Feuille morte

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Feuille morte 

A: Et dire qu'un jour, tout ça doit disparaître...

B: Tout ça quoi?

A: Le tout au bout du bout du tout.

B: Cà fait loin...

A: Pas si loin que ça.

B: Oh, ben si quand même... Je sais pas moi, mais ça me parait loin.

A: Le tout au bout du bout du tout?

B: Non, le jour.

A: Le jour?

B: Oui, le jour où tout doit disparaître.

A: Ah mais détrompez-vous! Détrompez-vous... Le jour est proche.

B: Vous croyez?

A: Mais il suffit d'ouvrir les yeux!

B: Et?

A: Et vous voyez.

B: Je vois quoi?

A: Mille petits signes qui ne trompent pas l'oeil avisé.

B: Ben, allez-y. Vous êtes là, à me parler de mille petits signes ou je ne sais quoi, mais moi je veux les voir ces mille petits signes, parce que je suis pas voyante, moi.

A: Y a pas besoin d'être voyante, n'importe qui de très ordinaire comme vous, peut très bien s'en rendre compte.

B: Prouvez-le.

A: Bon. Vous voyez la rue principale?

B: Oui.

A: Vous voyez le bureau de tabac?

B: Oui.

A: Vous voyez la boutique à côté?

B: Oui, et alors?

A: Pas plus tard que ce matin, je passe devant et là, qu'est-ce que je vois? En gros comme ça sur la vitrine:" aujourd'hui, tout doit disparaître". C'est pas un signe, ça?

B: C'est un signe de soldes, ça. C'est pas un signe des temps.

A: Si. C'est un signe du temps des soldes! Et un signe des temps, c'est toujours un signe des temps, que ce soit des soldes ou d'autre chose...

B: C'est vrai ce que vous dites là...

A: Ben tiens.

B: Moi, par exemple, c'était au temps des cerises que les filles du pensionnat d'à côté me faisaient des signes... Eh bien vous voyez, j'avais toujours cru que c'était elles qui me faisaient signe, mais là, avec ce que vous me dites, je me demande si c'était pas le temps des cerises... C'était un beau pensionnat. Tout en briques roses...

A: Et les filles?

B: Ah les filles, non. En chair et en os, comme vous et moi.

A: C'est beau aussi, les filles...

B: Moui...

A: Vous ne trouvez pas ça beau?

B: Si si, mais justement...

A: Justement quoi?

B: Eh bien, c'est mignon, plein de rondeurs discrètes et de petits sourires entendus. Cà vous a des petits regards en coin qui sont plus excitants que tous les strip-tease du monde et puis un jour...

A: Un jour?

B: Oh, un jour vous vous apercevez que les petits regards en coin ne signifiaient rien de plus que ce que vous imaginiez.

A: Ben oui, et alors?

B: Alors? Eh bien, c'est une partie de vos rêves qui s'envole en fumée.

A: Oh, les rêves vous savez, c'est comme le reste: ça n'a qu'un temps.

B: Le temps d'un signe?

A: D'un signe ou d'autre chose...

B: Tandis qu'un pensionnat, voyez, c'est du solide. Celui-là, par exemple...

A: Celui tout en briques roses?

B: Oui, celui-là est toujours debout, jusqu'au bout...

A: Eh oui... C'est beau, les briques roses...

B: Ah ça!...

A: Et dire qu'un jour, tout ça doit disparaître...

B: Tout ça quoi?

A: Le jusqu'au bout du bout du tout.

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