Fin de contrat
Michael Ramalho
Le vent glaciale d'une fin d'après-midi de printemps crevasse mes mains brulantes et sanguinolentes. Enfouies dans les poches de mon costume, elles forment deux morceaux de viande rigides, presque attendris tant elles ont massacré, rendus insensibles par la froideur mortelle qu'elles viennent de générer.
- « Chapeau la petite souris ! Encore un contrat d'honoré. T'es une bête!»
C'est sans doute ainsi que m'aurait accueilli le boss si tout s'était déroulé comme d'habitude. Un pas de plus franchie dans la damnation de mon âme.
Généralement le boulot s'articule toujours autour de ces étapes:
Etape une: juste un nom. Il surgit brut comme un monolithe. Immédiatement après, une enveloppe. Elle contient quelques informations sur la cible. Pour finir, une liasse d'argent roulée très serrée. Mon avance pour la réalisation du contrat.
Etape deux(ma préférée): la traque. Repérer et observer la cible. Connaître sur le bout des doigts ses habitudes, son emploi du temps. Ses fréquentations aussi. Synthétiser toutes ces observations afin de décider du jour de son départ.
Etape trois: La mise à mort et la destruction du corps. Choisir le meilleur outil. Quelque chose de discret pour ne pas attirer l'attention ou alors se laisser aller à des effusions de rage. Attention la deuxième option demandera forcément de l'huile de coude pour effacer ses traces.
Cette fois-ci, rien ne s'est pas passé comme prévu. Avec le boss, nous avions un pacte. Un pacte écrit en lettres de sang. Il est allé trop loin. Sa bouche puante ne crachera plus d'ordres malfaisants. Sa langue venimeuse ne s'agitera plus. Son masque n'affichera plus ce rictus déviant et dérangeant.
Je ne suis plus des leurs.
J'ôte une dent plantée dans l'articulation métacarpo-phalangienne – souvenir de mes années de médecine- de ma main droite. Je me débarrasse de quelques cheveux du boss collés dans son sang mêlé au mien.
L'écho d'une sirène toute proche m'oblige à entrer dans un bar situé à l'angle de la 31ème.
Le son à peine perceptible de l'étincelle de vie d'une mouche éteinte par le néon fixé au mur, me salue. Ce bruit de mort pénètre mon oreille et envahit mon être. Au fond, le cri poussé est le même pour tous. Qu'il s'agisse de l'insecte, du boss ou de moi-même. Il envahit lentement mon âme au rythme d'une gouttelette chutant à travers les nuits éternelles d'un gouffre sans fond.
Je ne suis plus des leurs.
Les gestes du barman se développent au ralenti. Ses lèvres bougent mais ne génèrent aucun son. Je parviens de justesse à lui commander un triple scotch. Il verse dans mon verre des glaçons.
La même gouttelette sur mon âme touche enfin le sol et dans un fracas assourdissant, devient un flot obscur. En avançant, il emplit mes ténèbres silencieuses d'une vibration lugubre et incessante.
Le liquide ambré coule de façon saccadée. Je reviens à la réalité par la grâce de la coulée ardente dans ma gorge.
Dans le milieu, d'aucuns me qualifient de brute, de monstre, de sauvage, d'individu sans foi ni loi qu'aucune besogne ne rebute.
Cette fois, le point de rupture a été franchi. Je n'ai pas pu.
Je ne suis plus des leurs.
Un couple dans le coin gauche du miroir, juste au-dessus des bouteilles d'alcool qui se dressent sur les étagères du bar, entre dans mon champ de vision.
Lui est habillé comme moi. Un couvre-chef à la mode dont le bord cache les yeux, un visage rasé de près et un par-dessus gris posé sur un complet de la même couleur.
Elle, porte une robe rouge sans bretelles qui met en valeur une poitrine alléchante et un magnifique collier de perles qui suffirait à la vêtir.
Elle fume en faisant des ronds qui naissent, s'épanouissent et finissent par disparaître dans le reflet.
