Flemmingite aiguë

dreamcatcher

Photographie: David Olkarny
[ Re-publication d'un texte écrit il y a bien deux ans. J'espère que ça plaira, encore. ]



J'ai toujours eu la flemme, depuis tout petite. La flemme pour tout. Quand j'oubliais les fringues de mes poupées, j'avais la flemme d'aller les chercher, alors je jouais avec des Barbie toutes nues. Nettement plus rapide quand je voulais leur faire faire des bébés avec Ken. Quand j'allais me coucher le soir et que je me rendais compte du besoin soudain d'aller aux toilettes... j'attendais le lendemain. Au réveil, fallait qu'je cours. J'pensais que ça allait passer avec le temps. Mes parents aussi. A l'adolescence, ils se sont dit que c'était normal, c'était la période. La flemme de mettre la table, d'aller faire du vélo, promener en famille, de faire ses devoirs, d'aller en cours, etc. C'est quand j'ai commencé à avoir la flemme d'allumer la télé qu'ils se sont inquiétés. La flemme de voir mes meilleures amies. Ou même de les appeler. Ils voulaient à tout prix joindre le médecin. Qu'est-ce qu'il aurait fait? 
Ecoutez, mademoiselle, vous êtes malheureusement atteinte d'une flemmingite aiguë. 
Bien, et donc? Maintenant, ça s'passe comment? On me donne des pilules de motivation, des boosters? On me donne de l'ecsta, des joints? Comment ça se soigne?
En général, ça ne me posait pas tellement de problèmes. J'avais la flemme mais je réussissais à faire tout juste ce qu'il fallait pour ne pas me récolter dix heures de colle, trois devoirs en plus, une ou deux paires de claques et un dessert qui ne m'attendrait pas, avalé par l'énorme bouche de mon père. Quand ce n'était pas nécessaire, je ne faisais rien. On ne m'a donc jamais rien donné pour me soigner, puisque ça n'affectait rien dans mon quotidien. Cette vie me convenait parfaitement, jusqu'au jour où...
J'ai quitté le lycée ravie d'avoir mon bac. Je continuais mes études en faculté, le genre de cursus pour les gens qui ont la flemme, les vingt heures de cours par semaine, et pas de devoirs à la maison. J'avais choisi Psychologie. Peut-être pour me comprendre, mais aussi pour savoir pourquoi dans la tête des gens, j'avais un problème. Cette filière ne m'a pas réellement aidée en réalité. Mais j'y ai rencontré de magnifiques personnes. Il y avait dans ma promo un garçon un chouïa plus vieux que moi, brun aux yeux marrons: pas du tout mon type, si j'en avais vraiment un. En parlant de garçons, je n'avais jamais vraiment eu d'amoureux: la flemme. Il faut se voir régulièrement, dire amen pour faire plaisir, tout partager, offrir des cadeaux... Oh oui, la flemme, rien qu'à l'idée. 
Soren. Quel joli prénom. Celui de Kierkegaard, vous connaissez? Le philosophe. Je ne sais pas si ses parents y ont pensé, mais j'trouve ça cool. Me demandez pas comment j'connais ça, je n'écoutais pas vraiment en cours de philo au lycée. La flemme. Enfin, tout ça pour dire, que j'ai rencontré Soren. La première année, il n'était pas dans mon groupe à proprement parler mais je le voyais tous les vendredi, dans un cours commun. Il était adorable, on s'échangeait très rapidement nos prises de notes à la fin de l'heure mais on ne se parlait pas plus que ça. En juin, j'ai appris par les réseaux sociaux qu'il avait validé son année. Ayant fait de même, j'étais sûre de le retrouver l'année suivante.
