femmes hors contrôle

Bernadette Dubus

De l’hôtel des Anges où cohabitent familles africaines et prostituées au musée des Arts Primitifs, huit femmes, venues d'horizons totalement différents vont s’unir et mettre les pieds dans le plat...

roman protégé et édité par clair de Plume 34 


Chapitre I

 

 « Les femmes rougissent d'entendre nommer ce qu'elles ne craignent aucunement de faire »

 Montaigne

 1

 Arlette… Hôtel des Anges

 J'arpente le trottoir sous une brume glaciale qui refuse obstinément se retirer. Elle m'enveloppe comme une deuxième peau. Avril se termine et je ne me suis pas encore découverte d'un fil. Après un hiver très doux et humide, voilà le froid qui s'invite à Paris. Même le ciel se fiche de nous. Ce soir, Il fait sombre, froid, sinistre. Le lampadaire devant l'hôtel est toujours en panne depuis qu'une bande de casseurs l'a fracassé à coups de jets de pierres. C'était pendant une manifestation pour la défense des droits des homosexuels. C'est vous dire depuis combien de temps nous n'avons pas d'électricité dans la rue ! On ne peut pas dire que nous sommes sur les champs Elysées ici, ou place de la République, mais il se trouve toujours des bandes de cinglés cagoulés pour déborder jusque chez nous. Ça les amuse d'emmerder les putes, ce qu'on ne dit pas aux informations bien entendu. Souvent, ce sont des types payés pour faire croire à la population que les jeunes non violents s'éduquent à la violence, parfois des flics qui canardent histoire de semer la panique. Ça c'est déjà vu, et depuis longtemps. Mais la plupart du temps, ce sont des jeunes en mal de vivre qui cassent pour le plaisir de casser. Ceux-là, ils y mettent tout leur cœur.  Après mai 68, la CGT a créé son propre service d'ordre pour éviter tous ces débordements. Sous les cagoules, c'est comme sous la burqua, tu ne sais pas qui s'y planque. Vous savez, moi, elles ne me gênent pas les filles qui portent le tchador, ma grand-mère avait bien son fichu, elle, et ce n'était pas mon grand-père qui l'obligeait à le porter. Ce débat-là n'en finit pas de diviser les femmes. Maintenant que la religion s'est emparée de notre couvre-chef, tout est bon pour nous emmerder. Même parmi nous il y a les « pour » les « contre » et les « je m'en fiche ». Mais la burqua, ça, je ne supporte pas, une prison déambulatoire à laquelle il ne manque que les barbelés. Remarquez que je ne supporte pas plus les cagoules qui peuvent cacher des casseurs, terroristes, et flics ! Quelle époque on vit, mon Dieu !

