Fork bomb 01 - Comportements compulsifs

yaroslavna

Incipit

« ... Monsieur, mais pourquoi l'ensemble des points est un cercle ?


— Parce que l'ensemble de points que vous avez obtenu est en fait l'équation cartésienne
d'un cercle, tout simplement. »


Je jette un œil sur la pendule, et je trouve que c'est le seul moyen pour m'occuper. Le temps,
cette éternité engloutissante, semble s'arrêter quand je me retrouve dans une salle de classe. J'essaie
à la fois de m'évader à l'ennui et de disparaître du champ de vision du professeur, sous peine d'être
interrogé. Le Démon (c'est le surnom que j'ai donné au professeur à cause de l'utilisation abusive
de locutions latines dans ses cours) a repéré un penchant pour les mathématiques chez moi, et
n'hésite pas à me donner la parole lorsqu'il me sent ennuyé. Quelle grossière erreur... Tout ce que
je veux, c'est de m'échapper à son regard accusateur ainsi qu'au jugement de mes camarades de
classe que je ne comprends pas...


Je ne cherche pas à m'intégrer au sein de cette classe. L'être humain est profondément
mauvais, et c'est l'une des raisons qui me pousse à me mettre à l'écart afin d'éviter agacement et
déception. Je suis angoissé à chaque fois que je franchis le portail du lycée. Avec le temps, j'ai
développé une phobie sociale qui s'est lentement transformée en un trouble de personnalité évitante.
Cette affection s'est matérialisée à travers ma façon de percevoir le monde qui m'entoure. Mon
cerveau interprète les autres comme des monstres difformes, plus ou moins grands, de proportions
qu'une imagination saine ne saurait décrire. Voilà que Fatima, ma voisine de devant devient une
créature défigurée, avec de grands yeux injectés de sang qui sortent de ses orbites, et qui dégage une
odeur d'œuf pourrie qui sort de sa peau verdâtre. Quand elle émet des sons qui sont censés
retranscrire le langage humain, elle crache un liquide visqueux. Ce n'est qu'un exemple parmi tant
d'autres. Cette malheureuse cohabitation suscite une envie de vomir permanente chez moi, mais
quand il m'arrive de me renfermer dans les toilettes, rien ne sort de mon estomac. J'ai beaucoup de
mal à me comporter comme eux et à faire semblant de me laisser emporter par ce courant de vomi
et de déchets. Je ne peux me trouver qu'à une grande distance de ceux que je nomme encore
« humains », bien qu'ils soient déformés par ma phobie sociale. Je les observe, je tente de les
comprendre et de reproduire leur comportement pour ne pas me faire remarquer. Mais je ne peux
pas entrer en contact avec eux. Malgré tout, c'est moi l'étranger, et c'est à moi de me soumettre à
leurs règles sociétales.


J'ai dix-huit ans, j'ai toute la vie devant moi, pourtant cette perspective me donne froid au
dos. Depuis tout petit je n'ai jamais pu supporter les interactions sociales et malgré tous mes efforts,
je devais jouer le rôle du « garçon bizarre ». J'ai bien peur que ce calvaire dure une éternité. Je n'ai
ni la force, ni la volonté de m'en sortir. Comment pourrai-je trouver du travail ? Comment pourrai-
je être à ma place dans cette société illogique et déraisonnée ? Comment pourrai-je être heureux,
comment pourrai-je atteindre cet objectif que tous les êtres humains cherchent à atteindre afin de
combler le vide existentiel ? Moi qui me suis toujours considéré comme inférieur aux autres,
comme une personne qui ne mérite pas d'exister ?


« Alors, la question 4... Albert, vous voulez bien la corriger ? »


J'étais tellement emporté par le torrent de mes pensées que je n'ai pas vu que l'on avait déjà
fait les trois questions précédentes. Étant donné que je suis assis au premier rang, ce n'est pas
étonnant que je sois plus souvent interrogé. Sa silhouette allongée se dresse devant moi. Le Démon
est froid, imposant et vu qu'il ne porte pas de lunettes aujourd'hui, je peux mieux apercevoir son
regard menaçant. C'est aussi pour son charisme diabolique que je l'ai surnommé ainsi, et je crois
que mon esprit l'a bien intégré. Soudain ses yeux deviennent rouges. Il pointe un pistolet vers moicomme pour me forcer à répondre à cette fichue question 4 et à sortir de ma coquille. Il me pose sa
main sur la gorge et ses doigts fins resserrent ma trachée...


« Albert ? »


Je m'étouffe sous le poids de l'angoisse... Je crois que j'ai une crise de panique...


A chaque fois que la peur devient dure à supporter et que le sentiment d'oppression finit par
m'abattre, je me dirige vers la sortie de la salle sans même demander l'autorisation à mes
professeurs. Eux, ainsi que les élèves, sont habitués à mon mal-être omniprésent ancré dans mon
aura. Parfois le prof ou mes camarades me lancent un regard teinté d'incompréhension. Je suis en
terminale et j'ai le bac à passer, et ils ne comprennent pas forcément ma volonté d'abandonner les
études au profit de ma maladie. Je laisse des blancs dans mon cours avec un espoir de les remplir,
mais quand il faut m'adresser à quelqu'un pour qu'il me rende ce service, je finis par abandonner
cette idée.


