Florence et Irène

Möly Mö

Texte écrit dans le cadre d'un atelier d'écriture.

« J'ai bien pensé à prendre mes huiles essentielles de lavande... » Elle jette un œil dans son sac et continue de penser à voix haute. « J'ai mon traitement dans la valise...J'ai bien tous mes papiers... »


Elle vérifie avec minutie que tout est bien à sa place, en ordre, et qu'elle n'a rien oublié. Rassurée, elle se redresse sur son siège et prend une grande inspiration, comme pour s'apaiser. Elle s'empare ensuite d'un vieux MP3 et ajuste un casque sur son crâne. Ses ami.e.s ont lutté pour qu'elle se défasse de son lecteur CD portable qui datait de sa période adolescente. Elle a accepté de passer au MP3, objet pourtant archaïque. Ses ami.e.s savent très bien qu'il ne faut pas lui imposer cette technologie qu'elle juge oppressante et bien trop vive. Elle, elle préfère prendre son temps. Elle en a besoin. La musique qui joue dans ses oreilles lui fait balancer légèrement la tête de droite à gauche. Son voisin de gauche détourne le regard quelques secondes, intrigué, et replonge dans sa lecture sans ciller. Elle ne le remarque absolument pas, bien trop concentrée sur les notes qui la transportent.


Pendant que les mélodies défilent, dans sa tête les pensées filent. Pour une fois qu'elle prenait une décision sur un coup de tête, il fallait que ce soit quelque chose d'insensé, de magistral. Elle ne l'avait pas tellement choisi cela dit, elle aurait préféré garder sa routine et la lenteur des journées qui lui semblait douce. Le calme, la stabilité, elle s'y lovait et y ronronnait. Sa vie était un havre de paix. Sa compagne, son travail, leur appartement avec un jardin au rez-de-chaussée et des ami.e.s fidèles, c'était bien tout ce dont elle avait besoin. Évidemment, elle n'avait rien vu venir. Voguant dans cette bulle de bonheur, aveuglée par l'amour.

Un jour alors, tout a volé en éclats. Dans la tête d'Irène, ce fut un énorme fracas et le bruit assourdissant ne diminuait pas. Un matin, Lahmia avait vidé son sac entre deux tartines de pain beurré. Elle ne se sentait plus bien, elle n'appréciait plus leur couple, leur mode de vie. Elle avait besoin d'air, besoin de partir. Irène s'était emmurée dans un silence monastique. Lahmia avait tenté de relancer la discussion, en vain. Elle avait donc commencé à faire les démarches pour quitter l'appartement, sans avoir d'explications avec Irène.

Une semaine plus tard, Lahmia avait rassemblé toutes ses affaires, elle allait vivre quelques temps chez sa sœur en attendant de trouver un nouveau logement. Irène s'était dirigée vers le jardin avec la démarche d'un zombie, manquant de s'écrouler au sol. Lahmia l'avait suivie : « Irène, parle-moi, s'il te plaît. Où étais-tu ? Dis-moi...comment... Comment tu vas ? » Irène avait tourné son visage vers Lahmia, et le regard dans le vide, avait dit sur un ton placide : « On vient de me diagnostiquer un diabète de type 2. »


La bombe avait explosée. Irène ne se contrôlait plus. Le cœur brisé et le corps dorénavant affecté ; elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Un cadavre vivant, loin d'être exquis. Ce soir-là, sans arriver à dire un seul autre mot à Lahmia, elle avait acheté un billet d'avion pour Bruxelles où elle retrouverait sa mère. C'était d'ailleurs très étrange de sa part de choisir cette destination. Se voyant rarement et ayant des rapports conflictuels – sa mère oscillant entre être trop étouffante, et parfois, trop absente- Irène préférait prendre ses distances. Mais à ce moment précis, elle ne sut pas l'expliquer, elle sentit qu'elle voulait retourner chez elle. Dans son pays natal, dans la ville où elle avait grandi ; retrouver sa chambre d'adolescente que sa mère s'acharnait à vouloir laisser telle qu'elle. Ce qu'Irène trouvait d'ailleurs, absolument stupide. Pourtant, à cet instant, elle n'avait qu'une envie, s'allonger dans ce lit et observer les vieux posters qui tapissaient les murs. Une fois le billet acheté, elle avait préparé sa valise avec soin. « Je m'en vais. » avait-elle dit. Lahmia n'avait rien su de plus. Irène avait continué à sortir ses vêtements de l'armoire, à tout ranger de manière rituelle dans sa valise. Elle avait entendu Lahmia claquer la porte et soudain, un soulagement s'était fait ressentir en elle.



