Flash-Black - Chapitre 5

Juliet

-Alors ? 
Suguru Joyama a été pris d'un si brusque sursaut que son coude, heurtant les barreaux arrières de son lit, fut traversé par un éclair de douleur innommable. Il a poussé un cri mêlé de douleur et de protestation tandis que, plié en deux, il massait son bras paralysé par le mal qui se propageait.
-Quelle petite nature, fit une voix moqueuse.
Les yeux de Joyama étaient humides, mais il y avait en eux suffisamment de dignité et de rage pour qu'il n'ose les relever sur celui qui l'avait réveillé en plein sommeil. À la vue de ce visage défiguré par une haine qu'il savait impuissante, Miyavi a souri.
-Alors, mon petit blessé ? Où en sont les choses ?
-Je ne suis le petit blessé de personne, bouillonnait Aoi. Et d'ailleurs, je ne comprends pas de quoi tu parles.
-Mais de ton projet de mourir, claironna Miyavi dans un sourire dégoulinant de miel. N'était-ce pas ce que tu avais dit, mon cœur ? Que tu devais mourir.
-Tu es le seul ici qui va mourir, ordure !


Et il agrippait ses doigts déjà autour de sa gorge, mû par une rage incontrôlable, tandis que Miyavi de toutes ses forces essayait de se libérer de cette puissance destructrice qui l'assaillait. Ce n'est qu'après de fructueuses tentatives que Miyavi, haletant, réussit à se libérer de ces mains qui l'étranglaient et à son tour, les tint prisonnières dans une force que la terreur avait décuplée.
De la terreur, oui, c'était bel et bien cela qui se cachait au fond de cette colère qui faisait rutiler des flammes infernales dans les yeux de Miyavi. Et Aoi s'est senti secoué comme une vulgaire poupée de chiffons tandis que Miyavi lui crachait sa hargne en plein visage.
-Es-tu devenu complètement fou ?! Lâche, comment peux-tu être assez lâche pour t'en prendre à quelqu'un qui ne peut se défendre contre toi ?
-Se défendre ? a ri Aoi à qui l'absurdité de la chose semblait donner le vertige. Que me parles-tu de lâcheté et de ne pouvoir te défendre, Miyavi, tandis que tu en as déjà battu bien d'autres que moi et que de nous deux, je suis celui qui est blessé ?
-C'est justement parce que tu es blessé que je ne peux me défendre contre toi, imbécile.
Comme s'il venait brusquement de se rendre compte de ce qu'il tenait entre ses mains, Miyavi a lâché Aoi si brusquement que celui-ci s'est affalé sur le matelas. Ses lèvres tordues par une grimace de dégoût, Miyavi a essuyé sur les draps ses mains comme souillées de son contact.
-Toi, serpent pourri par l'orgueil... articulait Aoi d'une voix saccadée par les pulsions violentes qu'il réprimait. Que je sois blessé ou non, que tu puisses te défendre ou non... Je te tuerai si tu n'es venu que dans le but de me cracher ton venin.
-Si tu veux mériter seulement le statut d'être humain, Joyama, alors aie au moins le cran, lorsque je n'aurai plus de raison de retenir mes coups contre toi, de venir m'affronter à l'école.
Joyama pousse un soupir. Il renverse sa tête sur l'oreiller et, les yeux rivés au plafond, il songe. Le regard mort, le corps immobile ; Joyama aurait tout aussi bien pu être un cadavre, seulement sous sa gorge tendue saillait une pomme d'Adam dont les allers-retours nerveux trahissaient une vie certaine.
Et l'absence de réponse de Joyama, Miyavi sur le coup n'a pas su ce qu'elle voulait dire.
-À moins, avança-t-il avec un sourire en coin, que l'idée de retrouver Tora et de finir à nouveau dans cet état ne te fasse trop peur.
Joyama ferme les yeux. Le blanc aseptisé du plafond l'écoeure, et une main sur sa poitrine, il goûte au noir profond qui l'envahit. Même lorsqu'il a senti une pression appuyer sur le matelas et le souffle chaud de Miyavi contre son oreille, Joyama n'a pas frémi.
-Oh, suis-je bête, Joyama. J'oubliais.

Joyama voudrait dormir. Après tout, il avait été tiré brusquement de son sommeil par l'entrée impromptue de Miyavi et à présent, il ressentait la nostalgie de ces rêves dont il fut extirpé. Des rêves qui, dans sa mémoire, n'avaient plus ni forme ni visage et que pourtant, il espérait de tout cœur pouvoir rattraper. Sur son front brûlé par les braises de ses pensées, Joyama a senti une main ennemie se poser. Une main de glace que tout le feu de sa haine brûlante n'arrivait pas à faire fondre. La voix de Miyavi, dans les conduits auditifs de Joyama, est parue comme un cauchemar.
-Toi qui la désires si fort qu'elle hante tes pensées comme tes rêves... Tu n'as pas peur de la mort.
 
 


 
 
 



-Pourquoi, dis ? Mais pourquoi ton souffle se répand-il encore dans l'air ?
Aoi tremble. C'est la révolte qui boue, la colère qui contracte les muscles, mais aussi la peur, elle qui dégouline d'humidité et fait se coller les vêtements noirs sur la peau moite. Il y avait la honte, aussi ; celle d'être la ligne de mire d'une assemblée autour de lui attroupée comme une foule de citoyens assistant à une mise à mort. Celle d'un condamné qui n'avait pas mérité son sort.
Mais si tous ces regards lui sont tout autant d'épines plantées dans sa chair, s'ils lui sont tout autant de flèches aux pointes enflammées, il y en a un parmi eux que, plus que tout, Aoi ressent et auquel il doit faire face avec dignité. Un regard pour lequel il doit se vêtir d'une armure de fer et qu'il sent s'enfoncer en lui, trancher son corps pour y découvrir son âme, et qu'il subit pourtant en silence, debout et droit, tangible et ferme, pour ne pas donner à ce regard la satisfaction de ce qu'il attend ou la déception de ce qu'il craint. Le regard de Kohara Kazamasa sur lui posé sans jamais qu'il ne se détourne.
Sur ce visage immobile, deux yeux comme des perles laquées de noir, seul signe de vie, suivent du mouvement celui qui, encore et toujours, obéit à son habitude de tourner autour de sa victime. Les lèvres étirées en un sourire sardonique dévoilant ses canines prêtes à déchirer, Tora soutient la défiance d'Aoi dans l'humeur goguenarde et allègre de celui qui tient déjà sa victoire.
-Pareil à un chaton squelettique prêt à défendre sa vie face au lion qui le menace. Attendrissant. 
-Je n'ai pas peur de toi, Tora.
-Vraiment ?
Le fauve s'arrêter de tourner. Mais c'est avec plus de passion, avec plus de faim, de désir et de vice encore qu'il observe les moindres mouvements de sa proie, les moindres mimiques perceptibles et involontaires de son visage. D'un pas vif et pourtant silencieux de celui qui attaque vite sans se faire repérer, Tora vient se planter face à Aoi. Et il est plus grand que lui, Aoi, et ses yeux doivent se baisser pour continuer à toiser le jeune homme et pourtant, Tora jouit déjà d'une jubilation sans fin.
-Alors, si tu veux faire gober ça à ton public, Aoi, arrête de trembler.
-Concernant ce que tu m'as fait l'autre jour, Tora, laisse-moi te dire...
-Que je recommencerai jusqu'à tant que tu laisseras tomber l'idée de toucher à Mahiro, pauvre dégueulasse.
-Amano, tu vas trop loin !