Nous ne passions pas vraiment de temps ensemble mais lorsque nous nous sommes rendus compte à la rentrée que nous étions dans le même groupe, toujours à deux, aux mêmes horaires, dans les mêmes amphis... Nous avons souri. Je l'ai regardé et il m'a lancé un "Content de te retrouver" plutôt sincère, je crois. Les premiers mois, j'agissais normalement, à ne copier que si ça en valait la peine, selon moi, à me déplacer que dans les cas d'extrêmes urgences, etc. Au cours du mois de Janvier, quand le gel et le givre nous faisaient glisser dans la cour, il s'est précipité sur moi pour ne pas que je tombe, me voyant de loin toute affolée car j'étais en retard pour les examens. Apercevant ses yeux perçants à moitié cachés par son bonnet gris, j'ai failli m'évanouir de frissons. Il ne m'avait jamais fait cet effet-là. C'était comme le premier jour de ma vie. J'en oubliais mes mots. A ce moment, je sus. Soren était, Soren devait être le premier amour de toute mon existence.
Assise sur un banc dans les couloirs, j'épiais les gens qui passaient. Je le vis de loin entrer dans l'amphi. J'aurais pu courir, le rattraper. La flemme. Plus tard, en fin de journée, il dut se dépêcher pour ne pas rater son train. J'aurais pu faire de même et l'accompagner dans le métro. La flemme. Un mois après, pour réviser, il me proposa de venir à la faculté, un jour où nous n'avions pas cours. J'ai refusé. La flemme. En troisième année, il m'annonça qu'il devait quitter la région après sa Licence. Il continuerait ses études ailleurs. J'aurais pu lui dire de rester, le supplier. La flemme. Il a prit ses affaires et s'est enfui. Je le revoyais de temps en temps quand il rentrait au bercail. Mais pas trop souvent. La flemme.
Les années passèrent et j'enchaînais les mauvaises histoires d'amour, qui duraient entre trois jours et trois mois, grand maximum, quand l'on ne se voyait pas trop. Dans ma tête, il n'y avait que Soren, mais Soren était parti. Je fêtais mes 23 ans, étais enfin diplômée et avais pour moi toute seule un petit appartement très cosy, au cœur de ma ville bien aimée. Le jour de mon anniversaire, je reçus en même temps une lettre et un texto. J'ouvris le texto en premier.
Je te souhaite un très bon anniversaire ma jolie. J'espère que tu as reçu le faire-part. Passe une bonne journée, je t'embrasse. Soren.
Je décachetai immédiatement l'enveloppe qui se trouvait dans ma boîte aux lettres, écrasée par les publicités mensongères des magasins.
Soren & Élisa, ont l'extrême joie de vous annoncer leur mariage, le samedi 28 juin 2014, à 15h30...
Je fus bloquée au moins une minute sur le joli cœur qui entourait leurs noms, écrits en turquoise et chocolat. Mes couleurs. J'avais dit à Soren un jour, au cours d'une de nos conversations totalement débiles que si je ne pouvais choisir que deux couleurs à mettre partout dans ma vie, ce serait ces deux-là. J'ai cru un instant voir mon prénom à la place de celui d'Élisa, mais je me remis vite de mes émotions, assise sur la première marche des escaliers, à regarder les boîtes aux lettres rouges parfaitement alignées en lignes et en colonnes dans le hall d'entrée. A les scruter comme si elles allaient me rassurer, me disant que ce n'était qu'un mauvais rêve. J'aurais pu me lever, chercher mon téléphone au fond de mon sac, composer le numéro que j'ai toujours retenu par cœur, et tout avouer. 
Je t'aime Soren, je ne veux pas que tu te maries. Depuis ce jour dans la neige, où tu m'as relevé, où tu as même retiré les glaçons qui collaient à mes lèvres tendrement, de ton index.. je t'aime. 
Mais je ne l'ai pas fait. La flemme. Ou peut-être la peur cette fois, l'angoisse du rejet, de la mort. Parce qu'on ne peut pas mourir quand on n'exprime rien face à l'autre. Mais ce fut un excès de flemme qui me tua quand même.