Je souris en pensant au mot « canarder », une expression bien de chez moi. Pourtant c'était il y a longtemps, chez moi, et j'aurais mieux fait d'y rester. Un petit village paumé des Cévennes : à l'automne, les châtaignes ; l'été, les touristes ; l'hiver il neigeait. Je ne vais pas vous raconter les journées au bord de l'Orb aux beaux jours, les baignades dans l'eau fraîche de la rivière, les cailloux qui glissaient sous nos pieds, nos éclats de rire de l'enfance. A l'adolescence, je m'y ennuyais à mourir. Nous nous y ennuyions tous. Les copains et copines sont partis, à part Gilbert, le seul qui a repris l'exploitation familiale. Certains ont retapé la maison de leur enfance pour en faire une résidence secondaire. Je sais qu'ils se retrouvent tous les étés comme dans « La Gloire de mon père ». Un genre de truc « anciens combattants ». Je n'y suis jamais allée, et pour cause. Vous me voyez au milieu d'eux ? Je ferais tache, comme un encrier renversé sur un beau poème calligraphié. Enfin, on ne refait pas l'histoire, n'est-ce pas ? Gilbert, il ne s'est pas marié. Trop timide. Je le voyais souvent me regarder, l'air de rien, mais je ne savais pas s'il avait des sentiments pour moi ou s'il me trouvait tellement moche qu'il ne pouvait détourner son regard fasciné par ma laideur. C'est si loin… Et c'était hier. C'est vrai, j'étais moche. Grande, plus grande que la moyenne, maigre comme une aranguette[1], plate comme une morue (je parle du poisson là, pas de mon boulot), un nez disproportionné. Sans lui, j'aurais pu être jolie avec mes grands yeux noirs et des traits de visage délicats, une bouche bien faite. Mais avec ce tarin comme une péninsule… Je ne me souviens plus qui disait ça. C'était dans la littérature, mais il y a tellement longtemps que je ne lis plus ! J'ai rêvé de chirurgie esthétique. Ce fut le rêve de ma vie, sans compter les autres dont je ne vous parlerai pas. Si j'avais été jolie, cela aurait-il changé le cours de mon existence ? Pas si sûr. J'ai connu des putes belles comme une nuit sous les étoiles. Ce n'est pas ce qui a permis aux hommes d'avoir des égards pour elles, au contraire… En plus, pour arranger le tout, jamais je n'ai pu attraper ce fichu accent parisien. J'ai gardé le mien, celui de mes quinze ans, et il n'est pas né celui qui me fera en changer ! C'est la seule chose qu'on ne peut pas me piquer, mon accent du Midi et l'éducation verbale de ma mère, avec les « s'il vous plaît, merci, je vous en prie, excusez-moi ». Vous croyez que parce qu'on est pute, qu'on arpente le trottoir à longueur de nuit, on ne peut pas avoir gardé un brin d'éducation ? Ma mère me conseillait toujours de fermer ma bouche. Elle avait raison, je ferais bien de fermer ma bouche, et je la ferme. Si on me demande qui a cassé le lampadaire, je dirai que ce sont des jeunes. C'est tout. Ce mensonge, en se glissant hors de mes lèvres, aura un goût de bile. Mais une pute, elle a tout intérêt à se taire. Côté flics, côté mac, côté journaleux. Pour en revenir au lampadaire, ça me rend dingue ce coin d'obscurité. Des ombres se faufilent, pernicieuses. Je les vois. Il paraît que c'est la brume qui monte de la Seine, mais moi je vous dis que ce sont des fantômes de maquereaux assassinés revenus pour se venger. Ce n'est pas que je sois trouillarde, mais je préfère la lumière. Sans compter qu'avec tout ce qu'on lit dans les journaux… Et je ne vous parle pas du terrorisme ! Tenez, pas plus tard qu'il y a trois jours, on a trouvé une gamine de quatorze ans dans une allée du square du Vert-Galant. Son assassin, après l'avoir poussée sur un coin de muret, l'a étranglée et a eu la délicatesse de mettre une fleur blanche sur son ventre. Morte sur le coup, disent les médias. Sur le coup de quoi ? La chute ou la strangulation ? Ils ne le disent pas. Pour le moment, ils ne révèlent pas non plus si elle a été violée ou pas, mais quand même, ça me met les jetons. Les copines me disent « te biles pas, tu ne risques rien, t'es trop vieille ma poule ». Une vieille poule. Voilà ce que je suis. Une vieille poule de cinquante-cinq balais, bonne pour la casse. Une poule qui ne pond pas des œufs. Je suis stérile suite à un avortement clandestin. Et pourtant Madame Simone Veil les avait autorisés, les avortements… Elle est belle cette femme. Elle est intemporelle comme une madone du Moyen Age. C'est la madone des femmes. Mais quand tu n'as pas la sécu – à l'époque la CMU n'existait pas - quand tu tombes sur un toubib contre l'avortement qui te traite de meurtrière, des infirmières qui te regardent comme une pestiférée, tu n'as pas beaucoup de chance. On te fait poireauter jusqu'à ce que ce soit trop tard. Alors tu vas en Hollande ou tu le gardes, ou tu trouves une « faiseuse d'anges » comme on disait dans le temps. Figurez-vous qu'il y en a encore. Mais, le plus souvent, on faisait ça entre copines. Finalement, ce n'était pas plus mal. Je ne voulais pas être mère, ça tombait bien. C'est ce que je me dis pour oublier que j'aurais voulu fonder une famille à une époque si lointaine qu'elle me semble faire partie d'une autre vie. Le trottoir, je ne l'ai pas choisi. Je l'ai mangé à coups de poings et je m'y suis cassé les dents. Bon, le lampadaire. Je ne sais pas pourquoi j'angoisse. C'est ce type. Mon client quotidien. Depuis une semaine, il vient tous les jours, y compris le dimanche. Pour quoi faire ? Vous allez rire. Que vient faire un client chez nous ? Eh bé le mien, il vient parler. Croyez-le ou pas, ça me colle une frousse bleue. Ponctuel, le type. C'est son heure, vingt-deux heures quarante-cinq. Que j'aimerais qu'un client normal se pointe ! Un normal, qui veut baiser, quoi. J'ai le ventre à l'envers et des nausées.