Le regard de Tora glisse en direction de la voix qui venait de le vilipender. Elle était grave et menaçante, cette voix, et l'était tout autant l'expression de Miyavi lorsque les yeux de Tora atterrirent sur lui. Mais il n'y avait là rien qui pût effrayer un être dont la confiance n'avait d'égal que son orgueil.
-Quelle surprise, Ishihara, rit Tora avec âpreté. Ainsi donc, ne voilà-t-il pas que tu retournes ta veste, et toi qui étais le premier à attaquer Joyama lorsqu'il s'en prenait à ce cher Tsuzuku, tu le défends. Dis-moi... Se pourrait-il que lui et toi ayez passé un accord ?
Inconsciemment, les yeux de Miyavi se sont levés sur Joyama. Déstabilisé, ce dernier détourna le regard et alors, c'est le regard de Shou qu'il croisa. Un regard qui pesait de plus en plus lourd, s'enfonçait de plus en plus profondément dans sa chair. Sous la chemise noire collée à la peau d'Aoi, l'angoisse se cache, agrippée à lui sous forme de sueur.
-Un accord ? répète Miyavi comme il baisse à nouveau les yeux sur Tora. Et venant de ta bouche, un accord, ça veut dire...
-Tu as profité de ce que tu étais certain que personne ne risquait de venir voir ce détraqué à l'hôpital pour venir lui rendre une petite visite dans sa chambre et le baiser comme la pute qu'il est, n'est-ce pas ?
Il y eut des bruits de pas précipités, un cri de rage, et Miyavi qui, dans un soupir de soulagement, plonge un regard serti de reconnaissance vers celui qui, les bras fermement serrés autour de Joyama, n'empêche celui-ci de commettre l'irréparable. Plus vite que Miyavi n'aurait pu le faire, Shou avait réagi comme si, dès le début, il attendait l'instant précis où tout basculerait.
-Lâche-moi, pestait Aoi dont les mains tremblaient. Lâche-moi, Shou. Ce salaud, je vais le...


Et Tora, le dos tourné, ne prêtait pas attention à Aoi. De toute façon, Tora savait qu'il ne craignait rien. Car il savait que si Aoi avait réellement eu l'intention de venir l'attaquer alors, il ne faisait aucun doute que sa force aurait surpassé celle de Kohara Kazamasa. Mais la raison pour laquelle Aoi n'a pas usé de toute cette force pour se libérer de l'emprise du garçon, Tora n'en était pas certain. Il s'en moquait bien d'ailleurs, Tora, comme en cet instant où la tension planait, c'est Miyavi qui attirait son attention.
-En somme, cracha-t-il, ce chien, parce qu'il était prêt à fuir la queue entre les jambes, tu lui as promis ta défense et en contrepartie, tu en as fait ta chienne.
-Pauvre ordure, menaça Joyama comme il forçait sur les bras de Kazamasa, tu vas mourir avant de réaliser ce qui...
-Joyama, je t'en prie !
Il s'est arrêté tout aussi sec, Aoi, et tous ceux qui les regardaient alors purent voir un démon tout de noir vêtu prisonnier par l'étreinte, si facile pourtant à vaincre, d'un jeune homme qui posait sa joue contre son dos.
-Je t'en prie, Joyama, apaisait Shou d'une voix douce. N'y prends pas garde, tu sais, personne ne croit à cette histoire...
-Moi, j'y crois, intervint Tsuzuku qui s'attira instantanément le regard empli de reproches de son ami.


Mais si chacun semblait en silence se choquer des accusations de Tora qui, dans les esprits, faisaient naître des doutes parmi les uns comme de l'indignation parmi les autres, il y en avait un seul qui demeurait stoïque face à de tels propos. Car oui, si ces propos pouvaient avant tout le compromettre, ils laissaient totalement indifférent Miyavi qui se contentait de toiser Tora avec condescendance. La condescendance de celui qui voit devant lui un tigre pleutre et sans force qui rugit ses menaces dans le seul espoir de faire fuir l'ennemi. Un tigre, en somme, qui n'était pas capable de se battre.
-Oh, lâcha Miyavi comme un sourire dépeignait sur ses lèvres un mystère troublant. Peut-être, Tora, que tu as vu juste et que j'ai fait de Aoi ma putain en échange de quoi il bénéficiait de ma protection.
-Il n'existe en effet aucune raison qui ait pu expliquer que tu ne te sacrifies pour ce malade, rit Tora, acerbe.
-Et j'affirme que ce que tu as vu reflète la réalité, Tora. Car laisse-moi te dire une chose...
Miyavi s'est penché et, lorsque son visage ne fut plus qu'à une distance infime du sien, lorsque les ténèbres de ses yeux noirs s'allièrent à celles des yeux de Tora pour étendre l'empire de l'obscurité, Miyavi a planté sur le front de Tora un doigt qui vrillait jusqu'au fond de ses pensées.
-Je ne suis que le miroir dans lequel tu te reflètes et Joyama, quant à lui, n'est que le reflet de Mahiro.


Mahiro ?
C'est comme s'il avait fallu que Miyavi ne prononce son nom pour que Mahiro se mette à exister. Lui qui, depuis le début, demeurait en retrait au fond de la salle, a vu se tourner vers lui tous les regards.
Et ces regards-là l'assaillaient de questions missiles face auxquelles Mahiro était dépourvu de tout bouclier. Même Tora. Même Tora avait détourné son attention pour planter son regard dans celui de Mahiro, mais les yeux de Tora, eux, ne posaient aucune question. Lorsque Tora les a reportés sur Miyavi, son visage avait pâli. Et Miyavi avait remporté là une victoire sur un terrain où Tora savait ne plus jamais pouvoir jouer.
-Parce que si je fais d'une personne ma putain en échange de ma protection, Tora, alors, il est clair que je ne suis pas le seul.

-Tu sais, je ne crois pas que Joyama ait eu de telles idées me concernant.

Caresse. Une peau froide sur une peau moite, la chaleur corporelle qui se love contre la froideur humaine, deux entités qui s'opposent mais qui se fondent dans une étreinte alanguie en un seul et même contour. Le contact frôle, le contact glisse ; la peau frissonne et le corps, légèrement, se tend, se cambre, et dans un faible soupir, le corps moite agenouillé par-dessus le corps froid avachi contre le canapé se laisse aller et, dans un délice exquis, des lèvres humides viennent déposer leur sucre sur la peau au creux du cou. Mais ce geste de gourmandise pécheresse fut vite arrêté comme sur deux épaules frêles, deux mains puissantes s'appuyaient pour repousser ce corps si chétif et pourtant, si envahissant.
Mais la caresse sur ce dos d'albâtre, cette main sous le drapé de soie mauve, cela n'a pas pris fin et, dans un élan de tendresse encouragé par ce contact, les lèvres sucrées du garçon ont volé celles qui, depuis le début, le hantaient.
Il avait fallu un semblant de colère à Tora pour réprimander le garçon comme il le repoussait.
-Garde toujours cela à l'esprit, Mahiro. De nous deux, je suis le seul qui ait le droit de toucher l'autre.
Mahiro a opiné de la tête, obéissant, mais ce sourire en coin sur ses lèvres secrètement ravies n'en disait pas moins quant à ses réelles pensées. De toute façon, ce baiser, il l'avait eu, et il n'était pas certain que cette bouche trop proche de la sienne ne subisse jamais plus un assaut impromptu.
Et deux yeux d'un bleu presque transparent, bien qu'artificiel, rendaient plus crédible et plus troublant encore ce sourire de vampire qui s'étira sur ce visage trop pâle.
-Petit provocateur.
-Tora, bougonna Mahiro dans une moue qui se voulait attendrissante, pourquoi as-tu accusé Aoi de pareils vices à mon égard ?
Affalé sous le corps par-dessus lui agenouillé de l'adolescent, Tora a passé sa main dans les cheveux entremêlant le noir ébène du néant et le mauve du rêve et de la douceur de Mahiro, songeur.
-Pourquoi ? dit le jeune homme en se redressant. Parce que s'il ne fait nul doute que ce salaud est dépourvu de toute mauvaise intention à ton égard, je demeure intimement persuadé qu'il en aurait si, seulement, je n'étais pas là pour te défendre.
-En somme, tu dis d'Aoi qu'il refoule ses propres désirs par peur de toi, n'est-ce pas ?
-Je dis cela d'Aoi comme je le dirais de n'importe qui d'autre.
Cette réponse étrangement ne semble pas satisfaire Mahiro qui, boudeur, toise Tora avec reproches. C'est dans un rire qui mêle la moquerie à la tendresse que Tora vient poser son front contre celui du garçon pour plonger ses yeux bleus de glace dans le brun doux et chaud des yeux de Mahiro.
La main sous le kimono machinalement caresse son dos et Mahiro, par-devers lui, pense que même la plus pure soie du monde n'égalera jamais l'exquise douceur des caresses froides de Tora.
-Mon petit bébé, la réalité que tu ignores est que tout le monde a envie de toi, tu sais.
-Non, Tora.
Pour le faire taire, Mahiro pose un doigt en travers de sa bouche. Et Tora d'agrandir des yeux empreints d'une colère menaçante que le garçon sait feinte. Oser par ce geste provocateur lui intimer le silence ? Il n'y a en Tora que de la surprise, mais il eût voulu ne pas la laisser voir. Lorsque Mahiro se redresse et, dominant, appuie à son tour son front contre le front levé de Tora, un sourire se fixe sur ses lèvres, ses yeux malicieux scintillent d'une victoire intérieure et pourtant, lorsque la voix de Mahiro lui parvient, Tora sent comme un fond de tristesse.
-Cela est faux, Tora, et tu le sais. Parce que toi, tu n'as pas envie de moi.

