Flash-Black -Chapitre 23

Juliet


-Qu'est-ce que tu lui as fait ?

Ce n'était pas vraiment parce qu'il l'avait voulu. C'était moins encore de la politesse. Mais lorsque Tsuzuku s'est retourné au son de cette voix qui pouvait s'adresser à n'importe qui, il l'a fait par curiosité. Non parce qu'il pensait que ces mots étaient à lui adressés et qu'il était la moindre des choses d'y prêter attention. Ils étaient à la sortie du lycée, et une masse grouillante d'élèves en uniformes noirs s'échappait à travers l'espace ouvert de la grille, chacun empressé de regagner son confortable chez soi ou de faire s'évader son esprit dans les joies secrètes des activités nocturnes de Tokyo. C'est comme si Shou avait attendu Tsuzuku là, tandis qu'il se tenait debout les bras croisés, le dos appuyé contre la façade de l'établissement, un genou replié. Il n'était pas vraiment ravi de le voir, Tsuzuku, mais il n'était pas vraiment irrité non plus.
À dire vrai, c'est une parfaite indifférence qu'il reflétait tandis que Kazamasa, victorieux malgré tout d'avoir capté son attention sans avoir prononcé son nom, s'avançait vers lui. Si Kazamasa souriait, son sourire n'exprimait rien d'amical.
-Je te parle de Hiroki. Tu sais, l'homme que tu t'appropries comme un objet ? cracha-t-il avec dédain. Je te demande ce que tu lui as fait.
-Je ne vois pas de quoi tu parles.

Le pire de tout est que Tsuzuku semblait sincère. Mais bien sûr, la légère teinte de surprise qui éclaircit ses yeux à ce moment-là ne pouvait être qu'une vicieuse comédie. Si parfaite qu'elle ne pouvait être que le jeu d'un tricheur qui a le mensonge pour première nature, la manipulation pour la deuxième.
-Hypocrite, grinça Kazamasa. L'état dans lequel tu l'as mis... Tu oses me dire que tu ne lui as rien fait ?! Toi... Pendant votre voyage, que lui as-tu fait subir ? Il ne te suffisait pas de lui soutirer son argent, de le soumettre à tes moindres caprices, de le séparer de moi, il t'a fallu aller jusqu'à le réduire à l'état de loque humaine ?
C'est sans doute ces derniers mots qui ont éveillé plus que tout l'intérêt de Tsuzuku. Même s'il n'eut aucun mouvement, ses traits se sont obscurcis d'une ombre venue de son intérieur. Une ombre plus grise que celle, miroir, de sa silhouette allongée sur le sol.
-De quoi est-ce que tu parles ?
-Salaud.
Tsuzuku s'est laissé faire. C'était de la surprise plus que toute autre chose, plus que la peur qu'il put ressentir à ce moment-là en voyant le visage de Kazamasa défiguré par une haine viscérale. Au milieu de la foule humaine qui franchissait la sortie du bâtiment, Tsuzuku n'a pas même protesté tandis qu'une force au-delà de l'ordinaire le détachait du sol et qu'il se sentait transporté en arrière. Kazamasa l'a poussé encore et encore, ou porté plutôt tandis que ses mains crispées le tenaient prisonnier par le col, coupant sa respiration. Tsuzuku sentait que son dos, ses épaules, ses coudes se heurtaient à d'autres et pourtant, ça ne lui faisait rien et d'ailleurs, même ceux qu'il heurtait par accident semblaient ne pas se soucier de ce que Saegami Tsuzuku était en train de subir.
Non pas qu'ils ne s'en rendaient pas vraiment compte, non. Ses orteils frôlant à peine de temps à autre le sol, Tsuzuku était transporté vers l'intérieur du bâtiment et, tandis que des centaines d'élèves pouvaient assister à ce spectacle irréaliste, nul d'eux ne réagissait. Exactement comme si entre les mains de fer de Kazamasa ne se trouvait qu'un objet encombrant bon pour la casse.
Ça a mis fin au bout d'une minute qui lui sembla mille et un jours d'enfer. Même pour gravir les escaliers, Kazamasa l'avait traîné à bout de bras et ce n'est que lorsqu'ils parvinrent au dernier étage, au milieu d'un couloir, que Kazamasa relâcha son emprise pour plaquer aussitôt Tsuzuku contre le mur. Une fois encore, prisonnier entre ces bras tendus sur lesquels saillaient des veines palpitantes comme si le désir de tuer coulait en elles plutôt que du sang, Tsuzuku s'est laissé faire.
-Tu n'as pas semé assez de désordre et de malheur comme ça, n'est-ce pas ? Après que Takamasa ait fini à l'hôpital par ta seule faute, tu veux aussi blesser Hiroki ?
-Qu'ai-je donc à voir avec Miyavi ? riposta Tsuzuku sans comprendre. Agaçant...
-Il n'est pas ton esclave !

Kazamasa avait explosé. Littéralement explosé. Sa voix, c'était la déflagration qui déchirait les tympans, le rouge de son visage, les flammes de sa haine dans ses yeux, c'était l'incendie après l'éclatement de la bombe. Devant Tsuzuku se tenait un individu qui n'avait plus d'identité que celle d'un corps animé par l'âme de la haine.
-Le traiter de la sorte, Tsuzuku, mais qui crois-tu que tu es sinon un criminel bon pour la peine capitale ?! Est-ce que c'est cela, ton but ? Est-ce que tu comptes vraiment ruiner la vie de celui à qui je tiens comme à la prunelle de mes yeux ?! Est-ce que tu comptes encore traiter en esclave un homme qui a toujours vécu sa vie dans l'honnêteté et l'intégrité ?! Est-ce que tu vas continuer à le dévorer jusqu'à la moelle, dis ?! Es-tu un cannibale ? Es-tu un vampire pour sucer l'énergie des êtres humains jusqu'à les voir s'écrouler avec un visage livide, totalement exsangues ?!
Il le secouait par les épaules, violemment, hargneusement, avec une telle force que son corps entier, jusqu'au dernier nerf, jusqu'au dernier muscle, jusqu'au dernier tendon semblait vouloir mettre fin à cette existence en face de lui qui était un gaz toxique imprégnant l'atmosphère. Et à chaque secousse le crâne de Tsuzuku cognait contre le mur dans un craquement menaçant.
-Kazamasa, articulait Tsuzuku entre deux heurts, qu'est-ce que tu...
-Je ne te laisserai pas en faire ton esclave tout comme jamais, au grand jamais, tu entends, je ne le laisserai devenir ton père !

C'est lorsqu'il l'a lâché que Tsuzuku s'est rendu compte qu'il ne tenait debout que par la force seule de Kazamasa. Il s'est affalé au sol et le choc à l'arrière de son crâne a fait traverser un nouveau faisceau de douleur dans son cerveau en ébullition. Il a laissé échapper un gargouillis lorsque le pied de Kazamasa a atterri comme un boulet de canon dans son ventre.
-Parce que c'est ce que tu voulais, non ?! Profiter d'un riche membre de la famille d'un autre pour remplacer ce père que tu n'as plus ! Ne le nie pas, Tsuzuku, voilà tout ce que tu voulais, trouver un autre homme aussi abruti que ce pauvre perdant qui a eu le malheur de t'avoir pour fils dans le seul but de pouvoir obtenir tout ce que tu voulais de lui, tout comme tu obtenais tout ce que tu voulais de ton sinistre père qui était prêt à tout pour toi ! Je sais pourquoi, Tsuzuku ! Je sais d'où t'est venu ce désespoir lorsque ton père est mort, Tsuzuku ! Ce n'est pas lui qui te manquait, non ; tout ce qui contrariait ton putain d'orgueil démesuré c'était qu'il n'y avait alors plus personne en ce monde qui soit prêt à tout sacrifier pour ta petite gueule d'hypocrite ! Mais est-ce que tu crois que j'en ai quelque chose à foutre, dis ?! Est-ce que tu crois que je me soucie que ce vieux qui a raté sa vie d'avoir un fils comme toi soit mort ?! J'en ai rien à foutre, Tsuzuku, de ton père et de tes frustrations, de tes petits caprices mégalomanes, j'en ai strictement rien à foutre alors, Tsuzuku, si tu essaies de donner à Hiroki le rôle que tu donnais à ton père, je te tuerai !


