File la laine, file les jours
My Martin
Le miroir réfléchit. Le matin, mon visage me fixe dans le miroir de la salle de bains. Cheveux haut plantés, front soucieux, ride du lion, poches sous les yeux, plis du coin des narines à la commissure des lèvres.
Je pose mes doigts sur le miroir. Mes empreintes marquent.
Ou j'applique la paume des mains à plat, doigts écartés.
Ou j'approche la main, doigts repliés, contact du dos de l'index.
Le miroir fait semblant de ne pas me voir.
La lumière parcourt la faible distance entre le miroir et mes yeux. L'image qui m'atteint, correspond à une infime fraction de temps avant le présent. Je me vois plus jeune, que je ne suis.
Dans l'infiniment petit, une particule est présente en tout point de l'espace-temps -si elle n'est pas observée, car sinon elle se fige.
Deux particules séparées par des milliards de milliards de kilomètres peuvent se modifier simultanément, conne en reflet.
L'espace-temps, la gelée englue.
*
Réveil drôle. Oreilles bourdonnantes. Coton. Petit déjeuner en troisième dimension, pilotage automatique.
Allongé sur le sol. Chaises renversées. L'assiette de corn flakes est renversée sur ma jambe, nappe tirée. Lait, corn flakes mous. Gouttes de sang sur le plancher.
Je me suis déjà évanoui une fois le matin, devant les livres de la bibliothèque. Hôpital, urgences. Examens, analyses. Malaise vagal.
"Quand vous sentez venir, asseyez-vous immédiatement, où que vous soyez, chez vous, dans la rue. Ne vous cassez pas la gueule : les gens tombent, se cognent la tête contre le trottoir, fini."
*
Nuit. Du bruit dans la rue. Je descends à la fenêtre du premier étage. La vigilance s'impose : précédemment, j'ai éteint un feu de palettes. Un feu de sac-poubelle, contre un portail en bois.
De jour, un allume-feu jeté entre le pare-brise et le capot d'une voiture en stationnement, sur la grille d'aération.
Garçons turbulents, filles en talons hauts, les étudiants se lâchent le vendredi soir. Au bout de la rue, sur la place, se trouve un bar connu, fort animé, cave bondée, musique. Trois garçons discutent avec véhémence, l'un appuyé contre la portière d'une voiture.
Le ton monte, insultes, les coups partent en éclair. Le jeune contre la voiture riposte, donne des coups puis moins vite, protège son visage de son bras, glisse à terre. L'autre s'accroupit, coups de poings. Debout, coups de pieds dans le torse, le ventre. La tête. De toutes ses forces. La tête. Encore. Encore.
Je filme avec mon portable. L'agresseur lève la tête, s'interrompt. Il traîne le corps inerte plus loin, vers le square, puis reprend ses coups méthodiques. Un jeune se tient à l'écart, en spectateur. A droite, devant un porche, une fille en noir téléphone calmement. Scène de théâtre, cauchemar froid.
Pompiers, forces de l'ordre. J'envoie la vidéo de l'agression à la police. Drogue, dette, règlement de comptes ? Le blessé est transporté dans un matelas coquille. L'ambulance s'éloigne, sirène hurlante.
Dans le caniveau, sur les pavés luisants, stagne une flaque de sang, peinture rouge.
*
Je vais faire les courses en ville. Un passant vient vers moi. Casquette, masque sanitaire.
-"On se connaît ?"
L'agresseur que j'ai filmé. Violent coup d'épaule. Je tombe, ma tête heurte le trottoir.
*
Tendre la main vers le miroir.
Je tends... doigts en avant serrés. Ne pas hésiter. Elle pénètre dans la surface -bracelet froid-, les rides se propagent, concentriques, clapotent contre l'encadrement. Comme des gouttes de mercure. Poignet, coude, bras, épaule. Le lavabo gêne.
Je retire mon bras, vais chercher le tabouret bleu devant la bibliothèque, monte dessus, recommence : doigts, main, poignet, coude, torse, ... Flexion des jambes, élan. Je bascule de l'autre côté.
*
Musique de jazz, Guy Lafitte. Sax ténor. Il a appris à jouer avec les Gitans. Il a voulu se perfectionner avec un professeur, ils lui ont dit, "surtout pas, tu vas perdre ta spontanéité".
L'employée vient voir pour la suite. Trois roses blanches sur le sol. La veuve, les deux fils, sortent.
Le chariot roule. Secousses. Je griffe le bois, mes ongles se retournent. Cri muet. Les portes métalliques grincent. Four. Feu.
*
C'est aujourd'hui c'est demain...l'humanité a réinvesti son animalité, qui aura le fil conducteur pour qu'aucun ne roule en cadence sur un horizon de grains?! ;0(
· Il y a plus de 3 ans ·flodeau