Il commence à pleuvoir. Des voitures passent à vive allure, ce n'est pas la limitation de vitesse qui les gêne ni notre présence. Nous faisons partie du décor et les flaques d'eau sont pour notre pomme. Vingt-deux heures quarante-cinq, pas une minute de plus, pas une de moins, je le vois arriver dans la pénombre. Merde ! Et Marcel, cette andouille qui ne comprend rien aux femmes ! Il pourrait se plaindre à la mairie ou chez les flics ! C'est la meilleure, tiens ! J'aurai tout imaginé comme fantaisie ! Je voudrais que le mac du coin, le mien, le nôtre, aille chez les poulets demander qu'on répare le lampadaire qui éclaire ses putes. Marcel, finalement, nous nous y sommes faites. Cela fait plus de quinze ans que l'on bosse pour lui. Il nous a rachetées avec l'argent de l'assurance lorsque son épicerie a brûlé. Il faut croire que nous ne devions pas valoir grand-chose pour que notre ancien mac nous libère pour si peu. Eh bien oui, mesdames, il n'y a pas que dans les PME que l'invalidité des employées pose problème ! Marcel, c'est un vieux, lui-aussi. Soixante-dix balais ! Il a du respect. Oui, oui. Pas de Roumaines, pas d'Africaines, il travaille pour la France. « Restons français, dit-il. Faisons travailler notre pays. »  Il loge des Africaines auxquelles il fait payer très cher une chambre pourrie et vote au Front national. Je me demande bien ce qui motive son choix. Moins raciste que lui, il n'y a pas. En fait, il préfère son business personnel. Pas de réseaux, pas de chef au-dessus de lui. Il ne prend que des vieilles putes bonnes à recycler comme les bouteilles d'eau. Cool. Tu parles ! Qui voudrait de nous à présent chez les macs modernes ? Quatre, nous sommes quatre, nous avons toutes passé la cinquantaine. Des putes décomposées, pas chères. Avec nous, il arrondit ses fins de mois et sa petite retraite d'épicier. Marcel, il n'est pas violent. De temps en temps, l'une d'entre nous se prend une baffe, pour la forme, mais c'est parfois pire chez certains gens mariés, petit peuple ou bourgeois et même dans la Haute. J'en ai rencontré une de ces victimes silencieuses et nous sommes devenues amies, alors, je sais de quoi je parle. Donc, nous ne sommes pas plus malheureuses que les mémères obligées de vivre avec un gros salaud qui les cogne et qui restent avec lui parce qu'elles ont des mômes et rien pour les faire croûter. En plus, du haut de ses soixante-dix balais, il ne fait pas le poids, le Marcel, c'est un gringalet et on reste avec lui parce qu'on n'a personne d'autre. Moi je n'ai pas choisi ce métier, je suis tombée dedans par amour il y a presque quarante ans. Comme les autres femmes, celles qui sont mariées. Comme Obélix dans la potion magique. Pas magique du tout celle-ci ! Et je m'y suis cassé les dents. Je vous l'ai déjà dit, me semble-t-il, non ? Enfin, faut bien bosser, n'est-ce pas ? Marcel, il n'est pas chien. Il paye bien ; réglo, le bonhomme, protecteur, tout ça… Logées, nourries… Ça fait familial. Mais pour la clientèle, tu parles de riches héritiers ! Les passes de vieilles, ça ne va pas chercher bien loin. C'est pour les fauchés. On fait dans l'humanitaire…

 

Toutes ces pensées se bousculent en un éclair dans mon esprit tandis que le cinglé s'approche, visage impassible. Petit, blondinet, yeux bleus candides avec d'énormes lunettes, maigre comme un coucou… Costard vert bouteille impeccable et cravate rouge, des godasses des années cinquante, bien cirées, avec le bout pointu. On le croirait sorti d'un vieux film. Pourtant, il doit friser la cinquantaine. Je suis prête à parier qu'il habite chez sa mère. A tous les coups, ce costard c'est celui que portait son père à son mariage. Il ne m'adresse pas la parole dans la rue, s'arrête seulement devant moi et me regarde droit dans les yeux. C'est un rituel immuable. Son regard me glace. On dirait deux icebergs flottant sur l'océan Arctique.