Tsuzuku a fait un cauchemar. Un cauchemar éveillé. Dans ce rêve lucide à l'intérieur duquel il ne put pourtant s'empêcher de se sentir comme un enfant largué sans transition dans un monde inconnu et hostile, sans main pour tenir la sienne, sans eau ni nourriture pour survivre, Tsuzuku se vit confronté à une chose à laquelle, pourtant, il croyait s'être fait une idée.
Cette chose-là, alors pourquoi est-ce que c'était elle qui l'effrayait plus que tout ?
Hiroki était devenu son père.
C'est ce qu'a vu alors Tsuzuku dans ce cauchemar au milieu duquel il demeurait agenouillé tel une sentinelle de cire, tétanisé. Les yeux exorbités dans le vide, Tsuzuku a entrevu la mort.
-Ce jour-là, Tsuzuku... Le jour de l'accident, tu ne le savais pas à ce moment-là, mais je t'amenais voir Hiroki... Alors que je t'avais fait cette promesse depuis tant de temps, alors que je t'avais juré de réaliser un jour ton rêve qui était de rencontrer l'idole que tu adorais aveuglément, après tout ce temps, Tsuzuku, j'avais réussi à faire revenir Hiroki à Tokyo, lui qui était alors en Amérique... Je l'avais mis au courant de tout, Tsuzuku, mais à toi, je n'avais rien dit. Alors que Hiroki attendait ta venue, toi, tu ignorais tout de mes intentions et lorsque je t'ai fait monter sur ma moto, tu n'avais aucune idée de ce qui se préparait... Ce jour-là, Tsuzuku, j'étais en train de réaliser ton rêve. Et tu sais quoi, Tsuzuku ? J'étais heureux. Parce que tu allais enfin te retrouver face à celui qui obsédait tes pensées depuis tant d'années, parce que je détenais entre mes mains ce pouvoir de réaliser ton souhait le plus cher, j'étais heureux. Mais à ce moment-là, il y eut cet accident, Tsuzuku... Et... Tu sais quoi, Tsuzuku ?


Kazamasa s'est agenouillé. Prenant entre ses doigts le menton du jeune homme, il a plongé dans ses yeux vitreux les siens. Et ses yeux, à Kazamasa, étaient emplis de larmes.
-Je regrette, Tsuzuku. J'ai tant souffert pour avoir été la cause de ton malheur. Mais je regrette. Maintenant que je sais ce que tu comptais faire depuis le début à Hiroki, je regrette que tu n'aies pas trouvé la mort dans cet accident.
Dans la mâchoire de Tsuzuku, les ongles de Kazamasa s'enfoncent comme il resserre ses doigts autour de son menton. Le lien entre les deux corps, c'est un pont invisible que le dégoût et le mépris traversent.
-Alors, Tsuzuku, l'homme qui m'a aimé comme son père ne remplacera pas le tien. Parce que l'homme que j'ai considéré comme mon père est un homme digne, Tsuzuku. Parce que l'homme que je vois comme mon père n'est pas ce perdant planétaire que tu as bouffé jusqu'à la moelle.

Un liquide acide effectue un aller-retour expéditif dans la gorge tendue en arrière de Tsuzuku. Avec la douleur et l'arrêt de sa respiration lorsque Kazamasa l'avait frappé en plein ventre était venue cette envie de vomir, acerbe.
-Comment...

Sa voix n'est qu'un faible gargouillis. Un pauvre moineau incapable de voler tombé malencontreusement du nid. Sur une terre dangereuse, le moineau a atterri dans un bruit sourd. Aussitôt un serpent a surgi, refermant sa mâchoire féroce autour du corps insignifiant.
Alors que des larmes de souffrance troublent la vue de Tsuzuku, Kazamasa jubile, rayonnant. Dans un effort surhumain, Tsuzuku lutte contre la force jusqu'alors jamais connue de Kazamasa pour redresser la tête. Même encore prisonnier de sa seule main, il a osé le regarder fièrement dans les yeux, défiant.
-Comment oses-tu te plaindre, Kazamasa ? Toi, me dire tout cela, pourtant, Kazamasa, dans le fond, qu'en sais-tu ? Jamais tu n'as su, Kazamasa... Manquer d'un père, tu n'as jamais pu savoir ce que ça fait.
-Non, Tsuzuku.


Tsuzuku a rouvert les yeux. Il n'a pas réagi lorsqu'il s'est retrouvé nez à nez avec Kazamasa, leurs deux visages à une distance qui annihilait toute notion de pudeur. C'était le même tableau, après tout. La seule chose qui a inquiété Tsuzuku alors était de savoir quand avait-il fermé les yeux, et durant combien de temps. Et si la voix de Kazamasa l'avait réveillé, elle était comme le sinistre augure d'une tragédie imminente.
Mais ce que Tsuzuku ignorait, et qu'il aurait dû savoir parce qu'autour de sa mâchoire, les doigts de Kazamasa s'étaient relâchés, était que ce concentré de haine qui l'avait brutalisé un instant plus tôt n'était rien de plus qu'un fantôme inoffensif.
Une ombre de sourire a dénaturé les traits de Kazamasa. Juste un masque fabriqué de toutes pièces par un artiste sans conviction.
-Moi, Tsuzuku, un père, je n'ai jamais su ce que c'était. Car si pour toi, avoir un père était avoir un homme aimant et fort prêt à t'aimer et te défendre en toutes circonstances, si pour toi avoir un père était un homme désireux de combler tes désirs, si pour toi avoir un père était avoir un homme prêt à te réconforter et à t'encourager dans les moments difficiles, moi, Tsuzuku, je n'ai jamais connu qu'un individu sans humanité qui a voulu femme et enfant dans le seul et unique but de disposer d'un foyer à asservir et à dominer. Toi, Tsuzuku, il te manque un père depuis que le tien est mort. Mais moi, Tsuzuku, il me manque un père depuis que mon premier cri a retenti en ce monde.
 

La main de Shou a glissé le long de son cou puis de sa poitrine pour venir s'écraser sur le sol. Un corps dévitalisé, voilà ce qu'était devenu Kazamasa face aux yeux ébahis de Tsuzuku. Un poids aussi écrasant qu'invisible a affaissé ses épaules. Se ratatinant encore et encore, se repliant sur lui-même, Kazamasa a semblé rétrécir petit à petit devant un Tsuzuku impuissant. Il a rétréci sans discontinuer, il a rétréci tant et si bien, Kazamasa, qu'à la fin il n'était devenu qu'un fœtus prostré sur lui-même.
-Disparais.

 
 

Tsuzuku n'a pas attendu. Se redressant d'un bond, il s'est mis à courir au milieu du couloir. Pas une seule fois il n'a jeté un regard en arrière. Le claquement des pas précipités de Tsuzuku avait disparu depuis une minute, peut-être deux, lorsqu'un bruit éveilla l'attention de Kazamasa.
Une porte. Il a à peine relevé la tête.
-Qu'est-ce que tu fais ?
C'est lorsqu'il a reconnu cette voix que Shou a décidé. Sans un mot, il s'est redressé, péniblement, avant de se retourner. À quelques mètres devant lui se tenait Sugizo, l'éternel travailleur acharné.
Kazamasa a souri.
Mais un sourire pareil, malgré tout ce qu'il pouvait abriter de douceur et de bienveillance, ça n'avait aucune valeur lorsque, en même temps qu'un tel sourire, l'on se couvrait le visage de larmes.
-Tuez-le, mon Dieu. Sugihara, il faut que quelqu'un le tue.