-Quand vas-tu te décider à me l'amener ?
Malaise. Sur une poitrine au cœur battant, des bras se croisent, et rendent par-là même impossible l'accès à ce trésor que l'on ne peut plus qu'observer à travers sa cage. Il y a une barrière entre l'extérieur et l'intérieur, un barrage entre les émotions et les faits, et une pudeur qui plane dans l'air, mais c'est un ciel nuageux dont la grisaille brusquement s'arrête pour laisser suite à un ciel ensoleillé.
C'est le ressenti de Shou qui sent le malaise et la menace sur lui planer tandis que l'homme, en face de lui, brille d'une assurance intimidante. Il n'existe pourtant aucune rivalité entre les deux individus, et là où Shou avait l'impression de voir une majesté presque arrogante, il n'y avait en réalité que de la flegme : Hiroki avachi sur le canapé de velours, un coude appuyé sur le moelleux dossier, le visage appuyé sur la main. Il semble sur le point de se laisser affaler mais Hiroki est immobile, le regard fixe, et -peut-être est-ce une illusion- Kazamasa a l'impression de voir un vague sourire flotter sur ses lèvres. Un sourire qui dénote une complicité qui pourrait faire tomber toutes les barrières. Mais par précaution, Kazamasa garde ses bras croisés sur sa poitrine, car cette tendresse qu'il sent venir de l'homme, il a peur de la briser par ses paroles.
-Pour te dire la vérité... Je ne suis pas certain de pouvoir me montrer concluant à ce sujet.
Une ombre d'intrigue a momentanément terni le visage de Hiroki. Abaissant ses sourcils sur ses yeux qui s'avivèrent de curiosité, il mit fin à sa position confortable pour se pencher vers le jeune homme, interrogateur.
-Que veux-tu dire ?
-Je suis désolé... balbutia Shou comme il ne savait comment aborder le sujet. Alors que tu es venu jusqu'ici pour obéir à mes caprices... Hiroki, je suis vraiment désolé.
-Ne t'excuse pas sans m'avoir expliqué ce qu'il se passe, voyons, le rassura l'homme dans un sourire affectueux. Dis-moi simplement quel est le problème.
-C'est que... Il ne se souvient pas avoir été fan de toi.
Shou a porté sa main à sa bouche. Il l'a cachée comme s'il eût voulu cacher les mots prononcés, mais il était trop tard : ses paroles s'étaient exhibées devant les yeux de Hiroki sans aucune retenue.
-Je suis désolé... C'est son accident, tu sais, il est devenu amnésique...
-C'est une chose que j'avais appréhendée, tu sais.
Hiroki le regarde, son regard brûle de tendresse mais pourtant, Hiroki a ce sourire triste, un sourire désenchanté et désolé qui semble vouloir lui dire « tu aurais dû le savoir ». Et en Shou naît cette bouffée de soulagement, celui de quelqu'un qui sait qu'il n'est pas inculpé, et en son cœur d'adolescent la reconnaissance se fait si forte que Shou lutte contre lui-même pour ne pas venir fondre dans les bras de l'adulte.
-Je suis désolé.
-Non, Kazamasa. C'est moi qui le suis.


Shou détourne les yeux. Il y a une boule de plomb dans sa gorge, et l'envie de pleurer se fait si soudaine qu'elle semble avoir outrepassé les sentiments qui l'ont causée. Comme si cette tristesse pouvait exister indépendamment de tout déclencheur, comme si elle n'existait que pour elle-même.
Alors il avait instinctivement détourné les yeux, Kazamasa, mais parce qu'il a réalisé qu'il ne devait pas avoir honte, il les a reportés sur Hiroki dans un sourire timide. Et l'homme en face de lui s'est chargé du poids de la gravité.
-Il t'a oublié aussi, non ? Je veux dire... ce qu'il a oublié n'est pas ta personne, mais l'amitié qui vous liait.
Shou hoche la tête. Alors, c'était ainsi. Il n'avait jamais voulu se l'avouer, mais lorsque l'évidence est vue même de ceux qui sont loin d'elle, si même Hiroki l'avait vue tandis qu'il était un personnage faisant partie d'une autre histoire, alors Shou ne pouvait plus la nier. L'évidence lui avait été mise devant les yeux et alors, ce qu'il avait caché tout au fond de sa conscience, dans le plus noir recoin, avait été ressorti au grand jour.
-Alors, il était évident qu'il oublierait un pauvre mec qu'il n'a jamais rencontré, conclut Hiroki.
-Mais toi, tu es si célèbre...
-Mais moi, je n'ai partagé aucun bonheur, aucun malheur, aucun sentiment ni même aucun regard avec lui. En tant que personne, ton ami ne m'a jamais connu.
« Je ne l'ai jamais connu non plus, tu sais. » Shou ne savait pas pourquoi c'étaient les mots qui lui avaient traversé l'esprit. Et il s'en est voulu de penser ça de son meilleur ami, de celui avec qui, comme l'avait dépeint Hiroki, il avait tout partagé, de celui dont il avait vu le corps tout comme l'âme nus, et qu'il avait cru connaître par cœur. Seulement... Seulement, connaître Tsuzuku mieux que lui-même était peut-être un mensonge. Un rêve qu'il avait lâchement et orgueilleusement pris pour la réalité.
Parce que dans le rêve de Shou, Tsuzuku était né étranger à la violence.
-Bien, soupire Hiroki, c'est dommage... Je ne pourrai pas demeurer à Tôkyô indéfiniment. Si jamais ton ami devait malgré tout retrouver le désir de me rencontrer alors... Désolé, mais tu devrais faire vite.
-J'aurais dû réaliser son rêve... Au final, je lui ai juste fait oublier qu'il en avait un.


Alors, Hiroki a su qu'en Shou déjà s'était brisé quelque chose qu'il n'avait jamais vu.
Et la tendresse dans les yeux de Hiroki semblait avoir subitement disparu pour laisser place à un sentiment bien plus flagrant, sans pudeur et irrépressible alors, un sentiment auquel Hiroki n'a pas pu échapper et qui, s'il avait pris la place de la tendresse, existait pourtant parce qu'elle existait.
Et ce sentiment, c'était juste le désespoir.
Lorsque Hiroki a serré Shou au creux de son étreinte, le garçon librement s'est laissé aller aux larmes qui obstruaient sa gorge depuis trop de temps déjà. Des larmes que ni la pudeur ni le courage ne pouvaient plus retenir. Et le corps si grand mais pourtant redevenu si fragile tremblant dans ses bras, Hiroki a resserré plus fort l'étreinte sur celui qui semblait à nouveau être un enfant.
-Hiroki, j'ai tué celui que j'aime. Hiroki...
 
 
 
 
 

-Que tombe en disgrâce le malheureux coupable de meurtre.

Rêveries. D'étranges pensées qui perdent leur fil, se dispersent et s'éparpillent en tous sens, entités immatérielles qui traversent les murs et les espaces sans jamais se perdre en route, mais se perdent parfois en traversant les âges, égarées, oubliées, abandonnées, enterrées parfois même. Un vague à l'âme déferle dans un concentré d'émotions, une vague qui engloutit en un clin d'œil tout ce qui continue de se débattre à l'intérieur d'une seule et même conscience. Il y a des gens qui parlent pour ne rien dire ; d'autres se taisent pour dire tout. 
Tout dire, tout avouer, tout confesser, c'est du moins l'impression que Sugizo a eue comme il observait profondément le jeune homme. Et si Uruha semblait absent, peut-être seul Sugizo l'était : le garçon semblait n'avoir pas remarqué la présence de l'homme, et lequel des deux tenait le rôle de fantôme, il était difficile de le dire. Uruha était amorphe, son regard sans vie perdu dans le nulle part, mais en lui tournaient à plein régime des pensées desquelles la vie elle-même était le noyau. 
Lorsqu'une seule personne meurt, sa vie alors apparaît si grande et si précieuse qu'elle couvre toutes les vies battantes de ce monde. Et du fait d'être en vie, Sugizo était plus absent qu'un mort. Parce qu'il ne faisait se retourner sur lui aucun regard, n'attirait aucune attention qui pût prouver son existence.
-Pourquoi... ne suis-je pas celui qui est mort ?


