Filtré

Christian Lemoine

Vous savez, ce tulle gris inconsistant, drapé sur les paysages même les plus brillants. Ou peut-être ne savez-vous pas. Pour ceux qui ne connaissent pas… le filtre qui déforme, le filtre qui décolore. Le tamis impalpable tramé devant les yeux, par quoi la lumière s’estompe, qui pollue les images, qui dépriment les icônes, qui dilue en larmes écœurantes le glacis, le vernis ; qui délave goutte à goutte les guirlandes de Noël. Pour ceux qui ne connaissent pas… un geste infime, un clignement d’œil, un tremblant de la main, une inclinaison insensible de la tête, un léger tassement du cou ou des épaules. Ou le regard qui s’embue et s’échappe vers un plus loin que vous ne pouvez saisir. Et aucune clé ne vous est donnée. Mais pour ceux qui savent… les mêmes frémissements sont des flagrances, la petite fraction de seconde éclate comme une détonation. L’instant indécelable explose dans l’intime, se fait déflagration. Il n’est nul talent caché dans l’aptitude à entrevoir la fissure dissimulée, il n’y est nulle propension naturelle. Pour ceux qui savent… simplement l’éveil d’un souvenir, le rappel des fulgurances brûlantes, ou peut-être plus souvent la membrane collée jamais détruite. Filtré : les joies, les douleurs, l’ami mort, les espoirs insensés, un amour possible, un visage qui sourit, un rêve qui n’ose sa propre déraison. Filtrés. Et tout ce qui hurle autour pour vous dire que vos affres sont dérisoires.
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