J'eus plusieurs coups de fil, e-mails, textos de sa part. Il voulait savoir si je pouvais être là, le jour de leur union. Le jour où elle l'emprisonnera dans ses bras immenses, crevant de peur qu'il ne la quitte. Je ne voulais pas. Je ne pouvais pas. Ni y être, ni même leur répondre. Un oui, ou un non. Rien ne sortait. Je laissais sonner mon téléphone pour lui faire croire que j'étais occupée. Alors que je regardais pendant toute la sonnerie son visage qui s'affichait sur l'écran. Ses yeux qui m'ont fait fondre et ses mèches brunes tombant sur ses joues. 
Je ne connaissais pas vraiment Elisa, chaque fois que Soren était rentré, c'était sans elle. Je ne sais pas si elle ne voulait pas l'accompagner ou si elle avait un travail qui l'obligeait à rester au bureau les weekends, en tout cas, c'était la preuve qu'elle n'était pas parfaite. Je savais qu'il avait une copine, j'étais persuadée que ce n'était pas sérieux. Je n'ai jamais vraiment poser de question sur leur relation. La flemme. 
Quelques jours avant le grand jour, pour eux, et en quelque sorte pour moi aussi, je vis l'homme de mes rêves. Dans la boutique pour mariés, en costard. Tout en blanc. Il était magnifique. On aurait dit un ange. J'aurais dû lui dire. Je ne trouvais pas les mots. J'avais la trouille. Je rentrais à l'hôtel avec un mal de crâne atroce. Avec l'envie de me pendre. Je descendis au bar histoire de boire quelque chose qui me fasse oublier. Pas mal de mecs y étaient, plutôt mignons, mais je m'en foutais. J'me suis enfilé deux trois verres bien remplis. J'adorais la sensation que ça faisait dans ma bouche, ça piquait mon palais et pétillait sur mes dents.
Je suis remontée dans ma chambre pour avaler deux trois cachets, ou plutôt six. Ma migraine empirait. J'aurais pu lire la notice mais... La flemme. Puis je n'arrivais pas à fermer ne serait-ce qu'un œil. J'ai zappé deux trois coups de fil d'Elisa, qui voulait confirmer ma présence au mariage je crois. Oui, confirmer. J'avais dit à Soren que je venais. J'étais convaincue qu'une fois là-bas j'aurais le courage de tout lui dire. Enfin, elle se contentera d'une non confirmation qui veut dire que oui, je viens. J'aurais pu lui répondre mais... La flemme.
Je pris ma voiture pour aller je ne sais où. Ici ou là, je suivais ce que la route avait tracé. Au bord de la mer sûrement, là où le vent pourrait emporter mon chagrin, et cette atroce douleur dans mon cerveau en même temps. J'étais un peu gaie, chantant toutes les chansons qui passaient à la radio, même si je ne connaissais pas les paroles. J'avais mal. Arrivée près d'une falaise, j'accélérais un peu. Grisée par l'alcool et les étoiles dans le ciel. La nuit était extrêmement belle. Bleue et noire à la fois. Les vagues se fracassaient contre les rochers. C'est vraiment un coin de paradis. J'aimerais bien finir ma vie ici.
Je tournais la tête pour admirer le paysage, eu une crampe au même moment, troublant mon pied qui ne trouvait plus le frein. Une voiture arrivait en face. Je zigzaguais. Un coup sec sur le volant, je planais. Dans les airs, je volais. Tonneau. Les phares éblouissants. Soren. La mer froide et salée. Adieu mon amour. Les étoiles filantes. Les médicaments, l'alcool, la flemme. La mort. Je respirais un grand coup, voyant les images de ma vie défiler. Ma voiture ne flotte pas, vous saviez? Surtout quand l'eau s'infiltre à travers les brèches que les rochers ont créé quand elle s'y est fracassée. J'aurais pu essayer de me détacher, enlever ma ceinture et me débattre pour sortir de cette carcasse, revenir à la surface mais... La flemme. Que c'est beau la Bretagne. 

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