Sugizo a les bras croisés. Son cœur bat trop fort. Il bat trop fort, couvre les mots qui déferlent dans son esprit et pourtant, ce cœur-là qui provoque un tapage assourdissant, il est le seul à l'entendre. Sugizo sent son cœur si lourd qu'il donnerait cher pour pouvoir en délester une partie à quelqu'un. Donner en héritage la moitié d'une richesse dont il n'a jamais su que faire. Mais d'un cœur vivant qui ne vaut pas celui d'un mort, qui voudrait après tout ?
-Je suis tout seul... Mince, je suis tout seul.
« Qu'essaies-tu de me dire, au juste ? Me dis-tu ostensiblement que ma présence ne compte pas, que je ne suis rien que du vide pour toi ? Ou bien essaies-tu seulement de m'attendrir, réclames-tu indirectement mon réconfort, signifiant par-là même que, depuis le début, ma présence ne t'est pas indifférente ? »
C'est idiot, a pensé Sugizo avec amertume. Idiot de pleurer alors que tu n'en as aucune raison. Parce que toi qui te plains de solitude, ne pleures-tu pas simplement parce que la culpabilité te dévore et meurtrit ta chair ? Avoue-le, Uruha, toi qui mens aux autres et à toi-même. Comme si souffrir pour toi seul ne suffisait pas, il faudrait en plus de cela que tu souffres pour les autres ? Mince, tu es le pire des idiots, sais-tu. Ta culpabilité, je voudrais la prendre, la rouler en boule et la jeter à la poubelle.
-Avec du sang sur mes mains, qui vais-je pouvoir toucher à présent ?

Sugizo lève les yeux au ciel, exaspéré. Le ton avait de tragique ce qu'il avait de comique, et tout ne semblait être qu'un numéro ostentatoire en lequel l'homme avait peine à croire.
Mais que tout n'était que comédie, c'était après tout ce qu'aimait à se dire Sugizo qui plus que tout désirait étouffer sous le poids de la raison les battements tapageurs de son cœur.
-À présent, je comprends la raison pour laquelle tu m'as repoussé, dis... Je pensais que tu n'étais tout simplement pas attiré par les plus jeunes, mais la réalité est que tu avais peur de te voir souillé du sang de celui que j'ai tué.
-Il vaudrait mieux que tu te taises.


Sugizo n'y tiendra plus, il le sait. S'il devait entendre plus longtemps cette voix chargée d'un pieux chagrin et pourtant capable de proférer des horreurs, alors, Sugizo pourrait le haïr. Haïr le Takeshima Atsuaki qu'il n'arrivait plus à reconnaître comme tel. Qu'était donc cette loque accablée et déserte de toute vie devant lui ? Qu'était donc cette chose assise sur le matelas, les jambes repliées sous elle, avec ses bras ballants et sa chemise qui tombait sur ses épaules trop maigres ? Qu'était-ce, sinon le fantôme, le mime macabre et usurpateur d'un garçon que Sugizo avait jadis connu et qui à présent semblait être mort ?
Et Uruha, obéissant à un ordre qui lui venait d'un autre monde, s'est tu. Il a continué à garder rivés vers la fenêtre ses yeux vagues, mais si le flot de ses pensées jaillissait de plus belle et menaçait de provoquer une inondation qui annihilerait jusqu'au reste de sa conscience, le flot de ses paroles a trouvé le barrage hermétique de ses lèvres. Mort. Par la force de ses pensées, Uruha a tué quelqu'un, mais c'est pourtant lui qui en est mort.
-Je sais ce que tu vas me dire. Alors que ce garçon souffrait autant que toi, tu as nourri envers lui une rancœur indicible et tous les jours où tu voyais son visage, tu priais pour sa mort. Tu as prié pour elle si ardemment, avec tant d'acharnement et de sincérité, dis-tu, que Dieu -ou le diable- a exaucé ta prière et a tué ce garçon. Seulement voilà, Uruha. Peu importe combien tu as voulu le voir mourir, ce garçon, ce n'est pas toi qui l'as tué. Toutefois...
Sugizo s'avance. Uruha ne lui jette pas un regard, et Sugizo fût-il parti de la chambre, il l'eût à peine remarqué. Même lorsqu'une pression se fit sentir sur le matelas derrière lui, même lorsque la poitrine de Sugizo s'est collée contre le dos raide d'Uruha, même lorsque des mains se sont faufilées autour de sa taille pour saisir les siennes, Uruha est demeuré ce garçon fantôme.
-Même si tu as raison, Uruha, en disant que tu as du sang sur les mains, moi, ces mains, il ne me gêne pas de les toucher.
Imperceptiblement, les lèvres d'Uruha se tordent. Il voudrait partir, Uruha ; il le voudrait de tout son être mais il ne le peut pas. Bouger lui est impossible, car le poids sur sa conscience a surpassé de bien loin le poids de son corps, alors Uruha reste là, et se contente d'espérer. Espérer que, sur le reflet de la fenêtre qu'il n'a pas un seul instant quitté des yeux, Sugizo ne voie pas que le visage du garçon n'est plus vraiment sec. Et sur les mains froides d'Uruha délicatement se pose une couverture chaude. Une couverture dont la douceur et le bienfait ne peuvent être égalés : ceux d'une couverture humaine.
Les mains de Sugizo sur les mains d'Uruha, c'est un peu un ciel ensoleillé qui revient réchauffer un sol noyé sous les moussons.
-Parce que le sang qui coule sur tes mains, Uruha, n'a toujours été que le tien.
 
 
 
 


 
-Miyavi m'a informé que tu voulais me parler.
Shou a renversé la tête en arrière. Son visage à l'envers s'est enluminé d'un franc sourire et c'est dans cette singulière posture, tandis qu'il était assis, les paumes à plat sur le sol pavé du toit, qu'il a regardé approcher Tsuzuku qui affichait une mine bougonne. Cet air renfrogné ne fit que renforcer encore sa bonne humeur et, lorsque Tsuzuku fut assis à ses côtés, Shou exaltait.
-Ce que tu es ridicule.
Mais ce reproche ne sut mettre un terme à son allégresse et, d'un regard qui le couvait de tendresse, Shou observait le visage de profil de Tsuzuku que des mèches noires, poussées par la brise printanière, voilaient comme par pudeur. La bouche de Tsuzuku. Elle était généreuse, elle était tendre, elle était finement dessinée aussi, œuvre de main de maître sur un support d'une blancheur parfaite, et pourtant, cette bouche-là reflétait une dureté qu'elle n'avait jamais connue jusqu'alors. La dureté d'une bouche qui se refusait envers et contre tout à tous ceux qui pourraient un jour la convoiter.
-Je voulais te voir, avança Shou, car j'aimerais te parler de quelque chose...
-Ce n'est pas très gentil.
Ça a stupéfié Shou qui, sur le coup, ne trouva rien à répondre. Qu'est-ce qui n'était pas très gentil, et pour quelle raison, voilà bien un mystère qu'il ne pensa pas même à résoudre. Mais parce que son silence était l'éloquence de son ignorance, Tsuzuku a tourné vers lui son regard courroucé. Du feu qui brûlait dans de la glace.
-Appeler « quelque chose » une personne, ce n'est pas très gentil, Shou.
-Mais... balbutia Shou, pantois. Comment sais-tu que...
-Miyavi me l'a dit, que tu voulais me parler de cet acteur. Hiroki, lâcha-t-il comme il eût lâché une injure. Ishihara m'a dévisagé d'un air compatissant et puis, comme s'il se faisait violence pour ne pas s'excuser, il m'a dit « Shou ne lâchera pas l'affaire. » Alors, j'ai soupiré, et je suis venu te voir.
-Tsuzuku, gémit son ami comme il saisit sa main. Je suis désolé de t'ennuyer avec cette histoire, mais tu sais, Hiroki... Je suis au courant, bien sûr. Miyavi m'a dit que tu te souvenais de cet homme en tant que l'acteur célèbre qu'il est, mais tu as oublié toute l'admiration que tu lui portais... Malgré ça, Tsuzuku, malgré ça, moi, je voulais te demander si, vraiment, tu ne voulais pas le rencontrer...
-Mais que cela t'apporterait-il que je le rencontre ?