Lui sirote son scotch. Ils ne se parlent pas, chacun paraissant noyé dans sa propre solitude.
Me vient alors l'idée que ces deux là peut-être, ne se connaissent pas ?
A des années lumières d'être un couple. Deux solitudes réunies par le hasard.
Et soudain une pulsion. Je veux qu'elle soit mienne. La prendre ici devant tout le monde. L'attraper par le collier. Retrousser sa robe. arracher sa culotte et entrer en elle.
Je lutte pour la contenir. Je ne suis plus des leurs. je ne suis plus des leurs.
Je fais diversion en réalisant l'inventaire de mes poches.
Un mouchoir tâché de sang, une liasse de billets de cent, eux aussi maculés, un paquet de chewing-gum , des cigarettes, une boîte d'allumettes et une moitié de billet de train. A l'origine, il était destiné à prendre le large comme à chaque fois après avoir honoré un contrat.
Il ne servira plus désormais. L'autre moitié est dans la bouche du boss.
Je ne suis plus des leurs.
Le barman observe avec méfiance ce bric-à-brac sur le comptoir mais ne dit rien. Il a du voir mes yeux et le vide qu'ils portent en eux. Ce néant c'est le vide éternelle de mon âme défunte
Retour au coin gauche du miroir. L'homme et la femme demeurent silencieux. Elle tourne légèrement le visage vers lui et lui souffle un doux nuage fumée au visage. Lui, entre chaque gorgée d'alcool se mordille l'intérieur des joues, laissant apparaître des canines aiguisées.
Lui aussi a des objets posés sur le comptoir. Un briquet, un étui métallique contenant des cigarillos et un portefeuille duquel dépassent de grosses coupures.
Soudain, l'homme ramasse le tout, le fourre dans sa poche et se dirige vers les toilettes.
La femme le regarde s'éloigner d'un air déçu.
Quelques secondes d'attente. Je me dirige à mon tour vers l'endroit d'aisance.
Personne face à l'urinoir ni devant le lavabo. Vers les casiers.
Une lutte s'engage.
Qui aura le dessus? L'infâme « petite souris » ou Johnny et les restes d'humanité qui finissent d'agoniser en lui.
En arpentant les casiers à la recherche de jambes que je pourrai tirer avec violence et faire passer sous la porte, je répète comme un mantra: je ne suis plus des leurs. Je ne suis plus des leurs, je ne suis plus des leurs. Un visage terrorisé apparait. Je me mets à frapper, à frapper de toutes mes forces. Je le fracasse, le mets en charpie, le fais éclater. Je ne suis plus des leurs. Rien. Pas de pantalon baissé jusqu'aux chevilles ni boucles de ceinture brillantes. Uniquement le mal qui émane de moi.
L'homme est parti.
Je regagne les rives alcoolisés aux reflets de zinc sur lesquelles mon verre m'attend, rutilant. Loué soit l'évanescent barman.
La femme en rouge a changé de place.
Son joli petit corps s'est posé sur le tabouret à la droite du mien. Sa main fine et légère sur mon épaule. Je me tourne vers elle. Elle me souffle la fumée en plein visage.
Un excès de maquillage cache une réelle beauté. Elle se penche et me susurre quelques mots à l'oreille. Nous nous levons.
Je ne suis plus des leurs. Je ne suis plus des leurs.
Elle me prend par la main. Ses bagues bons marchés me blessent les doigts.
Dans la rue, la vie se déploie en silence. Tramways traversant la ville, bolides filant à toute allure, motos pétaradantes, conversations animées des passants.
Je ne suis plus des leurs.
A deux pâtés de maison du bar. Au sommet d'un bâtiment désaffecté.
La petite souris a gagné la partie.
Je fixe la toiture goudronnée aux graviers remués.
Je monte sur le rebord en prenant appui sur une forme ravagée, écarlate, inerte.
La petite souris s'en sert comme marchepied. C'est ici que je descends.
Je me jette dans le vide.
Insignifiante gouttelette qui tombe à travers un gouffre sans fond.
Je ne suis plus des leurs.