivent avoir une sépulture égale à celle des autres membres de la famille. J’aide tous les gens qui ont le respect de leur animal. J’ai côtoyé de nombreux bêtes mortes ces dernières années. Des chiens et des chats, bien sûr, mais également des oiseaux, des serpents, des rats, des lamas, des tortues, etc.… Je reçois le maître, souvent une personne seule, nous parlons du disparu, du genre de tombe qu’elle souhaite donner à son compagnon. Si elle veut une stèle, des fleurs, une inscription. Ce sont toujours des rencontres très touchantes, mais lorsqu’il s’agit d’un chien je suis beaucoup plus ému.
C’est au cours d’une de ces réunions que j’ai fait la connaissance de Madame Voldorine. Elle accompagnait une de ses amies qui désirait enterrer son teckel. J’ai tout de suite détesté cette femme. Madame Voldorine critiqua ouvertement sa compagne. Elle lui expliqua qu’un animal mort n’avait pas besoin de tombe. Un appel à la voirie qui vous en débarrassait, une visite chez un éleveur pour en acheter un autre et le tour était joué. C’est en raccompagnant les deux femmes que je vis pour la première fois Ladie-Black. La chienne de Madame Voldorine. Un berger allemand de toute beauté. Large poitrail, yeux intelligents, poil soyeux. Une pure race magnifique. Elle trônait, assise sur le cuir du siège passager d’un gros coupé Mercédes.
Comme je m’extasiais sur la beauté de l’animal, sa maîtresse confia à son amie qu’une bête de ce gabarit et de cette allure lui servait à attirer le regard des hommes. Je n’hésitais pas à m’approcher de Ladie-Black, elle commença par légèrement grogner puis sentit ma main sur laquelle, allongeant soudain le cou, elle frotta amicalement sa truffe. Enfin, devant sa maîtresse médusée, finis par me donner toutes les marques d’une grande affection. Je lui grattais le poitrail et la tête, fourrageais dans ses poils noirs. C’est là que je remarquais le collier. Interloqué, je regardais Madame Voldorine. Elle me sourit d’un air hautain avant de me confier qu’elle avait trouvé normal de mettre des diamants sur le collier de Ladie-Black. Au moment ou cette riche et égocentrique femme reprenait la route, je vis pour la première fois l’autre berger. Un mâle à n’en pas douter. Il se tenait à plus de cinquante mètres, mais même à cette distance je pus remarquer sa taille prodigieuse. Il me regarda quelques secondes puis disparut dans les taillis qui bordent le chemin. J’avais été fasciné par Ladie-Black. Elle représentait, pour moi, le summum de la race canine. Je n’arrêtais pas de penser à cette chienne. Je trouvais l’adresse de Madame Voldorine et profitais de la première occasion pour m’y rendre. Elle habitait à moins de dix kilomètres du cimetière, juste à la sortie de la ville, dans un somptueux manoir. Un grand parc clôturé de hauts murs entourait la propriété. À travers les grilles de l’énorme portail, j’aperçus la magnifique bête qui se prélassait sur le perron de la demeure. Comme je réfléchissais a l’excuse que j’allai pouvoir fournir pour ma visite, une voiture arriva derrière moi. C’était Madame Voldorine. Elle me demanda, ironiquement, si je venais essayer de lui vendre une place dans mon cimetière. Puis, à ma demande de revoir Ladie-Black, elle m’autorisa à entrer. L’auto était déjà garée devant le perron, la chienne regardait sa maîtresse monter les marches de pierre quand, d’un seul coup, elle se redressa, partit comme une flèche en évitant Madame Voldorine et se précipita sur moi. J’eus droit à une étonnante fête. Jappements, sautillements, débarbouillage en règle. Une fois Ladie-Black un peu calmée, je m’aperçus que sa maîtresse était toujours en haut des marches. Sur un ton extrêmement sec, elle me congédia. Je compris que j’avais fortement contrarié cette femme.
À l’évidence, elle était persuadée que la chienne étant sa propriété, celle-ci devait lui réserver son affection. Ladie-Black s’était rendu coupable du crime de lèse-majesté. Je partis sans un mot, tandis que Madame Voldorine adressait à la bête des « Au pied » rageur.