Silence. Il ne s'en est pas rendu compte, Shou, mais ses joues se sont empourprées. Sans transition. Heureusement alors, Tsuzuku avait déjà détourné de lui son attention pour laisser son regard vagabonder vers l'horizon du ciel dans lequel se découpaient, ambitieux et farouches, les sommets des gratte-ciels. Peut-être qu'il a découvert, pensa Shou dont le cœur se mit à battre fort. Il fait semblant de ne rien savoir et de me poser cette question incidemment, mais en réalité, ce qu'il est en train de faire... C'est un reproche ?
-Bien sûr que non, Tsuzuku, bredouilla Shou qui ne savait à quoi au juste il disait non. Enfin, ce que je veux dire... Si cela pouvait te rendre heureux de le rencontrer, bien qu'il te soit indifférent à présent, si jamais le fait de le voir ravivait en toi cet amour et cette admiration que tu lui portais, alors... Alors, j'en serais heureux.
« Et soulagé ». Deux mots d'apparence ordinaires et inoffensifs que Shou, sur le point de lâcher, retint brusquement. Anxieux, il a sondé cet œil fixe qui reflétait sous le soleil un éclat qui en dénaturait la couleur. Argenté, l'œil de Tsuzuku était devenu d'argent, et cette vision a glacé le sang de Shou autant qu'elle a enflammé son cœur. Mais parce que cet œil était dénaturé par une lumière trop forte, Shou ne pouvait lire quoi que ce fût en Tsuzuku et le garçon, qui demeurait fixement de profil, semblait avoir fermé son âme à tout regard indiscret.
Mais Tsuzuku était enveloppé d'une aura si forte et si grande que c'était comme si son esprit avait déserté son corps pour venir observer, sans barrière pour obstruer sa clairvoyance, le monde autour de lui. Et ce que semblait observer l'esprit de Tsuzuku, qui ne le regardait absolument pas, n'était autre que Shou.
Mais après tout, ce n'était qu'une illusion. L'esprit de Tsuzuku était bel et bien demeuré dans son corps, et il n'y avait rien que Tsuzuku eût pu lire en le cœur de son ami. Rien. Sur le coup, Kazamasa en a été véritablement certain. Car alors qu'un bruit soudain le fit sursauter, Kazamasa s'est dit que si Tsuzuku avait pu lire quoi que ce fût en lui, alors, il ne se serait pas mis à rire comme ça.
-Ah, s'exclama Tsuzuku comme il levait son visage pour l'offrir au ciel. En tant que garçon de dix-huit ans, je trouvais cela un peu dégradant de crier mon admiration démesurée pour une célébrité. Malgré tout, devant toi seul, Shou, je peux le dire : c'est vrai, moi, Hiroki, je donnerais n'importe quoi pour le voir.

-Combien as-tu volé cette fois ?
-Vingt-mille.
-À qui donc ?
-Un garçon de la 1ère B.
-La première B, dis-tu... Fais attention. Ses élèves n'ont pas très bonne réputation ; ne t'attire pas de problèmes, ou bien je t'en causerai plus encore.
-Personne ne m'a vu, Tora, tu sais bien. Et si tel était le cas, il ne m'arriverait rien.
-Je te trouve bien sûr de toi, pour un... Comment dit-il, déjà ? Un « travesti », c'est cela. Ainsi Tsuzuku t'appelle « le travesti ». Comment peux-tu affirmer ne rien risquer si l'on t'attrapait ?
-Parce que si un garçon d'une autre classe s'en prenait à moi alors, toute notre classe se liguerait contre lui.
-Malheureusement... Ah, il m'est pénible de l'avouer, mais tu n'as pas tort. C'est de ta faute, aussi. Avec ton visage d'ange, ils se disent que tu ne fais pas cela par vice. Ils pensent qu'une bonne raison te pousse à agir ainsi, que tu n'as pas le choix et que tu n'es que la victime de tes contraintes. Jamais ils ne penseraient que tu n'agis que par cupidité. Toi... Tu trompes tout le monde par tes apparences.
-Tora... Toi, tu le sais si bien, Tora, et tu es le seul que je ne peux tromper. 
-Ah, que dois-je dire face à tant de désolation... Tes airs tragiques sont ridicules, n'espère pas m'attendrir avec une telle comédie. Bien, de toute façon, ils n'ont pas tort.
-Que veux-tu dire ?
-Je parle d'eux. S'ils pensent que tu n'es pas véritablement responsable et coupable de tes actions... D'une certaine manière, je serais de mauvaise foi si je disais qu'ils sont aveugles.
-Oh, Tora... Ne tombe pas dans mon piège, je t'en prie, car j'ai bien peur de ne t'en jamais laisser sortir si cela arrivait. Tu sais parfaitement que la seule cupidité matérialiste me pousse à commettre ces actions.
-Oui, Mahiro, je ne l'ignore pas. La cupidité matérialiste, c'est elle seule qui t'anime. Cependant...
-Oui ?
-Cette cupidité matérialiste, ce n'est pas la tienne.


 
-Qu'y-a-t-il ?
-Rien, Tora.
-Tu es devenu bien silencieux, tout à coup. Quelque chose te chagrinerait-il ?
-Tora, je voulais juste te dire... Je te dois la vie, tu sais.
-Bien sûr que je le sais.
-Et je te dois mon corps, aussi.
-Ah, non, ça, non. Ne te frotte pas à moi comme ça... Ah, petit dégoûtant. Cela t'arrangerait bien que je n'accepte les dons de ta dévotion, n'est-ce pas ? Je ne veux pas d'une telle offrande. En feignant rembourser une dette, en réalité tu n'en deviendrais que plus riche. Tu crois vraiment que tu peux m'avoir et obtenir ce que tu désires ? 
-Pardon, Tora.
-Tu es à moi, Mahiro. Mais la réciproque n'est pas possible, ne l'oublie jamais. Tant que tu continueras à me convoiter, tant que je saurai que tu continues à me désirer même en silence, je ne me donnerai pas à toi. Car d'entre nous deux, tu es celui qui dois te sacrifier pour moi. Mais me donner ton corps ? Arrête, cela n'a rien d'un sacrifice ou d'une offrande. Te répondre favorablement serait offrir un cadeau de trop grande valeur à un enfant pourri-gâté qui ne le mérite pas.
-Oui, Tora.
-Tu as bien compris ?
-Oui, Tora.
-Bon chien.
-Je t'aime, Tora.
-Va mourir.


-Je t'en supplie, ne pleure plus. Sinon, je vais céder à mon tour.