 

Nous montons les escaliers de l'hôtel qui nous sert de refuge et de logis. « Home, sweet home ». Coquet, l'hôtel, il n'y a pas de punaises dans les lits et l'eau coule au robinet. Pour le reste, il ne faut être trop regardant. On y rencontre des touristes égarés qui s'enfuient en courant à peine arrivés, et des familles d'émigrés clandestins qui vivent à plusieurs dans une chambre pour un prix exorbitant. Notez que c'est bien organisé : les familles sont au second étage, nous au premier. Il nous arrive de garder les enfants et de les conduire au parc le mercredi après-midi… Quand je vous dis que c'est familial ! Donc, je passe devant lui, je suis persuadée qu'il ne regarde même pas mes fesses qui tombent. Et je gage qu'il n'est pas homosexuel. En fait, il n'est rien, ni un mammifère, ni un poisson, ni un reptile. Avec ses couleurs chatoyantes, il serait plutôt… un insecte. Voilà, un insecte. C'est le terme que je cherchais depuis des jours. Je pourrais l'entendre crisser comme les cigales chez moi. Une cigale, c'est une cigale !  Un de ces jours, il va me pousser la chansonnette. Toutes ces pensées en quelques secondes, le temps d'arriver à la chambre. Au passage, je fais un signe à Valérie la sœur de Marcel, la gérante de l'hôtel. Elle sait. Elle n'est pas tranquille elle non plus.

J'introduis ma clé dans la serrure. Ce geste répété tant de fois me semble incongru dans le contexte actuel. Je referme derrière moi. Pas de verrouillage de porte, c'est interdit.

- Fermez la porte s'il vous plaît. A clé.

Sa voix de crécelle me fait l'effet d'un objet grattant sur une vitre et me rappelle la craie sur le tableau noir de l'école. Voilà qui devrait me rassurer, c'est peut-être un ancien prof. D'autant plus qu'il me vouvoie. Le vouvoiement, c'est une marque d'éducation et de respect.

Je tente l'impossible pour ne pas me trouver cloîtrée comme une none dans un monastère. Les portes fermées me donnent des angoisses.

Timidement, je me défends.

- C'est interdit. Le patron ne veut pas.

Le bruit de craie recommence.

- C'est moi qui paye, alors veuillez fermer la porte.

Il m'arrache la clé des mains et nous enferme. C'est la première fois qu'il réclame de l'intimité. J'ai la trouille.

Je me déshabille lentement et me retrouve complètement à poil sous le regard inexpressif de ses yeux vides. Il a l'air de s'en foutre de mes seins flasques et des veines sur mes jambes qui ressemblent à des tuyaux. J'ai gardé mes bas de contention, ça ne l'indispose pas. Allongée sur le lit, j'ai froid, et pourtant Annette nous bichonne, la chambre est chauffée. 

Assis dans un fauteuil, droit comme un « i », il me demande pour la énième fois d'où je viens, comment j'en suis arrivée là. Au début, j'ai cru que c'était un journaliste. Ensuite, je n'ai plus rien cru. Il pourrait se mettre à l'aise, poser sa veste, s'affaler dans le fauteuil, non, non, rien de tout ça. Pas un bouton déboutonné.

- Racontez-moi votre dernier client. C'était bien ?

Bien ? Tu parles si c'était bien ! Le pied, tiens ! Toujours la même chose. Il me demande s'il me prend par derrière, si je le suce, et plein d'autres horreurs que je fais mais dont je ne parle jamais. J'ai horreur d'en parler, ça me salit la bouche. Lui, il reste de marbre, on dirait que ça ne l'intéresse pas. Ou alors, il cherche des idées pour le faire avec sa copine. Je lui conseillerais bien de lire le Kâma-Sûtra mais je ne pense pas qu'il apprécie.

- Habillez-vous.

Je me dépêche de remettre mes fringues. J'ai honte de ma nudité. Alors, ça ! Il faut le faire.

C'est un psy ! Voilà, un psy ! Il psychanalyse les putes gratos. Il se dit qu'ici, au moins, il y a de la matière, de la vraie.

Enfin, gratos, façon de parler car c'est lui qui paye, et il paye bien. Deux cents euros qu'il me glisse dans la main. Tu parles que Marcel apprécie. « En plus, t'as même pas à ouvrir les cuisses », me dit ce poète né. Cent cinquante euros pour Marcel, cinquante euros pour moi. La classe. Il faut dire que Marcel a la pétoche. Il préfère partager, on ne sait jamais qui pourrait être ce type. Marcel, il a le sens du partage, un sens bien à lui, inné.

Ma cigale s'en va sans un au-revoir, un peu moins droite qu'en rentrant comme si elle portait ma vie sur ses maigres épaules. Mais je sais qu'elle sera encore là demain droite comme un « i ».  Qu'a-t-elle fait de ma vie entre temps ? Mystère. La vie d'Arlette a-t-elle une quelconque valeur aux yeux du monde ?


...  A suivre 

 

2

 


[1]

                         Aranguette : anchois

 

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