Sugizo n'a eu aucune réaction. Ce n'est que lorsque, dans un élan irrépressible de désespoir, Kazamasa a foncé contre ce corps qu'il serra dans ses bras comme il l'eût fait de sa propre vie, que Sugizo a réagi. Ce n'était qu'un geste, c'est vrai, mais parfois un unique geste vaut mieux que mille mots de réconfort.
Caressant d'une main bienfaisante le dos secoué de sanglots de Kazamasa, Sugizo a posé sa joue contre son crâne baissé. Un crâne surmonté d'une invisible auréole.
-Non, Kazamasa. Tu te trompes. Il ne faut tuer personne, tu sais. Il ne faut tuer personne, Kazamasa, et pour commencer, tu ne dois pas non plus te tuer, toi.

C'était comme s'il n'avait pas entendu.
Durant des minutes et des minutes encore, Kazamasa a continué à pleurer, sa rancœur, son chagrin et sa honte cachés contre la poitrine fine et pourtant si sécurisante de l'homme.
Vraiment, c'était comme s'il n'avait pas entendu. Comme si, seulement.


 











-Alors, tout ça pour rien ?
Aoi était sur le point de se décomposer. Comme si chaque seconde un peu plus l'idée de la réalité lui pompait son énergie, il blêmissait, s'affaiblissait et lorsqu'il finit chancelant, il dut se tenir à l'épaule de Tora pour ne pas sombrer. Ce dernier, droit et solide comme une statue de marbre, gardait gravée sur son visage blanc une expression digne d'un souverain. Un mélange d'autorité, d'assurance et de calme, Tora sondait un à un chacun de ses compagnons comme pour évaluer l'intensité du ressentiment qui découlait en eux. C'était une défaite, oui. Elle se lisait dans les yeux de chacun comme le titre d'un roman en lettres dorées sur sa couverture.
Comme s'il était le responsable de toute cette désillusion, Kazamasa observait Joyama avec une culpabilité pour laquelle Tora se retenait de rire. Tora était indifférent. Ou plutôt, pas vraiment ; il était soulagé, en vérité. Soulagé, mais il ne savait pas comment l'annoncer à ses camarades sans que ces derniers ne s'offusquent. Pourtant, ils auraient dû l'être aussi, soulagés. Parfois, se tromper était la meilleure chose que l'on pouvait espérer, mais il fallait croire qu'à une simple évidence ses camarades n'avaient pas même songé, aussi c'est la déréliction qui assombrissait leurs visages, traîtresse.
Dans ses mains nerveuses, Kazamasa serrait la photo, cause de tout cet abattement.
Tora a levé les yeux au ciel, réprimant un soupir. Lorsqu'il a baissé le regard, ses yeux ont croisé ceux de Mahiro. Tora a souri, déconfit. Mahiro s'avançait vers Kazamasa, prudent.
-Ceci... dit-il en pointant la photographie écrasée entre les mains de Kazamasa. Cela devait constituer une preuve de...
Shou a hoché la tête, penaud.
-Mais finalement, tout cela n'a servi à rien. Depuis le début, nous nous étions trompés.
Mahiro a fait volte-face pour se retrouver face à face avec Miyavi.
-Tu vas me dire que tu as fini à l'hôpital pour une chose aussi... aussi absurde ?! s'étrangla-t-il.
Miyavi a détourné la tête. Son absence de réponse était la plus claire de toutes, et Mahiro, passant une main sur son visage, a poussé un long soupir désabusé.
-Depuis le début, cette histoire ne tenait pas debout... Je ne crois pas que vous soyez allés aussi loin à cause d'élucubrations si insensées.
-C'était tout à fait envisageable, s'est défendu Miyavi, amer.
-Absolument pas, rétorqua Mahiro. La preuve en est juste là, non ? Depuis le début, vous avez complètement fabulé. Qui est donc le premier à avoir imaginé une chose pareille ?
Mahiro a soufflé de dépit lorsqu'en chœur Kazamasa et Joyama levèrent timidement la main. Au milieu de la scène, Tora luttait encore pour retenir cette envie de rire qui le démangeait.
-C'est de ma faute, marmonna Kazamasa, honteux. Ma mémoire m'a joué des tours. Je me suis trompé sur toute la ligne.
-Tu n'étais pas le seul, le rassura Joyama.
-Toi, Kazamasa, s'enquit Mahiro, lorsque tu as vu la cicatrice de Tsuzuku, ce jour-là, durant le cours de natation... Tu t'es mis à avoir un doute, n'est-ce pas ? Suite à cela, tu t'es mis à rechercher des anciennes photos de Tsuzuku et toi, du temps où vous étiez encore proches...
-Ce n'est pas ma faute, gémit Kazamasa qui se mit à trépigner comme un enfant que l'on réprimande. Quand j'ai vu la cicatrice de Tsuzuku sur ces photos, je me suis rappelé celle que j'avais vue durant le cours de natation... Ce n'étaient pas les mêmes, est-ce que j'y suis pour quelque chose ?
-Ce n'étaient pas les mêmes dans ta mémoire, rectifia âprement Mahiro. Mais le fait est que la cicatrice que Tsuzuku porte actuellement -je veux dire, depuis deux ans- est exactement la même que celle qu'il porte sur ces photos. Puisque tu n'as pas pu vérifier par toi-même sur le corps de Tsuzuku ensuite, Hiroki t'en a apporté la preuve par cette photo, n'est-ce pas ?
-Je n'y peux rien, protestait le garçon, si Joyama et moi avons si mauvaise mémoire.
-Pourquoi est-ce que tu me confères tes défauts, petit impertinent ? se défendit Joyama.
-Mais il est vrai que tu as eu toi aussi des doutes ! Tu viens de le dire, non ? Après tout, c'est toi qui as fait cette cicatrice à Tsuzuku ! Tu devrais t'en souvenir mieux que quiconque !
-Vous croyez vraiment qu'il convient de vous disputer ?!
Dans un ostensible soupir exaspéré, Miyavi s'avança, droit et imposant, pour venir arracher des mains crispées de Kazamasa la photo révélatrice.
-Au final, tout ceci est plutôt une bonne nouvelle, clama-t-il comme il brandissait la photo devant les yeux de chacun. Puisque tout est normal, cela veut dire que nous avons encore une chance de pouvoir renouer des liens amicaux avec Tsuzuku.
-Il n'y a vraiment pas que ça, échappa Tora dans une grimace, mais chacun ignora sa remarque.
-Il est hors de question que je ne redevienne l'ami de Tsuzuku, renchérit Kazamasa. Cela n'a rien à voir. À présent, devenir l'ami de Tsuzuku signifie inéluctablement devenir son esclave et son souffre-douleur.
-Mais toi, Tora, s'enquit brusquement Mahiro en se précipitant sur son ami. Tu ne le croyais pas, n'est-ce pas ? Tu n'étais pas assez idiot pour le croire.
-Qu'est-ce que tu fais ? grommela Tora comme le garçon le saisissait fermement par les bras. Tu parles, moi, je n'étais même pas au courant. J'ai dû l'apprendre... parce que lorsque Miyavi a insisté auprès de moi pour que je ne lui donne l'adresse de Mizuki, je l'ai forcé à me dire ce qui le poussait à cette demande totalement incongrue.
-Mais même après que je t'ai tout révélé, tu n'étais pas du tout enclin à me donner son adresse, précisa Miyavi.
-Bien sûr que non, abruti. Tu comptais t'en prendre à Mizuki, pourquoi aurais-je envoyé le loup chez l'agneau ? Il t'en a fallu, du temps et des arguments, pour me convaincre.
-Cela ne t'a pas empêché de prévenir Tsukasa de mes intentions, grinça Miyavi.