Arrivée avec quatre heures d'avance, dans le doute, elle attend avec une angoisse omniprésente, le numéro de sa porte d'embarquement. Ayant fait en sorte de trouver un siège en face d'un des écrans qui allaient l'annoncer, elle se rassure comme elle peut. Sa mère, paniquée, n'arrête pas d'essayer de l'appeler. Irène sait, en revanche, que sa chère maman arrivera sûrement en retard à l'aéroport pour la récupérer et qu'il n'y aurait rien pour cuisiner le dîner, qu'il faudrait « faire un saut rapide au supermarché ». le genre de désagrément qu'Irène détestait.

« Pourquoi j'ai fait ça... » soupire-t-elle


Réajustant sa robe, elle repasse une couche de rouge sur ses lèvres, observe son reflet dans le miroir et, satisfaite, attrape sa valise et sort des sanitaires. Fatiguée, elle s'écroule sur un siège. La soirée de la veille a été interminable, mais c'était fabuleux. Florence n'en attendait pas moins de ses proches. Une soirée surprise dans son bar fétiche, entourée de tous les gens qu'elle aimait, c'était parfait. L'heure du départ était, en revanche, beaucoup trop tôt. Elle se doutait que ce serait difficile de se réveiller mais cela lui était inconcevable de ne pas célébrer son départ et de l'arroser comme il se doit. Elle se met à rire toute seule en repensant à des discussions de la veille. Dire au revoir à tout le monde lui avait brisé le cœur mais l'idée du départ qui approchait la mettait dans un état d'excitation intense. Elle n'aurait pas dormi de la nuit, dans tous les cas. Elle se lance dans un mot fléché mais son esprit s'égare en imaginant la suite.


Istanbul. Cette ville pour laquelle elle avait eu un énorme coup de cœur. Elle avait passé deux ans à apprendre le turque et en parallèle de son poste actuel, elle s'était activée à trouver un emploi là-bas, quand bien même on lui répétait que ce serait difficile. Elle avait réussi, et elle en était fière et heureuse. La première fois qu'elle avait posé un pied là-bas, c'était en voyage, avec une de ses amies. Elles avaient passé une semaine dans cette ville, des vacances prises sur un coup de tête, des envies d'ailleurs et pourquoi pas la Turquie ? Coup de foudre. Florence y était retournée une seconde fois et ne s'était pas arrêtée à Istanbul. Elle avait passé un mois à vadrouiller où elle avait envie d'aller. Eskisehir, Izmir, Antalya. Elle avait alors su qu'elle voulait s'établir pour quelques temps dans ce pays, et elle avait choisi Istanbul. Cette ville magnifique, folle, grandiose. Après plusieurs allers-retours pour des entretiens et des vacances, autant allier l'utile à l'agréable, elle avait fini par trouver un emploi, elle serait hébergée par une amie Turque en attendant de trouver son propre appartement. « Enfin, en-fin ! » songea-t-elle. Ses ami.e.s lui avaient demandé de revenir vite, avouant coupablement qu'iels préféreraient la voir rester mais à la fois très heureux.euses pour elle de concrétiser ses ambitions. Ses parents l'avaient encouragé, depuis le début de ce projet, à foncer. Il n'y avait que son frère qui manquait à l'appel. Et ce depuis dix ans, déjà.

