Film

caiheme

Cela fait maintenant une heure que le film a commencé, Samuel est assis sur son canapé, il regarde d'un œil absent les acteurs d'une autre époque essayant de sortir discrètement d'une grotte cartonnée, une musique d'instruments à vent accompagnes leurs mouvements clandestins. Les vieux haut-parleurs intégrés à la télévision grésillent, les robots-tueurs se rendent compte de l'évasion, les acteurs se mettent à courir, l'un d'eux s'affale sur le sable, son visage effrayé disparaît dans l'ombre épaisse d'un robot-tueur, les fils du pantin métallique brillent sous la lumière des projecteurs du studio, l'image en noir et blanc tressaille, la bande de la cassette est vieille. Samuel soupire, il porte son verre à sa bouche et aspire de l'air, le verre est vide. Il le regarde un instant, le repose sur la table en métal, le remplit de whisky et avale d'un trait son contenu. Cela fait une heure que la bouteille est débouchée, la maison est plongée dans le noir, seule la lumière de la télévision éclaire la pièce du salon, les images lumineuses se reflètent dans la matière transparente de la carafe, le liquide jaune au fond ne bouge pas, il est compact. Samuel se ressert, il se lève du canapé, sa vision est un peu plus floutée que d'habitude, il se sent lourd, il cherche ses cigarettes, le paquet est posé sur un pouf percé, le sang en polystyrène est figé, il coule mais ne bouge pas, c'est un arrêt sur image. Samuel avance d'un pas hasardeux en direction du blessé en tissu, ses pieds nus marchent sur une mer de papier, des feuilles A4 blanches, griffonnées, déchirées, brûlées tapissent le sol du salon. Ce n'est pas l'artiste qui attire, c'est son expérience retranscrite à travers un art, c'est là une tâche difficile. Savoir se défoncer complètement le crâne, faire perdre toute notion d'espace et de temps, se laisser embarquer par le flot hallucinatoire d'une came quelconque. Conserver le cap d'une pensée déboussolée. Trouver le rocher pour accrocher sa main dans une mer déchaînée par l'excès. S'agripper à la pierre, prendre les vagues, éprouver les chocs et mémoriser pour retranscrire le plus clairement possible le ressenti. Lâcher prise revient à se noyer et couler pour ne plus remonter, s'abandonner c'est se faire broyer par les vagues de l'alcool. Samuel continue d'avancer en direction du pouf éventré, il pressent le choc élastique du whisky, il sent son haleine se solidifier et prendre la forme d'un caoutchouc, le caoutchouc est maintenu par ses dents, quelqu'un tire dessus, il tire fort, Samuel résiste et tend le bras pour saisir son paquet de tabac, les humains hurlent de terreur à travers le cube lumineux, les robots-tueurs les ont encerclés et vont les anéantir. Au moment où Samuel s'y attend le moins, l'élastique casse et lui revient en plein visage. C'est l'effondrement sur le carrelage, l'ivresse a pris le dessus, les fils qui maintenaient la marionnette de chair viennent de se rompre, le pantin s'écroule net. Il rebondit sur le carrelage, Samuel est le premier à s'en étonner, il rebondit si fort qu'il passe à travers le toit de sa maison et atterrit dans l'arbre de son voisin, coup de chance c'est l'été, les fruits sont mûrs. Il tend son bras et décroche de la branche un paquet de cigarettes, retire l'écorce en plastique et en tire un tube blanc. Juste au-dessus de lui un chat, qui s'était endormi sous le soleil, vient de prendre feu, le chat ne bouge pas, il continue de dormir et ronronne doucement. Samuel allume sa cigarette et  descend de l'arbre, le sol est devenu ciel, une nuée de portes en bois traverse l'horizon, Samuel commence à avoir chaud, il faut dire que l'inversion l'a rapproché du soleil, il attrape une porte, la poignée dorée est froide, c'est bon signe, derrière lui des fenêtres de campagnes dévorent les restes d'un vitrail de cathédrale déchiqueté.Le groupe de charognards émet un bruit discontinu de disqueuses coupant du métal. Samuel ouvre la porte et se voit de loin en train de l'ouvrir, il entre.Des taches brunes et des bandes noires horizontales apparaissent dans le ciel bleu, l'horizon devient jaune, les nuages virent au rouge et l'ensemble disparaît dans un blanc éblouissant. Dans cet espace sans contours Samuel aperçoit au loin une bille verdâtre arriver, plus la bille se rapproche plus sa taille augmente. C'est un atelier de peinture, trois murs en U, un plafond et un plancher de bois en pleine accélération qui lui foncent droit dessus. A l'intérieur, un homme, avec une calvitie prononcée, est entouré de cartons, les cartons sont plats, font la taille d'un enfant, il y en a des centaines, ils prennent tout l'espace de l'atelier, sur chacun d'eux est peint en couleur une personnalité du cinéma des années soixante. Marylin Monroe, Clint Eastwood, Sean Connery, Steve Mac Queen… Ils sont tous là, ils regardent de leurs yeux fixes l'homme à la calvitie au centre de la pièce, celui-ci feuillette un cahier de scénario sur un pupitre de musique, les pages du cahier sont usées, la police d'écriture est claire, lisible, propre, pas de rature. C'est une police semblable à celle des écoliers aux pupitres troués pour l'insertion des encriers. Le nom des personnages sur le cahier est écrit en rouge et inscrit dans la marge, les dialogues sont en bleu, les actions en noir. L'homme à la calvitie est habillé d'un costume gris, en dessous un gilet en laine verte sombre et à son cou est accroché un nœud papillon brun foncé serpenté de lignes rouges cramoisies. L'homme règle l'objectif, il commence à parler tout seul comme s'il était l'un des deux personnages en carton. Derrière les mannequins aplatis, un immense dessin d'enfant représentant Paris un soir de quatorze juillet fait office de décor. La surprise est telle que Samuel lâche sa cigarette, au lieu de tomber celle-ci s'envole et rebondit sur un sol invisible à deux mètres au-dessus de sa tête. L'atelier de l'homme à la caméra continue sa lancée, un son de bouilloire hurlante envahit l'espace, la fumée de la cigarette descend du plafond pour arriver devant le visage de Samuel, l'atelier accélère encore, la fumée de cigarette devient de plus en plus épaisse, Samuel reste figé, devant lui il n'y a plus qu'un opaque écran gris, il est incapable de bouger, il ferme les yeux. Et soudain la cigarette s'éteint, le voile de fumée commence à s'évanouir, l'atelier est à quelques mètres de Samuel,  le son de la bouilloire est si fort qu'il sent sa peau vibrer. La dernière parcelle de fumée disparaît  l'atelier se stoppe net, silence. Samuel rouvre les yeux, il voit la neige sur l'écran de télévision, la cassette est finie, un léger bruit de jazz se fait entendre dans sa chambre, le radio réveil s'est mis en marche, le carrelage est bien frais, Samuel va attendre que l'animateur radio donne la date et l'heure du jour pour savoir s'il doit paniquer, de toute façon il s'en fiche il a trouvé l'idée pour son prochain film.

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