Fille de l'amer

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20 ans sans maman.

En disant cela, j'énonce simplement un fait.

20 ans, c'est long. Ce fut fastidieux, dangereux, j'ai vécu en équilibre sur un fil tendu au-dessus du vide sans personne pour me rattraper en cas de chute.

C'était presque aussi vingt ans sans papa, là sans vraiment y être.

Mais il paraît qu'une maman, ce n'est pas pareil. Rien ni personne ne la remplace. J'ai dû m'aimer seule, me bercer les soirs de cauchemars, apprendre de mes erreurs sans aucune mise en garde.

Je suis encore pleine de creux, il y a encore tant de choses de la vie que je ne connais pas.

Ce sont des vides qui ne peuvent plus être comblés, et ce depuis longtemps déjà.

Je t'ai détestée, bannie, haïe. J'ai repris contact, une fois, puis j'ai tenté l'indifférence, aussi. Rien n'y fait. Le sentiment reste indescriptible, comme s'il manquait des fils à brancher et que rien ne peut les suppléer.

C'est une constatation du vide.

Et ça demande de l'entraînement, de ne plus se rouler en boule en attendant de voir ton ombre au coin de la porte, prête à venir me réconforter.

Non, il a fallut faire sans, faire seule, ne pas faire, d'ailleurs.

L'adolescence n'a été qu'une succession de claques dans la tête, de rêves mis à la poubelle. De falaises dévalées sans moyen de s'arrêter, comme une énorme pierre lancée à vive allure, tout droit vers le précipice.

J'avais le bide plein de noeuds, et dans la tête, et dans le coeur, à ne plus savoir comment m'en débarrasser. J'ai tout tenté, de la lame jusqu'à noyer mon cerveau d'alcool.

J'avais toujours des échos, lointains, faibles, d'une maman qui persistait à apparaître dans des souvenirs brumeux. Mais ce n'était pas vraiment toi, uniquement une falsification de la mémoire pour garder un peu de douceur en cas de coup dur.

Vingt ans c'est long et ça a commencé bien trop tôt. C'est comme si j'avais toujours boîté ; j'ai traversé les âges dans un flou magistral.

Parmi ces vingt années sans maman, j'en ai passé quinze à éteindre tous les désirs de la vie, à tenter d'en oublier les saveurs. Pour protéger mon cœur, pour nourrir ces murailles de barbelés érigées autour du soleil.

Je croyais rester vraie en n'étant rien, j'ai fermé toutes les portes en usant de subterfuges, de croyances insensées, en assoiffant mon âme ; tout était bon pour ne pas souffrir.

Quinze ans à tutoyer les ombres, emmitouflée dans mon cocon de glace : inatteignable. Quinze ans à naviguer en eaux troubles, capitaine désemparé sur vagues déchaînées. Quinze ans à avoir envie de mourir à chacun de mes réveils, à hurler ton absence par tous les pores de ma peau sans imaginer que tu puisses revenir. Tu étais déjà trop loin avant même de mettre un pied hors de mon monde.

Comme elle fut longue, cette traversée des enfers.

C'est aussi vingt ans presque à tenter de canaliser ces émotions beaucoup trop intenses, ces bruits et ces pensées parasites. Autant de temps à me demander pourquoi je suis à ce point en décalage, pourquoi je m'émeus d'un vol d'oiseau, d'une forêt, d'un reflet du soleil sur les vagues. Quelque part je n'ai jamais cessé de me demander si tu étais comme ça, toi aussi. À sourire sous ces même étoiles. À batailler entre le besoin de lumière et de liberté, et ces idées noires qui se glissent encore parfois dans le crâne.

Je m'étonne d'être encore en vie. Vingt ans de luttes acharnées et de solitude intense.

J'ai eu beau te mettre de côté, tu vis en moi et la petite fille bancale que tu as abandonnée il y a vingt ans ne cesse d'exister. Elle se courbe, juste, pour tenter de ressembler à un rayon de soleil et percer dans le brouillard que tu as créé.

Et finalement, mon souffle se tord encore à l'occasion de cet anniversaire morbide. Vingt ans que j'essaye d'être grande et forte. Vingt ans que je suis fatiguée. Que je cherche comment me débarrasser de ces indicibles envies de dissiper toutes les lumières. Bien que sortie du royaume des ombres, j'étais ce capitaine d'un bateau fantôme qui vogue en pleine nébuleuse ; combien de temps encore pour être sûre que la terre que je foule est stable ? Je me rends compte en tremblant que j'en perds ma colère et mon amertume. Mes certitudes vacillent, c'était tellement réconfortant de pouvoir me réfugier dans mes petites habitudes. Je réalise aujourd'hui que je me suis menée la vie dure, pour être sûre d'avoir toujours un combat à mener. Mais ce vide que je ressens depuis peu s'apparente à de l'apaisement, finalement.

J'ai peut-être perdu ma plume mais j'ai recouvré la vue.

Qu'aurais-je été avec toi ? Peut-être rien de mieux. Qui peut savoir ? Je ne sais plus imaginer cette réalité alternative. Aurais-je été moins inapte en société ? Plus à même de converser avec les autres, de faire taire les voix dans la tempête sous mon crâne ?

Aujourd'hui, ça fait vingt ans sans maman.

Et ton ombre rôde encore, quand tu menaces de sortir de ta forêt tortueuse pour t'approcher de moi. Alors, mes membres tremblent, à ne plus savoir comment respirer.

En ce moment tu es dans les parages et je crains de t'apercevoir. Comment suis-je censée réagir ? Que peut-on dire à sa mère après tant de temps à ignorer l'existence de l'autre ?

Je n'ai plus de mots pour toi, plus d'envies, plus de colère non plus.

Vingt ans sans maman.

Et la vie continue.

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