Mais il y a des choses après tout que l'on ne peut retenir. Toute la fierté du monde, toute la pudeur possible n'auraient pas suffi à réprimer ce trop-plein d'émotions qui débordait dans un cœur trop petit pour tout contenir dans le secret.
Coulant à flots sur des joues pâles, lits de rivières qui transportaient docilement leur eau, les larmes semblaient exister pour irriguer un désert trop aride dans lequel quelqu'un était déjà mort de soif. Tsuzuku. La soif de voir, la soif de savoir, de connaître et d'aimer, peut-être au fond le désir d'avoir aussi : de tout cela Tsuzuku était mort une fois et à présent, il se voyait renaître par ses larmes comme un phénix de ses cendres, et toute la sécheresse qui l'avait habité jusqu'alors se voyait, par la main d'une bienheureuse providence, s'engorger du liquide précieux de ces émotions qui, si longtemps refoulées, avaient fait de Tsuzuku un être aride.
-Tsuzuku...
Parce que cette petite voix chagrine débordait de douceur, Tsuzuku s'est repris et, redressant le buste, il se tint droit sur sa chaise, le visage grave sous ces rivières de larmes. Dans un fébrile sourire d'excuse adressé à l'homme qui se tenait en face de lui, il a hoché la tête. Sur sa main sagement posée sur son genou, celle de Shou vint apporter son réconfort. Mais là où il n'y avait que débordement de joie et de soulagement, il n'y avait pas besoin de consolation toutefois, cette main de laquelle il sentait émaner une profonde amitié, Tsuzuku l'a serrée dans la sienne.
-C'était inconvenant de ma part. Pour vous avoir mis dans l'embarras, je vous présente mes excuses.
Et Tsuzuku d'incliner le buste, front contre ses genoux, jusqu'à ce qu'un rire nerveux ne le fasse se redresser pour river ses yeux encore scintillants de larmes sur l'émetteur de ce rire.
À côté de Tsuzuku, Shou dissimulait un sourire que seul l'homme, en face de lui, put apercevoir.
-Ce n'est rien, dit-il alors à l'attention de Tsuzuku. C'est seulement... Te voir exprimer ouvertement tes émotions devant moi, je dois dire que ce n'est pas une chose à laquelle je m'attendais.
-Que racontes-tu ? intervint Shou, un tantinet moqueur. Ne joue pas les modestes : on sait tous que tu as l'habitude de voir autant de jeunes hommes que de jeunes filles s'évanouir de bonheur devant toi.
Shou étouffa son rire derrière sa manche comme sur lui Hiroki ouvrait de grands yeux réprobateurs. Mais ce n'était là qu'une sévérité feinte, et lorsque Hiroki reporta son regard sur Tsuzuku, sa sérénité était celle d'un saint ayant atteint l'éveil.
-Ce que je voulais dire, reprit-il doucement, est que je ne pensais pas que ces sentiments-là à mon égard existaient encore chez toi. Bien que Shou m'ait parlé tant de fois de toi depuis plusieurs années, je croyais... Enfin, bref.
-Si vous parlez des sentiments que j'ai toujours eus pour vous, Monsieur, alors sachez que je n'ai que feint de les perdre : le fier que je suis avait peur de montrer ouvertement son admiration envers un acteur. Une telle adoration, alors que je ne vous connais pas... J'ai soudainement eu peur du ridicule.
-Alors, si être ridicule revient à être mignon, s'il te plaît, sois ridicule le plus souvent possible.
-Hiroki ! s'insurgea Shou comme il tapait ses mains sur ses cuisses.
-Il y a un problème ? s'amusa celui-ci, impassible.
-Ne drague pas mon meilleur ami !
-Oh, ce qu'il ne faut pas entendre...
-Tu profites de ce que tu es une star adulée pour jouer avec les sentiments des autres ! Ne te moque pas de Tsuzuku, s'il te plaît ! Il est faible et tu es fort, il est jeune et tu es adulte, il est beau et tu es laid !
-Shou, le retint Tsuzuku dont les joues s'étaient enflammées. Je t'en prie, il n'y a vraiment pas lieu de s'indigner, Hiroki ne pensait pas à mal...
-De plus, je ne pense pas être si laid que cela, renchérit Hiroki.
-Tout à fait, insista Tsuzuku. Hiroki... Monsieur n'est pas laid du tout.
-Ne prends pas sa défense, imbécile ! 
-Shou, Shou, mon cœur... L'on dirait presque que tu es jaloux, taquina Hiroki.
-Bien sûr que non, enfin ! Je ne peux pas t'aimer, tu es mon parrain !
-Je parlais de ton meilleur ami...
-Hiroki ! Avais-tu manigancé depuis le début de me faire honte devant lui ?!
-Seigneur, si irascible... Shou, je ne faisais que plaisanter. Et à la fin, je n'ai jamais dragué ton meilleur ami.
-Oui, oui... Bien, je te fais confiance, ne l'oublie pas. Regarde-le, tu as mis Tsuzuku dans tous ses états. 
-Shou, je t'en prie, je vais bien.
-Ne t'inquiète pas, Tsuzuku. Comme promis, je ne laisse cette rencontre tant attendue qu'à vous deux. Je ne voudrais pas risquer de te gêner, Tsuzuku, toi qui dois avoir tant de choses à dire...
-Shou, ne te sens pas obligé...
-C'est bon. Je comprends ce que tu ressens, tu sais. Après tout, je ne fais là qu'accomplir une promesse qui aurait dû être accomplie depuis longtemps déjà. Je resterai t'attendre dans le café de la rue d'en face jusqu'à ce que vous ayez fini. Prenez votre temps. Hiroki, je te vois un autre jour.
Et sur ces mots implacables, Shou adressa un signe de la tête à ses compagnons et, sans plus demander son reste, s'éloigna d'un pas précipité.

-Pardonne mon filleul. Tu dois le savoir, il est assez impulsif. Il n'a peut-être pas pensé que la situation te mettrait mal à l'aise...
-Il n'y a pas de problème, bredouilla Tsuzuku qui se retrouvait dans toute la confusion de se voir en tête à tête avec l'homme qu'il avait rêvé depuis si longtemps de rencontrer.
-Quant à mes précédents propos... Je suis désolé si j'ai été inconvenant. Contrairement à ce qu'a pu craindre Kazamasa, je n'essayais nullement de te séduire en laissant entendre que tu étais mignon.
-Cela non plus... n'est pas un problème, assura Tsuzuku.
-Alors, tu n'as aucune raison de trembler.
Il avait fallu que Hiroki se moque gentiment pour que Tsuzuku ne réalise. Il a baissé les yeux et c'est avec un déstabilisant mélange de honte et de surprise qu'il a vu ses mains dont il essayait inconsciemment de réprimer les tremblements, en vain. Même ses genoux ne pouvaient rester calme, et à l'émotion de la situation vint s'ajouter l'angoisse d'être vu dépourvu de ses moyens et Tsuzuku, le cœur battant, a levé un regard douloureux sur Hiroki.
-Pardonnez-moi... Cela est si soudain, je n'étais pas préparé à vous rencontrer de si tôt, je...
-Je t'en conjure, ne te remets pas à pleurer. J'ai trop peur de finir plus embarrassé que toi.
-Je suis désolé. Que vous me voyiez ainsi, alors que je vous rencontre enfin... Je ne voulais pas vous donner une si piètre image de moi. Je contrôle mieux mes émotions, d'ordinaire.
-D'une certaine manière, répondit Hiroki dans un vague rire gêné, je te comprends. Il est vrai que la situation est gênante...
-Je suis désolé...
-Mais ne le sois pas. Shou n'aurait pas dû nous laisser seuls ; pensant te faire plaisir, il n'a pas pensé que tu serais timide.
-C'est que je ne le suis absolument pas, d'ordinaire. Il ne s'est pas imaginé que le simple fait de me retrouver devant vous, un homme que j'admire bien au-delà de l'imaginable, me priverait de tous mes moyens.
-C'est parce qu'au-delà de l'acteur, tu peines à réaliser qu'il y a juste un être humain, pas vrai ?
Tsuzuku relève les yeux. Un voile de chagrin éphémère a ombragé son visage et, l'espace d'un instant, Hiroki eut l'impression que le jeune homme allait prononcer des mots qu'il retint brusquement alors.
Ses doigts entremêlés s'agitant avec nervosité, Tsuzuku a dû réunir toute sa force et son courage pour parvenir tant bien que mal à articuler :
-En réalité, il y a une chose que je voudrais vous demander.
-Oh... lâcha Hiroki, désarçonné. Bien sûr, n'hésite pas.
-Je suis vraiment désolé de vous demander cette faveur alors que Kazamasa a déjà tant fait pour moi, j'ai eu l'honneur suprême de vous rencontrer et jamais dans ma vie je n'aurais pu m'attendre à ce qu'un si beau rêve devienne réalité, seulement voilà, cette réalité, elle ressemble toujours trop à un rêve, c'est si grandiose, je n'ose y croire, j'ai peur de me réveiller et de me rendre compte que tout n'était que songes, ou bien j'ai peur de vivre réellement cet instant mais de ne jamais pouvoir le réaliser, j'ai peur que le rêve éveillé ne se prolonge indéfiniment et que le seul souvenir de cet instant ne me déconnecte à jamais de la réalité, j'ai peur, je ne sais pas de quoi, mais j'ai peur, Hiroki, et malgré tout ça, malgré que vous ayez sacrifié votre temps précieux pour accepter de me rencontrer, moi, parce qu'on a réalisé pour moi un rêve, parce que ce rêve semble trop beau pour être vrai, encore une fois, je vais vous demander de vous sacrifier, Hiroki, car il n'y a qu'un seul moyen pour que je réalise que tout ce qui se passe en cet instant même est bien réel.