Pour toute réponse, Tora lui montra ses canines. Dépité, Miyavi a tourné son attention vers Kazamasa qui était devenu silencieux, tristement plongé dans ses pensées.
-Que comptes-tu faire ?
-Je ne sais pas... Tu sais, je suis désolé. C'est de ma faute si tu as été blessé.
-Ne commence pas ces insupportables larmoiements, se plaignit Miyavi. C'était mon initiative, tu comprends ? J'y ai cru dur comme fer aussi, et je désirais profondément en avoir le cœur net. Mais je te parlais de Tsuzuku, dis. Il est au courant de tout cela ?
-Bien sûr que non, et il n'est pas question que quiconque le lui dise.
-Pourquoi donc ? s'enquit Mahiro.
-Parce qu'il nous méprise déjà bien assez comme cela pour qu'en plus il pense que nous sommes devenus complètement fous. À avoir ainsi douté de son identité...
-Je pensais que cela t'importait peu, fit remarquer Mahiro. Après tout, Tsuzuku, tu ne comptes pas renouer les liens avec lui, si ?
-Non ! s'exclama le garçon avec véhémence. Cependant...
Shou a renversé la tête en arrière. Retenant son souffle, il est demeuré ainsi durant plusieurs secondes sous les yeux intrigués de ses amis, les yeux rivés au ciel, avant de se redresser dans un soupir empreint de lassitude.
-Malgré tout, reprit-il avec hésitation, je dois lui présenter mes excuses...
-Pourquoi le devrais-tu ? s'offusqua Joyama. Après la manière dont ce détraqué t'a traité...
-Mais je lui ai dit des choses atroces à propos de feu son père.


C'est ce dernier mot qui a excité les neurones de Tora. Inconsciemment, le garçon a tiqué, nerveux. Il y avait quelque chose. Quelque chose, mais quoi ? Dans son esprit, une image était apparue, vive et imposante, avant de disparaître aussitôt. Avant même qu'il n'ait le temps d'identifier formes et couleurs, elle avait pris fin, laissant le néant dans son esprit. Le néant, mais pas vraiment. Là, insaisissable, tapie tout au fond de sa conscience, une idée apparaissait. Confuse, obscure et abstraite, elle se mouvait, prenait forme avec une lenteur extrême. Mais elle était loin, trop loin pour qu'il ne puisse la saisir, et Tora sans s'en rendre compte gardait le front plissé, ses yeux scintillants fixés sur le vide comme s'il essayait d'y voir quelque chose. Une concentration extrême, voilà ce qui se lisait sur le visage figé de Tora que ses amis se mirent à considérer avec inquiétude.
-Tora ? fit la voix de Miyavi. Tu es sûr que ça va ?
Ça a été un boulet de canon. Venue du fond de lui-même, l'arme a heurté sa conscience avec une telle force que Tora instinctivement a propulsé sa tête en avant.
-Tora !
Tora a redressé la tête. Les mains plaquées sur ses tempes, il a tour à tour dévisagé ses compagnons de ses yeux qu'un mystère terrifiant étrécissait. Devant lui ils étaient quatre qui se tenaient là, pâles d'inquiétude. Derrière le front de Tora, venue du fond de son esprit, une image prenait toute la place, telle un fantôme incapable de traverser les parois de la pièce qui l'enferme.
-Tora, mais qu'est-ce que tu as ?
-Son père... Sa famille.
-Quoi ?
Tora s'est ressaisi. Brusquement, il sembla prendre conscience de l'intense trouble avec lequel ses amis le considéraient. S'efforçant de retrouver une expression assurée, Tora s'est avancé vers eux, grave.
-Sa famille, clama-t-il d'une voix blanche. Il y a peut-être des choses que nous devrions savoir sur sa famille.


Silence. Tora est en train de se transformer à l'intérieur des esprits qui l'entourent. De garçon fier, sûr de lui et sensé, Tora prenait soudainement le statut d'un fou. En chœur, Kazamasa, Mahiro, Joyama et Miyavi se sont consultés, tacites.
-Mais toute sa famille est décédée, finit par prononcer Mahiro, méfiant.
-Crois-moi, Mahiro, cela ne change rien.
Avant qu'ils n'aient le temps de lui répondre, Tora s'est avancé encore un peu plus vers eux. Et à cet instant-là, vraiment, l'assurance dont il faisait preuve était plus qu'inquiétante. Arrivé à hauteur de Mahiro, Tora a plongé ses yeux dans les siens, si proches que leurs couleurs se confondaient.
-Vraiment, reprit Tora dans un murmure. Ça ne change rien.

 









-Tu dors ?
En silence, marchant doucement sur la pointe des pieds, Tsukasa s'avance vers le lit défait. Ici se tient allongé Mizuki, le dos tourné à l'homme, une joue reposant sur son bras. Incroyable comme il est mince, ce corps tout de blanc vêtu de celui qui ose effrontément l'ignorer. Tsukasa s'approche sans un mot. Lentement il se penche, et si bien sûr Mizuki a les yeux clos, il est trop aisé de deviner que Mizuki ne dort pas, et ce n'est pas sa respiration paisible et régulière qui trompera l'homme. Mizuki est incapable de dormir durant le jour, Tsukasa le sait.
Il échappe un sourire à Tsukasa d'attendrissement et d'amusement face à toute cette comédie si inutile. Même s'il sait son jeu découvert, Mizuki n'acceptera pas d'admettre sa défaite et continuera à garder les yeux clos, défiant.
-Allez, dis. Je sais bien que tu ne dors pas.
Un peu pour le provoquer, un peu parce que la grâce de ce corps longiligne l'émeut, Tsukasa vient prendre place aux côtés de ce garçon si fragile et pourtant si déterminé. Dans le délice de savoir qu'il embêtait le jeune homme sans que ce dernier ne puisse se défendre, Tsukasa a collé son large torse contre le dos mince de Mizuki. Avec amour et provocation, encore, il passa son bras autour de sa taille. Dans un remuement ensommeillé, Mizuki a gémi.
-Tu es vraiment détestable, tu sais...
Tsukasa éclate d'un rire de victoire. Jubilant, il redresse le buste, s'appuyant sur son coude pour pencher son visage à hauteur de celui du garçon dépité. Les longues mèches noires de Tsukasa venant chatouiller son nez, Mizuki s'agite, protestant.
-Je ne te veux pas dans mon lit. Tu sens mauvais.
-Je sors de la douche et c'est toi qui es dans mon lit, je te signale. C'est chez moi, ici.
-Mais j'ai décidé que ce serait ma maison, maintenant.
Tsukasa ne dit rien. Son sourire s'est effacé et au lieu de cela, il regarde gravement le visage de profil encore endormi de Mizuki, pensif. Une déclaration de guerre ou une déclaration d'amour, il ne savait pas très bien laquelle des deux se rapprochait le plus de la réalité. Alors, troublé, Tsukasa décide de ne plus se retenir et, vivement, il plonge son visage au creux du cou de Mizuki pour y déposer un baiser. Si les paroles de Mizuki étaient une déclaration de guerre, alors ce baiser était une arme. Si c'était une déclaration d'amour, alors ce baiser n'était que lui-même, avec sa charge de passion et de tendresse.
Mais Mizuki avait dû faire une déclaration de guerre, car alors il sursauta et, dans un mouvement brusque, repoussa l'homme qui se laissa faire, déconfit.
-Tu es chiant. Je n'ai pas envie de te supporter.
-Tu dormais vraiment ? s'enquit Tsukasa, blême.
-Je ne peux pas dormir en plein jour, tu sais bien.
Mizuki d'étirer ses bras et ses jambes dans un long gémissement de bien-être. Un vrai chat, a pensé Tsukasa, avant que Mizuki ne s'étale sur le ventre, les membres écartés, sa main pendant dans le vide.
-J'en déduis que tu m'en veux encore, conclut Tsukasa, morose.
-Ne t'attends pas à ce que je te saute dans les bras avant que tu m'aies prouvé que tu es un homme honnête et sensé, lâcha d'une traite Mizuki sans ouvrir les yeux.
-J'ai cru faire la meilleure chose qu'il fallait.
-Entre ce que croit un imbécile et ce qui est vraiment, il y a une grande différence, tu sais.
Tsukasa a tiqué. C'était lui, l'imbécile ? Rageur, il a effectué une série de grimaces toutes plus incongrues les unes que les autres à l'adresse de Mizuki qui ne pouvait pas les voir.
-Tu es hideux, Tsukasa.
Ce dernier s'est figé, le cœur battant. Stupéfait, il a rivé ses yeux interloqués sur Mizuki.
-Comment est-ce que tu sais ?
-C'est tout à fait ton genre de faire des grimaces quand j'ai les yeux fermés. Tu ne t'es jamais départi du gamin en toi.
Tsukasa a lâché un soupir. Contrit, il s'est agenouillé sur le sol, faisant face à Mizuki, solennel.
-J'ai compris que j'avais tort. Pardonne-moi.
-Les excuses ne servent à rien, Tsukasa. Les regrets plus encore. Tu aurais dû savoir que tu le regretterais si tel était sincèrement le cas. Si tu l'avais su, alors tu ne l'aurais pas fait. Si tu l'as fait, Tsukasa, c'est parce que tu n'étais destiné à avoir aucun regret.
-Mais je te jure que je le regrette pourtant, insista Tsukasa en totale déconfiture.
-Tu regrettes ma colère, Tsukasa. À elle, tu ne t'y attendais pas. Ce que tu as fait à Miyavi... Tu ne le regrettes pas.
-Mizuki, je l'ai fait dans le seul but de te protéger ! se défendit douloureusement Tsukasa.
-C'est faux.