Luc n'avait jamais réussi à accepter que sa sœur soit lesbienne. N'étant pas tellement proches, cela avait définitivement brisé leurs relations fraternelles. Finalement, si Florence était attristée, c'était plus par rapport à ses parents qu'à son frère. Cela les affectait beaucoup plus qu'elle et elle ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu responsable de tout ça. Quand bien même, elle n'avait aucune raison de l'être.


Florence chasse très vite ses pensées de sa tête, ce moment est un moment joyeux et ce n'est pas son petit frère, borné et fermé d'esprit, qui le gâchera.

Florence sent soudainement la faim la tirailler, elle a envie d'un café et d'un sandwich. Elle se lève et d'un pas décidé, se dirige vers une des brasseries en se faisant remarquer que ça va encore lui coûter un bras. Mais elle a trop faim, et entre se ruiner ou finir par être assez affamée pour manger ledit bras ; elle choisit l'option numéro une.

Elle avance, et tout en essayant d'esquiver les autres voyageurs.euses, elle tente de répondre à un texto. Sa vigilance compromise, elle finit par rentrer dans quelqu'un.e. Florence perd son téléphone portable qui chute au sol, au même titre que la jeune femme qu'elle vient de percuter. Celle-ci, paniquée, essaie de rassembler ses affaires étalées autour d'elle.

« Je suis vraiment, vraiment désolée ! » s'excuse Florence, gênée

Elle s'accroupit pour aider la jeune femme qui ne lui lance même pas un regard. Florence la sent nerveuse.

« C'est toujours un peu stressant l'avion... » se hasarde-t-elle

« Hmm hmmm » est la seule réponse qu'elle obtient. Florence lui tend les papiers qu'elle a réuni, l'étrange voyageuse les lui arrache presque des mains et les remet dans un ordre très précis. Florence l'observe, hypnotisée. « Elle est vraiment jolie... ». Elle se dit qu'elle pourrait lui offrir un café pour s'excuser mais son interlocutrice et son attitude si froide, la font se sentir comme une adolescente de quinze ans qui n'ose pas avouer son attirance. « Je peux t'offrir un café pour m'excuser. » ose-t-elle alors « Moi, c'est Florence. ». les grands yeux clairs percent alors son regard. « Moi c'est Irène. Je vous remercie mais ce n'est pas utile,ce n'est pas si grave que ça. » Florence ne peut plus lâcher cette femme des yeux, elle est sous le charme. Elle qui, habituellement fait des ravages, elle le dit sans honte ; se fait rabrouer. Un rictus traverse alors son visage. Elles sont maintenant debout l'une face à l'autre.

« J'ai quelque chose sur le visage ? » demande Irène, embarrassée.

« Non...Non, pas du tout. » répond Florence, amusée

« Ha bon... » lance Irène. « Bon et bien, bon vol. Au revoir. »


Irène s'en va. Florence se met alors à s'imaginer qu'elles vont peut-être dans la même direction. Et si Irène et elle étaient faites pour se rencontrer et se retrouver à Istanbul, et si l'amour de sa vie, elle le rencontrerait juste avant de décoller ? Et si.. ? Elle se dit qu'elle doit lui demander sa destination. Ou pas. Elle ne sait plus. Veut-elle la surprise de voir la jolie Irène apparaître dans l'avion et prendre place sur un siège non loin d'elle ? Ou préfère-t-elle savoir cela maintenant ?

Ce serait trop bête de passer à côté. Le cœur battant, Florence rattrape Irène, fendant la foule, faisant attention de ne faire tomber personne cette fois. Elle finit par la voir, vérifiant sa porte d'embarquement. Elle s'approche, essoufflée.

« Je suis désolée, je ne suis pas du genre à faire ça d'habitude... »

Irène sursaute.

« Je voulais te demander où tu partais ? »

Irène lui jette un regard inquiet, elle ne sait pas comment réagir. « Tu n'es pas obligée de me le dire si tu ne veux pas, c'est juste que... »

- « Ha Bruxelles, porte 45 ! » s'écrie Irène. « Pardon, mais je dois y aller. Bon voyage ! »


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