Il avait déballé tous ces mots d'une traite sans respirer et lorsque Tsuzuku se tut enfin, sa poitrine le brûlait et criait à l'aide, réclamant désespérément de l'air. Il a inspiré profondément mais avec silence, craignant que Hiroki n'entende le souffle saccadé et pénible témoin de ses tourments. Dans la cage thoracique du garçon, le cœur battait à en rompre ses côtes. Il y a eu un tel saisissement dans l'esprit de Hiroki qu'au départ, l'homme ne put rien faire d'autre qu'écarquiller ses yeux translucides sur Tsuzuku. Et ce dernier attendait, ses mains tremblantes, incontrôlables, et par-devers lui il suppliait un ciel en lequel il voulut croire, pour cet instant, que l'homme ne vienne pas à se moquer.
Mais nulle gausserie il n'y eut de la part de Hiroki et lorsqu'enfin l'homme reprit toute sa contenance, c'est de sa voix la plus tendre qu'il encouragea :
-Alors vas-y, Tsuzuku. Dis-moi ce qu'il faudrait que je fasse pour que tu réalises que je suis bel et bien devant toi, en train de te parler. Dis-le-moi et si je le peux, je serai heureux de t'aider.
-Serrez-moi fort dans vos bras.


Il n'a rien dit, Hiroki. Tsuzuku avait eu cette voix dénaturée, étranglée par les sanglots, et tandis qu'il le regardait, il semblait le supplier par toute l'intensité de son seul regard. Son visage exprimait l'angoisse et la crainte mêmes, et pourtant face à ce visage auquel quiconque pourvu d'un cœur n'eût résisté, Hiroki est demeuré neutre. Exactement comme s'ils étaient deux amis de toujours, exactement comme si leur discussion était des plus banales, Hiroki était là, son bras appuyé sur le dossier du canapé, la tête penchée, et fixait Tsuzuku d'un air stoïque. Tout laissait supposer en Hiroki, dans son silence, dans sa flegme, dans son absence entière de mimique ou de réaction que s'il avait bien entendu le garçon, il n'y voyait là que des propos d'une banalité à toute épreuve.
C'était exactement ainsi. Là même où Tsuzuku avait toutes les raisons de craindre la colère, là où il avait appréhendé un lourd et pénible malaise, mais là aussi où il avait espéré au fond de lui une tendresse salvatrice, il n'y avait rien. Rien d'autre que Hiroki, souverain au milieu de son trône de cuir rouge, empereur romain las et placide face à un fervent fidèle.
C'était pire que tout. Tout ce que ses mots avaient contenu d'espoir, tout ce que sa voix avait contenu de détresse, tout ce que ses yeux contenaient de ferveur, Tsuzuku n'en recevait que la plus pure et parfaite désinvolture. 
Dans la poitrine de Tsuzuku, les battements se sont arrêtés.
Et c'est d'un seul coup pourtant, alors qu'il avait d'ores et déjà renoncé à toute idée de voir s'exaucer ses vœux, que Tsuzuku avant même de le réaliser fut fermement prisonnier au creux de bras forts et tendres. Subjugué. L'étreinte était douce mais elle était ferme, décidée, et il se sentait dans ces bras comme un prisonnier capable de se libérer à tout instant.
Fermant les yeux, Tsuzuku a savouré le léger effluve corporel émanant du creux du cou de Hiroki.
-Je suis désolé, a fait la voix rauque de Hiroki. Pour n'avoir pas cru Kazamasa toutes ces fois où il me contait tes éloges, me disant à quel point tu es une personne adorable, je suis désolé.

Et dans les bras de Hiroki, le corps de l'adolescent s'est mis à se secouer. Au début, l'homme n'a pas compris. Il a cru à une nouvelle crise de larmes, et aussitôt son cœur s'est emballé, son visage s'est assombri et, mû par l'inquiétude, il a resserré plus fort encore son étreinte autour du corps, comme s'il avait voulu l'empêcher de trembler à nouveau mais le corps, comme mû par une volonté propre, se secouait de plus belle et rien, rien semblait ne pouvoir l'arrêter.
Dépourvu face à la violence de ces sanglots dont il se savait la cause, Hiroki se vit submergé par la détresse jusqu'à ce qu'il ne réalise. Il a su au moment où il a entendu des éclats de voix démentiels déchirer l'atmosphère. Ce que l'homme avait pris pour une crise de larmes n'était autre qu'une crise de rire.
Et lorsque Hiroki enfin comprit ce qui était en train de se passer, il était déjà trop tard.
Il s'est raidi, figé par la surprise et la terreur, lorsqu'il a senti contre son dos une pointe s'appuyer.
-Qu'est-ce que...
-Comme si j'avais pu sincèrement pleurer devant vous.


Parti en fumée, l'adolescent admirateur et adulateur d'une star de cinéma. Tout aussitôt oublié, l'innocent jeune homme submergé par les flots d'émotions et paralysé par la timidité.
Ce que Hiroki tenait encore si fort dans ses bras, tout à coup, il ne le savait plus.
Contre son dos il sentait s'enfoncer un peu plus la pointe du couteau qui lui avait été sournoisement dissimulé et peut-être, a pensé Hiroki quelque part dans le chaos de sa conscience, peut-être que comme avait feint de le craindre Tsuzuku, ce qu'il vivait en cet instant n'était pas réel.
Au creux de son oreille pourtant, le souffle de Tsuzuku lui a fait l'effet d'un venin de serpent.
-Depuis toutes ces années d'attente, Hiroki, à présent, vous ne pouvez pas imaginer mon bonheur de rencontrer enfin l'homme qui a tué mon père.
 
 
 
 

-Est-ce que tu as peur ?
Mahiro s'est arrêté net. Vue de dos, immobile au beau milieu du long couloir, sa silhouette semblait tracée à la plume par une main de maître. Des contours découpés à l'encre de Chine dont la grâce et la légèreté étaient telles que Mahiro donnait l'impression d'être sur le point de s'évanouir. Juste un dessin à peine tracé qu'un geste du doigt suffirait simplement à délayer. Et sur le corps gracile tombaient artistiquement les pans du drapé mauve, voile de douceur et d'illusion sur un être dont la véracité de l'existence devenait presque incertaine. C'est non sans un léger trouble à l'esprit que Tsuzuku s'est avancé vers cette silhouette immobile, produit d'une chimère. Lorsqu'il a posé la main sur l'épaule du garçon, il fut presque surpris de sentir qu'elle ne traversait pas ce corps bel et bien fait d'os et de chair.
Mahiro a tourné la tête et son doux regard brun ramena brusquement Tsuzuku à la réalité. Comme s'il réalisait subitement commettre un irrémissible péché, il a ôté sa main de l'épaule du garçon et a semblé hésité un instant, avant d'articuler :
-N'aie pas peur de moi.
Ces mots n'eurent pour seul effet que de froncer des sourcils sur ce visage dont l'harmonie des traits s'en vit brisée.
-Pourquoi dis-tu cela ?
-Pardonne-moi, répond fiévreusement Tsuzuku qui se sent honteusement ridicule. J'ai dit cela parce que j'ai cru... Bien, comme depuis ce jour où je t'ai menacé pour récupérer mon argent, tu baisses les yeux et t'éloignes à chaque fois que tu me croises, j'ai pensé que tu avais peur de moi. Je suis désolé.
En face de lui se dessina un sourire dont la lumière aveugla le jeune homme.
-Il n'y a pas de problème, fit Mahiro dans un rire discret. Tu avais raison de penser que j'ai peur de toi.
-C'est aussi ce que je pensais, renchérit Tsuzuku que la détresse avait emparé. C'est pour cela que je te dis que...
-Mais ce qui m'a intrigué est de savoir pour quelle raison devrais-je ne plus avoir peur de toi.
C'est tombé comme une bombe nucléaire. En un instant, il ne restait plus rien dans la conscience de Tsuzuku que des pensées brûlées, annihilées, brisées, effondrées, décharnées : des décombres calcinées qui, en un instant, avaient perdu toute identité. En son propre esprit, Tsuzuku ne reconnaissait plus rien.
-Parce que... Bien que je me sois montré agressif à ton égard ce jour-là, en dehors du voleur que tu es, je ne te déteste pas. Du moins...
D'entre les lèvres de Tsuzuku est sorti un bout de langue qui vint caresser la chair rose et tendre de ses lèvres, nerveux, comme il se perdait dans un dédale de réflexions chaotiques. Le bout de sa langue apparent, c'est comme si Tsuzuku s'apprêtait à cracher du venin. Mais il n'y eut aucune menace lorsqu'enfin il prit une profonde inspiration pour lâcher de but-en-blanc :
-Du moins ai-je le sentiment qu'avant que l'accident ne me fasse tout oublier, je te portais de l'affection.
-Je peux te poser une question ?
Subitement, Tsuzuku a réalisé combien proche du sien était le visage de Mahiro. Son regard pénétrant, sa peau lisse qui lui conférait cet air enfantin, et son sourire dont la pureté ne pût être égalée que par celle d'un séraphin, tout cela a conféré à Tsuzuku des troubles contre lequel il ne sut comment se débattre. Reculant d'un pas, il a fixé Mahiro comme il l'eût fait d'une surnaturelle apparition.
-Oui... réussit-il à bredouiller tant bien que mal.
-Ta langue, Tsuzuku, murmura Mahiro comme il s'approchait dangereusement de lui. Depuis quand est-ce que toi, tu as une langue de serpent ?