Enfin, Mizuki se mit à lui accorder son attention. Enfin, mais peut-être malheureusement. Lorsque Mizuki s'est redressé brusquement pour ouvrir sur lui un regard empli de mépris, Tsukasa a pensé que peut-être il eût été mieux de se sentir invisible plutôt que si dégoûtant à un regard qui lui était si cher.
-C'est faux, répétait Mizuki d'une voix rauque. Et tu le sais. Celui que tu voulais protéger, avant tout, n'était-ce pas Tsuzuku ?
-Tu te trompes ! s'étrangla Tsukasa qui sentait sa poitrine se resserrer. C'était toi, Mizuki, toi seul, parce que j'avais tellement peur qu'il ne perde la raison et qu'il ne s'en prenne à toi !
-Alors il te suffisait seulement de donner à Miyavi ce qu'il voulait, Tsukasa.


Mais, ce n'est pas si simple. C'est ce que Tsukasa aurait voulu répondre, mais ce qu'il n'aurait osé dire pour rien au monde. Car il le savait, aux yeux de Mizuki, il n'y avait rien de plus simple, et qu'une telle défense ne serait qu'une preuve de plus de la lâcheté de Tsukasa. Alors, il en a trouvé une autre, de défense.
-Toi non plus, tu ne voulais pas. Plusieurs fois alors que j'étais sur le point de trahir la vérité malgré moi, tu me coupais la parole juste à temps, me faisant réaliser l'erreur que je commettais.
-Je n'avais alors pas conscience de tout ce que cela impliquait, Tsukasa. Ce Tsuzuku, après tout, je ne connais rien de lui comparé à toi. J'ai réalisé plus tard que c'était dangereux.
-Je l'avais réalisé depuis le début, moi.
-Alors, pourquoi malgré cela l'as-tu caché ?
Tsukasa a deviné. Il l'a vu dans ses yeux, en vérité. Dans tout le mépris, tout le dégoût, dans toute la colère, et même cette triste déception aussi que Mizuki recelait dans le vert de son regard, Tsukasa avait pu la lire. La réponse que Mizuki détenait déjà mais qu'il avait espéré, au fond de lui, recevoir de Tsukasa comme une preuve d'honnêteté. Écrasé sous le poids de ce regard qui renfermait bien trop de vérités en lui seul, Tsukasa a baissé la tête.
-Parce que tu es un menteur, Tsukasa. Tu es devenu un menteur parce que tu es le complice d'un menteur. Il est faux de prétendre que tu n'as rien à dire sur Tsuzuku. Et pour protéger un mensonge, Tsukasa, tu t'es mis du sang sur les mains.


Tsukasa détourne la tête. Il espère que derrière les mèches noires qui couvrent son profil, les larmes naissantes ne peuvent pas se voir. Tsukasa a envie de vomir. Tsukasa voudrait dormir.
-Et au final, tu n'as protégé personne, Tsukasa. Tu n'as pas pu protéger ce moi qui a peur du toi violent, Tsukasa, et qui ne se sent en sécurité que lorsque tu montres la force de la sagesse plutôt que la brutalité de la déraison. Tu ne m'as pas protégé, Tsukasa, parce que moi, je ne suis pas habitué à voir des corps allongés dans leur propre sang. Mais avant tout, Tsukasa...
Il avait su d'avance ce qu'il s'apprêtait à dire. C'est comme si les pensées de Mizuki, Tsukasa était assez proche de lui pour pouvoir les lire en filigrane derrière son silence. Mais ce n'était pas tout.
Tsukasa n'avait pas eu besoin de Mizuki pour savoir ce qu'il faisait. Malgré tout, lorsque la vérité a ressurgi sous la forme de mots émis par une voix innocente, Tsukasa ne l'a pas supporté.
-Avant tout, tu laisses se mettre en danger Tsuzuku.








 
-Est-ce que tu vas mieux ?
Il l'avait accueilli avec un sourire. Peut-être trop tendre, peut-être trop bienveillant, et trop triste aussi pour un garçon qui ne méritait sans doute pas autant de sentiments. Penaud, Tsuzuku s'est avancé, mais d'un pas seul, et il a fallu à Hiroki lui prendre la main pour l'attirer doucement à l'intérieur de l'appartement. Il était confus, Tsuzuku, embarrassé, et il n'osait pas vraiment regarder dans les yeux cet homme qui, pourtant, vivait sa venue avec un extrême soulagement. Comme si au fond de lui, Hiroki avait vécu une éternité d'enfer durant laquelle il se serait demandé si, oui ou non, il reverrait le garçon vivant un jour.
-Hiroki, j'ai appris de Kazamasa que tu étais malade. Est-ce vrai ?
Tsuzuku réunit tout son courage pour relever les yeux. C'est aussi parce qu'il désire profondément que Hiroki comprenne. Qu'il ne fait pas semblant. Que tout ce temps, il a été réellement inquiet. Après sa discorde avec Shou que ce dernier avait provoquée, Tsuzuku n'avait pas laissé de faire défiler en son esprit des scènes obscures qui, si elles n'existaient que dans son imagination, faisaient se mouvoir en ses entrailles un serpent qui l'affaiblissait du poison de l'angoisse. Shou n'avait rien dit à Tsuzuku de l'état réel de Hiroki et pourtant, le jeune homme subissait cette nouvelle comme un nouveau drame venu assombrir un peu plus encore le chemin de sa vie. Tsuzuku avait peur, oui, lui qui en avait cette prégnante phobie, de se retrouver dans le noir profond.
-Tu t'inquièterais pour moi, Tsuzuku ?