Au moment où je quittais le manoir, je vis de nouveau l’autre berger allemand. Il était assis juste en face de l’entrée, la route nous séparait. Il me regardait intensément. Je m’arrêtais pour l’observer. Il était vraiment très gros. Le poil brillant, la robe bien marquée, le port élégant. Il bondit soudain. En deux sauts il fut à mes pieds. Je n’osais bouger. Il renifla mes vêtements et mes mains, poussa un puissant gémissement et fila le long de la route. Deux jours plus tard, vers onze heures, au moment où je promène d’habitude mes deux boxers, ils se comportèrent de façon très bizarre. Les poils de leur échine étaient tout hérissés, ils grognaient et pour finir refusèrent de sortir. J’allais refermer la porte lorsqu’un homme sortit de l’ombre.
_ Ah ! Un complice peut-être ?
_ Pas du tout, Lieutenant, attendez un peu. Le type était grand et brun, les cheveux en broussailles, les pommettes saillantes, les sourcils proéminents. Il était curieusement vêtu d’un ample manteau noir.
Il me salua, d’un « bonsoir ». Sa voix était rauque et profonde. J’étais encore sous le coup de la surprise que, sans façon, il entrait chez moi. Mes chiens avaient fui aux fins fonds de la maison en couinant. Il s’assit sur le canapé et sans autre préambule déclara vouloir parler de Ladie-Black. Ses yeux noirs me fixaient, son regard me rappelait un autre regard, mais je n’arrivais pas à m’en souvenir.
_ Ladie-Black vous apprécie beaucoup, me dit-il, elle a senti en vous un allié. C’est très exceptionnel.
_ Euh. Elle vous a dit çà comme ça ?
Mon étrange visiteur sourit de façon bizarre en retroussant sa lèvre supérieure.
_ Oui, comme ça, de la même manière que nous en ce moment. Elle m’a dit : « nous avons besoin de lui, il est capable de nous comprendre et d’accepter le secret ».
Je commençai à être en peu dépassé par les propos de cet homme.
_ Accepter le secret ? Vous pouvez être un peu plus précis.
_ Bien sûr, mais surtout, sachez que vous ne risquez rien, restez calme. Vous ne trouvez pas que j’ai l’air un peu bizarre ?
_ Un peu, avouais-je, prudent.
_ Et vous avez raison. Je ne suis pas un homme comme vous. Je suis, ce que j’appellerai, pour plus de compréhension, un homme-garou. Un chien loup qui se transforme en homme. Au cours des âges, les hommes ont toujours pourchassé les loups-garous. Des milliers de gens furent massacrés ou brûlés pour cette raison. La Croyance voulait que ce soit les hommes qui se transforment en loup. Jamais ils n’ont envisagé l’inverse ; que ce soit les chiens-loups qui se transforment en homme. Ce qui, pourtant, est la réalité.
J’articulais péniblement, essayant de garder mon calme et d’assimiler la nouvelle.
_ Un homme-garou, bien, bien. C’est le secret ?
_ Oui, et j’ai besoin de vous pour sauver Ladie-Black d’une situation dont vous êtes en partie responsable.
_ Responsable ! Mais, de quoi bon sang ?
_ Madame Voldorine est folle. Vous ne vous en êtes pas rendu compte, mais c’est un monstre d’égocentrisme. Elle ne pense qu’en fonction d’elle-même. Elle est révoltée dès qu’une personne travaillant pour elle travaille pour quelqu’un d’autre. Elle n’admet pas que ses enfants puissent aimer une autre personne qu’elle, pas même leur père. Elle estime avoir droit de vie et de mort sur les animaux qu’elle possède, gare à celui ou celle qui lui donnent l’impression d’être trahie. Depuis votre visite, Ladie-Black est enfermée dans une cage derrière le manoir. J’ai peur pour elle.
_ Ladie-Black c’est votre… euh. Fiancée ?
_ Exact, et il est très difficile pour nous autres Hommes-garous de se trouver. La civilisation moderne a éliminé une bonne partie d’entre nous. Il reste peu de sang pur capable de se reproduire. Nous avons eu la chance, Ladie-black et moi, de nous renconter. Il est peu probable que cela puisse se renouveler. Il faut que vous vous rendiez au manoir et convainquiez cette femme de l’attachement de Ladie-Black pour elle.
_ Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ? Et pourquoi Ladie-Black ne se sauve-t-elle pas avec vous ?
_ Franchement, vous me voyez me présenter chez madame Voldoline avec l’allure que j’ai ? Quant à se sauver, c’est impossible. L’attachement à nos maîtres est inscrit dans nos gènes. Nous ne pouvons pas plus nous révolter que fuir, nous sommes programmés
pour aimer nos maîtres. Non, vous irez et je vous accompagnerai.
_ Je ne comprends plus.
_ Je vous accompagnerai comme chien bien entendu. Je serai là demain à onze heures, soyez prêt. Mon nom animal est : Ursus. Vous vous souviendrez ?
Il se leva et partit sans ajouter un mot. Je dormis très peu, mes boxers effrayés s’étaient réfugiés dans ma chambre. Je ne savais plus très bien où j’en étais. Si j’avais affaire à un fou, si j’avais rêvé ou si les vieilles légendes disaient vrai. La matinée me parut interminable. Cinq minutes avant l’heure, je sortis ma voiture. Espérant encore un peu le faire pour rien. Mais à onze heures pile, Ursus était là, énorme et noir de poil. Il grimpa dans l’auto dès que je lui ouvris la porte. Je me mis au volant et démarrais sans un mot. D’ailleurs, qu’aurais-je pu dire à ce chien maintenant que l’homme avait disparu. En chemin je concoctais une phrase d’entrée en matière que j’espérais convaincante. Sur place je sonnais et poussais immédiatement la grille. Ursus sur mes talons, je m’approchais du perron. Je vis madame Voldorine apparaître à l’angle du manoir. Elle demanda, agressive ;
_ Qu’est ce que vous venez faire chez moi ?
_ Regardez ce beau mâle que j’ai trouvé, vous ne pensez pas qu’il ferait un parfait compagnon pour Ladie-Black ?
La femme partit d’un rire hystérique qui me glaça le sang. J’entendis Ursus gémir et d’un seul coup, le chien courut ventre à terre vers l’arrière du manoir, je me précipitais à sa suite. Je le retrouvais devant les grilles d’une grande cage au moment ou il commençait à hurler à la mort. Derrière les barreaux, je découvris Ladie-Black, le poitrail à demi arraché par une décharge de chevrotine qui baignait dans son sang. J’étais tétanisé par cette vision. Je pris conscience soudain que Ursus ne hurlait plus. Il était reparti vers le manoir. Un épouvantable cri se fit entendre, je me précipitais et trouvais madame Voldorine à terre, la gorge ouverte. Ursus avait disparu.
_ Et vous croyez que je vais avaler toute cette histoire ? Cria le lieutenant.
_ C’est la vérité !
La sonnerie du téléphone empêcha le lieutenant de répondre. Il décrocha le combiné et écouta. Il ponctua la conversation d’un « Vous êtes sûr » et raccrocha. Le policier se frotta le menton et déclara ;
_ Bien, je viens d’avoir les résultats de l’autopsie de madame Voldorine, elle établit que c’est bien un chien qui a égorgé cette femme. J’ai donc été un peu rapide en besogne avec vous ; tout du moins pour la responsabilité de la mort. Mais il va falloir m’expliquer pourquoi vous étiez barbouillé de sang lorsque l’on vous a arrêté et comment le collier de Ladie-Black a fini dans votre poche. Car c’est bien le collier de la chienne ça ?
Le policier agitait un collier noir qui scintillait par intermittence. Il le jeta sur le bureau.
_ Oui c’est le collier, mais je vous ai déjà dit que tout s’est brouillé dans ma tête à la vue de ces carnages. Je ne me souviens plus de rien.
_ Je vais vous laisser le temps de trouver de meilleures réponses qui vous éviteront, peut-être, quelques années de prison. Je reviens dans cinq minutes.
Le Lieutenant poussa la porte dix minutes plus tard. Le bureau était vide, à la place du prévenu, un tas de vêtements. Il se précipita vers le garde,
_ Vous avez laissé partir le suspect ?
_ Mais non, Lieutenant, votre type est toujours là. Il a juste demandé pour que son chien puisse sortir. Un superbe chien-loup avec un collier plein de strass, n’est-ce pas Lieutenant ?