Folie
sylvertia
Et d'un seul coup, tout fut pulvérisé par la dernière pensée qui lui traversa l'esprit. Fiévreuse, la sueur dégoulinait le long de son échine, lui collait au front. Elle le frotta d'un revers de manche, avec véhémence, suffisamment pour que plus que sec il soit, tout juste brûlant, échauffé et rougi d'irritation. Le froid pourtant lui perçait les membres. Elle n'avait cessé d'empiler des montagnes de pull-overs par-dessus elle, mais rien n'y faisait. Elle pestait en vain contre les vieux et minables radiateurs lancés presque jusqu'à la surchauffe, s'étouffant les uns les autres par des nappes de fumée âcre.
De toute manière, il n'y avait rien à voir dans cet appartement sous les combles, sombre et miteux. Un vulgaire néon clignotait dans un coin, pâlissant de ses instants de clarté le désordre qui s'étendait au sol, un ensevelissement d'immondices en tout genre.
Fulminant toujours au milieu de la pièce, la jeune femme à l'apparence de gamine s'emmêlait les pieds dans les ordures. Le corps en décomposition d'un homme finit par avoir raison de son équilibre. Propulsée au sol, elle ne tenta même pas de se rattraper. La chute lui enfonça le sternum, lui arrachant des poumons tout son souffle et lui fractura en deux la mâchoire en plein par le milieu. Une main sur chaque joue, elle tentait vainement de maintenir ses moitiés de visage en cohésion. Mais rien n'y faisait et elle abandonna sur place le morceau d'elle qui n'était plus maintenu à son cou. Il tomba à terre avec un bruit creux, roula, roula et se stabilisa soudain, révélant un orifice vacant en son intérieur. Pas de cerveau ! Pas d'hémisphère droit en tout cas… Elle leva sa main avec frénésie et se mit à farfouiller son reste de crâne avec inquiétude. Qu'allait-elle découvrir ? Pas d'encéphale du tout ? Une seule des deux parties ? Un tout flottant dans le vide, menaçant de tomber d'une seconde à l'autre ?
Sous ses doigts, uniquement le craquant de la paille sèche. Sa touffe de cheveux en somme. C'était à n'y plus rien comprendre. Et son œil droit était encore en place, enfoncé dans sa petite orbite, le nez entier, toutes les dents à peu près alignées.
Elle se traîna, désorientée, vers la salle d'eau au carrelage moisi. Les murs étaient recouverts de mousse noirâtre en constante expansion. Tous les robinets fuyaient et le clapotis des innombrables gouttes brunes qui s'en échappaient s'élevait tel un concert au milieu d'une forêt humide.
Tâtonnant le mur suintant, elle trouva enfin l'interrupteur.
Se voir, se voir vite, dans le miroir. Regarder ce qu'il pouvait bien rester d'elle. La tête était là, entière. Le cerveau devait encore y reposer, bien en sécurité. Mais il manquait quelque chose d'important à son facies. Quelque chose d'essentiel même. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?
Le menton pointu, les lèvres délavées, le nez trop large, les taches de son, jusqu'au front tout s'alignait en ordre. Elle se trouvait presque mignonne, excepté qu'elle aurait préféré avoir des yeux bleus.
Les yeux ! Le front s'étendait du début du cuir chevelu aux pommettes mais à aucun instant il n'était percé de globes oculaires.
Et d'un coup d'un seul, elle fut prise au dépourvu. Comment pouvait-elle se voir ?
J'aime beaucoup cette façon de traiter le problème de la folie, selon l'angle de la relativité...
· Il y a plus de 9 ans ·Franck Lambert