Hiroki avait ri. Il était pâle, un peu. Tsuzuku ne pouvait que s'en douter, mais il l'était bien plus lorsque Kazamasa était venu le voir. Parce que Hiroki semblait détourner la conversation, Tsuzuku a approché son visage du sien pour l'affubler de ce regard implorant avec lequel il avait su tant de fois attendrir les cœurs qui n'étaient pas destinés à lui appartenir.
-Tu n'as pas une seule fois répondu au téléphone, Hiroki. Je t'aurais paru plus normal de ne pas m'inquiéter ?
-Tu m'aurais paru comme d'habitude.
Bien sûr, c'était vrai. Et même si c'était une évidence, l'admettre était douloureux pour ce cœur qui devenait trop gros dans une poitrine trop fine. Détournant le regard pour échapper au sourire gentiment moqueur de Hiroki, Tsuzuku a ravalé ses sentiments.
-Moi aussi, je me suis inquiété, murmura Hiroki.
-Je sais.
C'était impossible, après tout. De ravaler ses sentiments alors qu'ils débordaient d'un cœur qui finissait par les recracher tout entiers, indigestibles, c'était juste chose impossible à réaliser.
-Je ne sais pas ce qui m'a pris à ce moment-là, Hiroki.
Tsuzuku place une main devant sa bouche. Il réprime ses sanglots mais les larmes sont bien là, découlant de deux saphirs qui, malgré leur beauté, n'osaient plus faire face au monde. Encore moins à cette créature humaine qui de par sa simple existence semblait faire de l'ombre à cette beauté comme à toute autre sur Terre.
-Je ne voulais pas gâcher notre voyage, Hiroki.
-Ne pleure pas, Tsuzuku. Si tu avais seulement voulu le gâcher, tu aurais trouvé autre chose, n'est-ce pas ? Tsuzuku, si tu pleures, alors je penserai que tu me crois odieux au point d'en vouloir à un garçon qui a voulu...
-Tais-toi !
Sa voix s'était déchirée pour finir dans une plainte aiguë. Effrayé par la main que Hiroki dirigeait tendrement vers sa joue, affligé, Tsuzuku a reculé pour finir acculé contre le mur.
-J'ai honte, tu comprends ?! Hiroki, j'en meurs de honte !
-De honte ou d'autre chose, je ne tolérerai pas que tu meures, Tsuzuku.
-Mais je ne voulais pas, Hiroki ! Que tu me voies si faible, pour rien au monde, je ne le voulais pas !
-Que racontes-tu là, Tsuzuku ? Que tu le veuilles ou non, faible, c'est ainsi que je t'ai vu depuis le début.

Il ne se trouvait nul mépris, ni moquerie, ni désir inavoué de blesser ou seulement de mettre mal à l'aise en Hiroki. Juste une profonde sincérité qui semblait s'allier avec la tendresse. Une alliance contre-nature. Pas quand il s'agissait de Tsuzuku. Pas quand les sentiments « sincères » de Hiroki étaient autre chose que la haine et le dégoût seuls qu'il méritait et que, de tout temps, il s'était évertué à inspirer dans le seul but que sa seule présence soit un gaz toxique à Hiroki.
Ça n'avait pourtant pas marché. Dans le fond, le perdant, ce n'était que lui. Et ironie de l'histoire : il s'était montré si pathétique qu'au final, il était tombé assez bas pour devenir le perdant d'un jeu qu'il avait, sans s'en rendre compte, mené indéniablement seul.
Alors, parce que le chagrin ternissait l'éclat naturel de cette aura chaleureuse et majestueuse qui avait toujours enveloppé Hiroki, Tsuzuku sentait la honte le submerger un peu plus encore. Par peur de finir noyé sous cette vague de défaite, Tsuzuku a caché son visage entier derrière ses mains tremblantes.
-Mon Dieu, j'ai signé ma propre mort...
-Ne parle plus de mort, Tsuzuku. Pire encore, le seul fait que tu y penses me rend fou.
-Mais c'est cela que je ne voulais pas !
Il a foncé droit sur Hiroki contre la poitrine duquel il s'écrasa, larmoyant. C'était presque une crise de panique, en réalité. Étouffant sous le poids de sanglots irrépressibles, les yeux écarquillés d'horreur devant les images flottantes de souvenirs tragiques, Tsuzuku haletait, hoquetait, pleurait sans discontinuer et son visage si clair se rosissait de toutes parts comme les émotions prenaient le contrôle de son corps entier. Parce qu'il a senti des bras sensibles se resserrer autour de lui, Tsuzuku a levé son visage éploré sur Hiroki.
-Mais je te jure que je ne savais pas...
Hiroki l'interroge d'un regard rond, silencieux. Machinalement sa main se perd dans les mèches noires désorganisées du garçon qui le dévisage, et peu à peu sur son visage s'installe une expression lisse de calme et de bien-être. Il se languit dans le creux de cette étreinte, se fond sous cette caresse, Tsuzuku, pareil à un chaton blessé qui oublie sa douleur par les cajoleries de son maître. Mais de maître Tsuzuku n'avait pas, et ce n'était qu'un homme paternel qui s'évertuait à éteindre les feux rouges du chagrin sur cette frimousse ahurie. Les lèvres entrouvertes, Tsuzuku semble vouloir exprimer des choses pour lesquelles les mots ne suffisent plus.
-Je ne voulais pas, Hiroki... Si c'est à cause de moi, je m'en voudrai tant. Mais je te jure, ne sois pas en colère. Je n'imaginais pas que tu en deviendrais malade.

Ce sont ces mots qui ont mis fin à l'enchantement. Sur le crâne levé de Tsuzuku, la main de Hiroki s'est figée, tendue. Tsuzuku eut un sentiment, alors.
Tandis qu'une lueur s'était éteinte dans les yeux de Hiroki, Tsuzuku a cru assister à la fin d'un monde. L'apocalypse d'un univers qu'il ne déterminait pas et qu'il a craint de perdre pour toujours, alors.
-Mais je t'aime, Tsuzuku.

Il recule. Sondant Hiroki, plongeant en ses yeux, tombant dans son regard, disparaissant à l'intérieur de lui, se dispersant dans le vide, se liquéfiant dans le rien, Tsuzuku disparaît. Sa conscience est un trou noir. De ce noir-là, même évanoui, Tsuzuku a eu peur, comme s'il sentait instinctivement le danger planer en des milliards d'infimes particules flottant autour de lui, telles un relent fluctuant de gaz toxique. Tsuzuku a un peu mal au cœur.
Plus qu'un peu, peut-être. La douleur est telle, en réalité, qu'il lui semble qu'il n'arrivera plus jamais à oublier la présence de ce cœur comme il l'avait si savamment fait jusqu'alors.
Tsuzuku secoue la tête avec une telle frénésie qu'elle semble proche de la folie.
-Je ne t'ai jamais demandé de m'aimer, abruti. Abruti, tout ce que je t'ai demandé, c'est d'exaucer le moindre de mes souhaits.
-Je le sais, ça.
-Alors pourquoi, émet Tsuzuku dans l'abandon de nouveaux sanglots. Pourquoi est-ce que tu ne te contentes pas de suivre juste mes demandes ?
-Mais, Tsuzuku, tu dis cela pourtant, n'as-tu jamais réellement souhaité au fond de toi que je t'aime ?


Ça aurait pu être juste un accès d'orgueil. En temps normal, Tsuzuku aurait choisi la colère pour bouclier, une attaque psychique par des mots blessants pour remporter une bataille qui n'en était pas une. En temps normal, Tsuzuku l'aurait haï, il lui en aurait voulu, il se serait senti trahi, tourné en dérision et, à la fin, Tsuzuku serait sans doute parti. Mais en temps normal, seulement, et en cet instant-là, les choses étaient tout sauf normales. Elles étaient incongrues, elles étaient inattendues, déroutantes, absurdes, troublantes, inquiétantes, mais émouvantes et porteuses d'espoir aussi. Elles étaient tout cela, oui, mais normales, elles ne l'étaient sûrement pas et Tsuzuku considérait Hiroki comme il le faisait de la situation : avec une confusion totale.
Comme s'il n'était pas vraiment en cet endroit en ce moment. Comme si ce n'était pas vraiment Hiroki qui se tenait là mais plutôt l'illusion parfaite entretenue par un rêve trop profond.
-Je ne comprends pas, Hiroki.
Il ne sait pas vraiment pourquoi il a dit cela. Même si c'était la vérité, dans le fond, il aurait pu dire n'importe quoi d'autre, même s'il aurait préféré garder le silence. Ces mots ont échappé à sa conscience, voilà tout.
-Si c'est le sentiment propre d'amour que tu dis ne pas comprendre, Tsuzuku, alors je te répondrai de penser seulement à l'amour que toi, tu as déjà ressenti pour d'autres.
Le doute a envahi l'esprit de Tsuzuku. Comme si dans ces mots prononcés avec tant de simplicité, il y avait une phrase cachée qu'il lui fallait déchiffrer entre les lignes, en filigrane, claire, trop claire pour qu'il ne puisse même voir où elle se trouvait.
-Si c'est le fait d'être aimé que tu ne comprends pas, Tsuzuku, si tu ne comprends pas ce qu'il y a d'aimable chez toi, alors, je te le montrerai, je te le jure. Je te le montrerai jusqu'à ce que tu comprennes si bien que tu t'aimeras enfin toi-même.