« Mais, depuis des années. » Tsuzuku a retenu à temps ces mots qui eurent aussitôt l'air de mensonge. 
Comme si était déchiffré en lui un honteux secret, Tsuzuku a baissé la tête, se cachant ainsi du regard pénétrant de Mahiro.
-J'ai fait cela après être sorti de l'hôpital.
-Lorsque tu es enfin sorti de l'hôpital, tu es revenu à l'école, Tsuzuku.
-J'ai quitté l'hôpital deux jours avant mon retour au lycée. La veille alors, c'est-à-dire le lendemain de ma sortie, je suis allé faire cela.
-C'est bizarre, répondit innocemment le jeune homme. Comment cela a-t-il eu le temps de cicatriser ?
-Je... ne sais pas. C'est normal, je crois.
-Quelle idée as-tu eu de te faire ainsi découper la langue, Tsuzuku ? Est-ce le choc traumatique qui t'a donné des idées étranges ?
-Ce que je décide de faire ou non de mon corps, tu crois que c'est une chose qui te regarde ?
Mahiro a baissé les yeux. Ce n'était pas un signe d'excuse ; seulement, la colère violente de Tsuzuku avait provoqué en lui une fragilisation qu'il ne voulait pas risquer de laisser paraître. Mais face à une personne fragile, Tsuzuku de compassion n'était pas enclin à avoir, et s'il avait ressenti le trouble du garçon, il ne s'en fût que plus irrité.
-J'ai toujours voulu me faire cette langue de serpent. Je ne l'avais jamais osé auparavant ; mais être passé à côté de la mort, Mahiro, tu ignores ce que cela fait. Si cela devait t'arriver un jour, Mahiro, si tu sentais contre toi la mort t'étreindre avant de réussir après une lutte acharnée à t'arracher à elle, alors, tu aurais l'illumination et tu accomplirais enfin ce que tu as toujours rêvé de faire.

Mahiro a relevé les yeux. Et il ne comprenait pas pourquoi. Il était perdu, déstabilisé, impuissant, sans arme ni défense, juste en pleine déréliction face à cette envie qui l'avait brutalement saisi par les pieds et lui avait ligoté les mains, l'avait bâillonné, et le rendait soumis, incapable de bouger ni de parler. Rien, il n'avait rien et surtout personne pour le défendre face à cette envie brutale qui s'était emparée de lui tout entier. L'envie soudaine de serrer Tsuzuku dans ses bras.
S'effectuait en lui l'alliage étrange et hétérogène d'une tendresse indescriptible, mais d'une terreur aussi, mélange explosif de deux sentiments contradictoires qui lui conféraient cette douloureuse envie : le serrer dans ses bras. Comme pour lui signifier cette tendresse inexplicable qu'il ressentait si fort, mais aussi comme pour se protéger de lui, comme pour le supplier de ne pas lui faire de mal. Foncer droit sur ce qui nous menace pour ne pas que la menace nous tombe dessus. Se protéger dans ses bras pour ne pas qu'ils nous tuent. C'étaient les sentiments de Mahiro qui, en son for intérieur, avaient entamé une bataille sanglante et ne laissaient dans son esprit qu'un champ dévasté.
-Ne pas faire ce que les autres veulent que tu fasses, Mahiro. Ne l'oublie pas.
Tsuzuku l'a toisé de haut en bas, minutieusement, avec au coin de ses lèvres une ombre creusée que Mahiro ne sut pas comment interpréter alors. Au moment où son regard devenait si oppressant que Mahiro allait prendre congé, quelque chose lui fut tendu sous ses yeux. Ahuri, Mahiro a louché sans comprendre sur ce billet de dix-mille yens que Tsuzuku collait presque à son nez.
-C'est pour toi.
Certain d'avoir mal compris, Mahiro a reculé d'un pas, et ses doigts nerveusement agrippaient le tissu de son pantalon. Mais il semblerait que ses doutes n'avaient lieu d'être, car dans un soupir d'exaspération Tsuzuku a avancé d'autant pour coller le bout de papier sur le front du garçon.
-Prends-le. Toi, voleur, je suppose que tu en as besoin.
Alors, Mahiro se souvient. Les paroles de Tora à ce moment-là, le jour de son dernier larcin. Des paroles que l'adolescent avait prononcées avec amertume mais que Mahiro avait goûtées et savourées comme un miel délicieusement sucré dans sa bouche. « Ils pensent qu'une bonne raison te pousse à agir ainsi, que tu n'as pas le choix et que tu n'es que la victime de tes contraintes. Jamais ils ne penseraient que tu n'agis que par cupidité. Toi... Tu trompes tout le monde par tes apparences. »

Finalement, Tora avait raison. Lorsqu'il l'a réalisé, Mahiro a senti le rouge monter à ses joues. Et s'il devait se sentir flatté de ce qui était un semblant de compliment sur son apparence, il avait aussi honte.
-Ce n'est pas comme si je ne comprenais pas ce genre de problème, tu sais.
Tsuzuku insiste. Il a les sourcils froncés, les lèvres comme des babines retroussées, et Mahiro par-devers lui pense qu'il est bienheureux que les pulsions de modification corporelle de Tsuzuku ne l'aient pas encore amené, comme Tora, à limer ses canines. Car les lèvres de Tsuzuku retroussées sur des dents de vampire, peut-être que Mahiro aurait eu peur.
-Merci. Tu n'étais pas obligé.
-Je te dis que je comprends.


Ce qui ressemblait trait pour trait à un geste amical et compatissant était aussitôt annihilé par l'animosité avec laquelle le jeune homme lui répondait, le regard avec lequel il le toisait. Intimidé par cette agressivité qu'il sentait latente, Mahiro n'a rien dit. Pas même lorsque Tsuzuku a commencé à tourner les talons sans demander son reste, il n'a pensé à lui dire au revoir.
Ce sont d'autres mots qui malgré lui ont échappé à sa vigilance.
-Les paroles que tu m'as adressées l'autre jour, Tsuzuku, pourquoi ?
Tsuzuku s'est retourné. Sa mémoire légendaire sans doute lui faisait défaut, à lui dont la particularité connue de tous était de se souvenir mot pour mot des discussions qu'il entretenait avec chacun. Sa surprise était indéniablement sincère, et Mahiro se demanda alors si les mots qu'il avait entendus de sa bouche n'avaient été prononcés en l'air.
- « Si tu veux devenir un bon voleur, alors, ne vole jamais sans le consentement de ta victime.» Tsuzuku, c'est ce que tu m'as dit ce jour-là, dans les toilettes. Alors que je croyais que tu me menaçais, tu m'as offert un conseil... que je n'ai pas compris sur le coup. Tsuzuku, pourquoi ?


Tsuzuku a les mains dans les poches. Les épaules affaissées, le regard terne, et ses mèches de cheveux rebelles éparpillées sur son visage, il balance son corps de gauche à droite, au rythme lent d'une musique imaginaire. Et Tsuzuku a tout l'air d'un jeune adolescent, avec son air décontracté et sa nonchalance proche de l'indifférence, pourtant, lorsque Tsuzuku ouvre la bouche, c'est un adulte qui parle.
-Parce que faire quelque chose à une personne sans son consentement, cela est un crime, Mahiro. Et le criminel que tu es n'est pas assez intelligent pour ne jamais se faire attraper.

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