Tsuzuku n'avait rien à répondre. De ses lèvres ne pouvait rien sortir qui eût pu exprimer quoi que ce fût. Sauf peut-être un sourire.
Ce sourire que, à ce moment-là, il a offert à Hiroki sans même s'en rendre compte.














-Ma présence n'a pas l'air de vous faire plaisir.
La remarque se passait de réponse. Il suffisait de jeter un œil sur le visage fermé d'Atsushi pour saisir le fond de ses sentiments. C'est presque s'il ne se retenait pas de cracher au visage de celui qui se tenait fièrement debout devant lui, doté d'un calme et d'une assurance qu'Atsushi perçut aussitôt comme de la provocation.
-Je vous rassure : vos sentiments sont partagés, Monsieur Sakurai.
Les yeux d'Atsushi ont lui. Son visage figé, ses traits tirés, et le coin de ses lèvres légèrement tordues, jusqu'à ses doigts crispés autour de la poignée de la porte, tout était un langage éloquent.
-Mais au nom de votre neveu, Monsieur Sakurai, j'aimerais que vous me laissiez la chance de m'entretenir avec vous.
-Je n'ai que faire des désirs d'un chef de gang, a pesté Atsushi qui ne se laissa pas abattre.
-Ce n'est pas le chef de gang en moi qui vient vous parler, Monsieur Sakurai. Celui qui vient s'en remettre à vous, ce n'est que l'ami de votre neveu.

« S'en remettre à moi ? »

Sans en avoir l'air, Atsushi a exploré le fond de l'âme de Tsukasa, en silence. À la fin, ses traits se sont détendus, ses doigts autour de la poignée se sont relâchés et, non sans un regard qui semblait dire qu'aucune méfiance ne serait abandonnée, Atsushi a laissé passer Tsukasa.
Avec dans sa poitrine les battements agités d'un mauvais pressentiment comme les roulements de tambour d'une tragédie à venir.








-J'ai une nouvelle à vous annoncer.
Il y avait comme une tension palpable dans l'atmosphère. Devant eux, droit derrière son bureau, se tenait Sugihara Yasuhiro. Les élèves se sont concertés, tacites, avant de reporter un regard intrigué sur Sugizo. L'homme était livide. Ses mains moites s'accrochaient au rebord de son bureau comme pour faire échapper une angoisse prégnante.
C'était une mauvaise nouvelle. Un drame. C'est ce qu'ils comprirent alors en voyant la mine défaite et terrifiée de Sugizo.
C'est pourquoi ils ont été surpris lorsque Sugizo déclara d'une voix aussi blanche que son visage alors :
-Nous accueillons aujourd'hui un nouvel élève dans notre classe.


 






-Elle ne peut plus durer. Elle a causé bien trop de dégâts. Monsieur Sakurai, je vous supplie de m'entendre. Aujourd'hui, je ne veux plus me taire.
Atsushi s'était raidi. Ce qui l'instant d'avant seulement n'était qu'un mauvais pressentiment était devenu un mauvais sentiment. Il se sentait marcher dans un étroit sentier boueux et obscur, mais il n'y marchait plus seul. C'est peut-être ce qu'il y avait de pire.
Atsushi venait de réaliser qu'il n'était pas seul dans le secret. Depuis le début, il était accompagné. Et si jusqu'alors ça n'avait été qu'un esprit de la présence duquel il ne s'était jamais rendu compte, voilà qu'à présent, cette présence était devenue visible et palpable, un corps de chair et d'os à l'intérieur duquel vivait un esprit bouillonnant.
Atsushi a dégluti.
-Je suis celui qui a tiré sur Takamasa Ishihara, Monsieur Sakurai. Vous étiez au courant de cet incident, n'est-ce pas ? Mais je parie que vous ne saviez pas, toutefois, que si j'en suis venu à commettre pareil acte, Monsieur Sakurai, c'est parce que j'ai voulu taire à Takamasa Ishihara la vérité sur votre neveu.


Alors, Atsushi a tué Tsukasa.
Du regard, seulement.
Mais vraiment, il aurait aimé le tuer.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




-Je vous prie de vous montrer patients et serviables avec lui. Ce garçon... est sorti récemment de longs mois d'hôpital et, pour une certaine raison, a décidé de reprendre les cours dans une nouvelle école. Aussi je vous demanderai de rester à ses côtés pour l'aider à se retrouver dans cet établissement duquel il ne connaît pas encore les règles.
-Quelles règles ? fit une voix ironique dans l'air.
-Saegami Tsuzuku, épargnez-moi vos remarques, je vous prie. Bien, puisque tout est dit, je vous annonce l'entrée de Takeshima Atsuaki.









-La faute est la mienne, je le reconnais, Monsieur Sakurai. Je n'aurais pas dû tirer sur Takamasa Ishihara, non. Il est évident que tout ce que j'aurais dû faire, c'était de lui donner ce qu'il voulait, Monsieur Sakurai. Délester Takamasa de tous les doutes que lui et d'autres de ses camarades ont commencé à porter sur votre neveu.
-Suicide-toi plutôt que de faire une chose pareille.
-Vous ne pourrez pas vivre reclus dans le secret plus longtemps, Monsieur Sakurai. Le monde du secret est un monde si étroit que bientôt, vous y aurez puisé tout l'air disponible. Vous allez vous asphyxier, Monsieur Sakurai. Vous, mais pas seulement. Il y aura d'autres victimes. Et vous savez à qui je pense particulièrement en disant cela, n'est-ce pas, Monsieur Sakurai ?
-Tu veux me faire croire que tu te soucies du sort de Tsuzuku ?
-Je me trouve plus convaincant face à vous qui agissez d'une telle sorte que vous donnez l'impression d'être dépourvu de tout sentiment à l'égard de celui qui a eu le malheur d'atterrir entre vos mains.








-Bonjour !

Ils ont tressailli en chœur comme un boulet de canon humain avait traversé la pièce, laissant derrière lui une nuée couleur miel. Choqué, Sugizo avait dévisagé Uruha qui était entré brusquement à travers la porte avant même que son professeur ne l'y ait invité. Le visage rayonnant d'un sourire qui frôlait le plafond, Uruha était comme un enfant trépignant de joie et d'impatience face à une montagne de cadeaux qu'il est sur le point d'ouvrir. Se tenant devant ses nouveaux camarades sans se départir de ce sourire éblouissant, il s'est incliné bassement avant de se redresser, clamant avec ferveur :

-Je suis enchanté de faire votre connaissance ! Mon nom est Takeshima Atsuaki, je mesure 1m78 pour 62 kilos, je suis du signe du Coq, de groupe sanguin O, et mes couleurs préférées sont l'argent, le noir, le gris et le violet. Je m'en remets à vous !
À nouveau il s'est incliné, et une quarantaine d'élèves assis le considéraient sans savoir s'il fallait se choquer ou s'amuser d'une telle ferveur.
Dans un rire général, ils ont tous opté pour la deuxième solution. Tous, sauf un.
Lorsque son regard a croisé celui de Tsuzuku, Sugizo s'est détourné.









-Tsuzuku le voulait. C'était son initiative. C'était son désir.
-Et vous obéissez au moindre désir de votre neveu ? contra Tsukasa, contenant son impatience.
-Je vis dans ce but.
-Et si le désir de votre neveu était celui de mourir, le laisseriez-vous mettre fin à ses jours ?
-Tu vas trop loin, Tsukasa.
-Oh, non, Monsieur. Votre neveu l'a fait. Peu importe ce qu'il voulait, peu importe à quel point il a pu pleurer pour vous attendrir, peu importe le nombre de fois où il a pu vous supplier, vous, Monsieur Sakurai, êtes coupable de l'avoir laissé faire. Votre neveu... Lui... Il est allé si loin, Monsieur Sakurai. Il est allé tellement loin, si loin en réalité... que vous ne pourrez jamais plus savoir où il se trouve.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 






-Alors, où est-ce qu'il est ?
Sugizo l'avait invité à venir prendre place à un bureau inoccupé au fond de la salle. Mais Uruha n'avait pas entendu, du moins c'était tout comme. Se haussant sur la pointe des pieds comme si sa vision ne pouvait pas couvrir tous les élèves assis devant lui, Takeshima Atsuaki semblait chercher quelque chose. Ou quelqu'un.
Sugizo demeurait immobile, observant avec appréhension la moindre des mimiques du garçon. Sugizo savait, et il avait peur. Il savait ce que Uruha cherchait, mais ignorait ce qu'il ferait une fois qu'il l'aurait vu. Ce n'était qu'une question de secondes.
Une main sur son cœur, Sugizo a inspiré profondément.
En même temps, Uruha a éclaté d'une joie subite.
-Toi !










-Va t'en, Tsukasa.
-Pourquoi ? grinça l'homme dans un rire jaune. Vous me dites de partir parce que je vous dis que votre neveu est déjà parti, Monsieur Sakurai, et cela est la vérité. Voilà pourquoi vous êtes en colère. Le mensonge fâche les personnes honnêtes, mais la vérité fait bouillir de haine le sang des menteurs. Et vous en êtes un, Monsieur Sakurai. En ce monde, vous êtes le pire des menteurs.
-Si je suis le menteur, déglutit Atsushi, alors Tsuzuku est le mensonge.
-Et cela fait de vous son complice ! éructa Tsukasa dans un tonnerre de violence qui se libérait. Peu importe ce que vous pouvez dire, peu importe la profondeur de vos regrets, vous, Monsieur Sakurai, vous n'avez jamais aidé votre neveu !

Ils se sont redressés en chœur. En deux chiens de faïence, ils se sont scrutés intensément, bouillonnant leur haine, nourrissant leur rage, laissant se développer le spectre mouvant en eux de la violence, ils se sont attendus, deux colosses de pierre prêts à se bondir dessus au moindre signe.
-Tu ne sais pas, toi, prononça Atsushi dans une respiration sifflante. Tu n'étais pas là lorsque c'est arrivé, il avait déjà coupé les liens avec toi lorsque c'est survenu. De ses sentiments ni des miens tu ne peux rien savoir, Tsukasa. Parce que tu n'as jamais perdu ta famille. Parce que tu ne t'es jamais retrouvé du jour au lendemain avec un enfant à ta charge.
-Il n'y en avait pas qu'un.
La rage dans les yeux de Tsukasa s'écroule. C'est tout un rempart qui s'effondre dans un vacarme tonitruant. Alors qu'une catastrophe invisible se déroule devant lui, Atsushi plaque ses mains sur ses oreilles. Le drame est silencieux, pourtant, mais ce silence est assourdissant.
Le rempart a disparu sans laisser de décombres.
-Il n'y avait pas qu'un enfant, a articulé péniblement Tsukasa, haletant. Et bientôt, Monsieur Sakurai, il y en aura aucun.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 






 
 
 
 
 
 

-Je le savais ! Tu es là !
Ils ont tous assisté à la scène, interloqués. Même Tsuzuku a perdu son souffle. Sans transition, cet excentrique nouveau-venu qui leur faisait face avait filé comme un éclair en travers de la pièce et, avant qu'il ne s'en rende compte, Tsuzuku se trouvait en face à face rapproché avec ce parfait inconnu.
Parfait inconnu ? Non. Tsuzuku se souvenait de l'avoir vu.
Une fois, au détour d'une rue, ils s'étaient heurtés... Et puis... Tsuzuku ferme les yeux.
Il avait dit « je le savais ». Je le savais, tu es là. Comme si dès le début, il avait été recherché. Comme si le début, on l'avait poursuivi.
Et parce que les mains de Takeshima Atsuaki tenaient fermement mais sans violence son visage, Tsuzuku s'est mis à paniquer.
Il voulait se dégager mais la peur paralysait jusqu'à son cœur.
De près, de trop près pour que cela fût normal, les yeux de Takeshima Atsuaki le scrutaient.
Ce même sourire d'exaltation proche de l'adoration illuminait son visage. Aveuglant.
Et ça s'est éteint.
Sans transition, tout s'est éteint sur ce visage. Tsuzuku a rouvert les yeux.
C'était toujours la même et pourtant, une autre personne se trouvait face à lui.







-Tu peux le faire, Tsukasa. Tu peux me haïr, me maudire, me tuer même si tu le veux. Vas-y, laisse s'évader ta haine parce qu'elle continuera à bouillir en toi jusqu'à ce que tu n'en sois brûlé vif. Fais-le, Tsukasa. Puisque tu crois savoir ce qui est bon pour Tsuzuku, puisque tu crois savoir que je lui suis nuisible, alors, fais ce que tu as à faire. Mais sache une chose, Tsukasa. Moi mort, ne compte pas sur Tsuzuku pour tout révéler. Parce qu'avec ou sans moi, Tsuzuku est déterminé à vivre dans le mensonge.
-Mais il ne s'appelle pas Tsuzuku !


 
La bombe a été lâchée. Atomique.
 

La fin du monde est venue sans s'annoncer, brutale. Comme un subit coup de vent qui balaie tout sur son passage, l'apocalypse a tout emporté avec elle.
Tout, jusqu'à la dernière parcelle d'équilibre mental à laquelle Atsushi s'était accroché désespérément.
Il a pleuré sans s'en rendre compte. En face de lui se tenait un monstre dans l'expression duquel se lisait une ineffable pitié.
Mais cette pitié n'était pas dédiée à lui.
Atsushi a plongé son crâne au creux de ses mains.
-Votre neveu... s'essoufflait Tsukasa comme il avançait dangereusement vers l'homme terrorisé. Je veux dire... celui qui est encore en vie...


Prisonnier . C'était la fin, une fin après la fin, une ironie cinglante, poignante et dévastatrice. Il ne pouvait rien faire. Alors qu'il reculait en même temps que Tsukasa s'avançait, Atsushi s'est retrouvé acculé contre le mur. Avec devant lui, un mur humain que rien ne pouvait plus détruire.
Parce que Tsukasa y avait survécu, à la fin du monde.
Venant des entrailles de Tsukasa comme du neuvième cercle de l'enfer, son hurlement a retenti :
-...Ne s'appelle pas Tsuzuku !
Dans le noir, tout est devenu invisible.








-Qu'est-ce qu'il y a ?
C'était Sugizo qui avait parlé. La gorge serrée, il avait eu cette voix rauque, méconnaissable. Alors que le silence pesant d'Atsuaki perdurait, Sugizo s'était précipité vers les deux garçons. Parce que Takeshima Atsuaki lui tournait le dos jusqu'alors, il a découvert dans un choc l'expression qui, depuis une minute déjà, dénaturait le garçon.
C'était de l'horreur. Dans son état le plus brut, l'horreur totale.
-Uruha, s'exclama Sugizo comme il saisit brutalement le garçon par les épaules. Dis-moi, Uruha, qu'est-ce qu'il y a ?!
Mais Atsuaki l'a ignoré. Sa fascination pour Tsuzuku n'avait pas faibli : elle avait simplement changé de nature. D'adoration, elle était passée à une terreur insondable. Et, au fond, un peu de dégoût.
Pâle comme la mort, Tsuzuku se tenait pétrifié, tremblant.
-Tu n'es pas Tsuzuku.
 

Sugizo s'est transfiguré. Autour d'eux, une quarantaine d'élèves se redressaient en chœur, livides.
-Lui ! a crié Uruha à l'adresse de tout un chacun comme il pointait du doigt le garçon terrorisé. Ce garçon... n'est pas Saegami Tsuzuku !


Un hurlement perçant a déchiré l'atmosphère.
Lorsqu'il se sont retournés, ils ont tous assisté en même temps à l'évanouissement de Kohara Kazamasa.

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