L'errance morose dans les couloirs permet de retrouver un certain équilibre. Je suis mal
placé pour parler de l'équilibre, mais je peux dire que la fraîcheur et le silence des couloirs du lycée
m'apaisent. Parce que je suis seul, loin de cette société où il faut faire semblant d'aller bien. J'ai
toujours été à part. Je préfère me retrouver là où personne ne m'embêterait sur mon passé défaillant.
J'aimerais passer une éternité là où personne ne peut se rendre. Sortez, amusez-vous, riez, mais
laissez-moi, ne venez pas m'agresser avec vos questions stupides et vos phrases qui n'ont aucun
sens à mes yeux !


Malheureusement mon instant de calme ne dure pas une éternité. La sonnerie indique la fin
du cours et je me dirige dans la salle afin de récupérer mes affaires. Je ne sais pas combien de temps
je suis resté dehors à serpenter dans les couloirs. De toute manière, je ne serai pas soulagé si je le
savais. Le prof, contraint d'achever sa démonstration, finit par donner un DM à faire, mais je ne
prends même pas la peine de noter les numéros des exercices. Je suis pressé de ranger mes affaires
pour ne pas rester complètement seul. Cependant le Démon, une fois les élèves libérés, va vers moi.
C'est sûrement pour me parler de mes résultats catastrophiques ou de mes absences. Je le regarde
avec une certaine appréhension.


« Ça va Albert ? »


Je me retiens de lâcher un « Bien sûr que non vieux con » bien caustique. Puis, je le regarde
dans les yeux. En général j'évite le contact visuel et je fixe ailleurs, mais en cet instant là j'ai envie
de capter le regard certes distant mais charismatique du Démon. Il est jeune et puissant et il n'est
pas aussi déformé par mon cerveau, je n'ai donc pas de raisons de le considérer comme un monstre.
Après tout, lorsqu'il me parle, j'ai l'impression qu'il me cadre dans mes fantasmes, et je pense que
s'il n'était pas là, je tuerais quelqu'un dans un éclat de rage. L'odeur du café qui s'est incrustée dans
ses vêtements est nauséabonde et, à défaut d'éructer, je me contente de tousser jusqu'à en avoir les
larmes.


« Vous êtes malade ? » continue-t-il.


« Non Monsieur, juste stressé pour les exams. »


Il me regarde avec un air sceptique. « C'est sûr qu'il faudrait que vous vous mettiez au
travail... Mais vous avez largement les capacités pour avoir votre bac. Vous avez des bons résultats
en maths et si vous vous forcez un peu, vous allez réussir.


— Mais la vie, c'est pas un contrôle de maths ! »


Ses yeux attristés expriment de l'incompréhension.


« Mais non Albert, les grandes écoles recrutent à partir des résultats scolaires et vous en
aurez largement le niveau si vous vous mettez au travail.


— Non Monsieur, la vie n'est pas aussi logique que les résultats mathématiques. L'esprit
humain est rempli de contradictions et la société d'imperfections. Tout le monde juge tout le monde,
et surtout moi, je me sens jugé. Pour réussir dans la vie, il faut être sociable. Pas comme moi... Je
déteste les gens et je me déteste. Je suis un monstre parce que je ne suis pas comme les autres. Je
hais tout ce que je fais et ce à quoi je ressemble maintenant. »


Le Démon a l'air choqué par mon discours. Voilà une personne à qui je décide de m'ouvrir.
Une fois de plus, un fossé de mépris et d'incompréhension s'est créé entre nous.


« Pourquoi vous dites ça? Vous avez quand même du mérite. Vous avez des capacités
intellectuelles évidentes et vous arrivez à assimiler les cours de maths facilement... C'est une grande
qualité. Vous arrivez à tenir un discours avec un adulte et vous avez des réflexions philosophiques
que même moi je n'arrive pas à suivre. Franchement, dans votre cas je serais fier de ce que vous
êtes. Il faut arriver à dépasser ce sentiment de haine en vous, et pour ça vous devez vous faire aider.
Vous savez, si besoin, on peut installer un aménagement au lycée...


— Non, merci, pas besoin », je lâche cette phrase de manière lapidaire et cela surprend
encore plus mon interlocuteur. Un silence gêné s'installe dans la conversation. Puis le prof reprend,
avec une voix un peu nerveuse :


« Et vous voulez faire quoi plus tard ? »


Ah, la question qui tue ! Auparavant je voulais être spécialiste dans la sécurité informatique,
mais maintenant tout ce que je veux, c'est de ne pas exister, sur le plan physique, moral et spirituel.
Bien sûr, je ne parle pas de mes tendances suicidaires au Démon, sinon cela va l'alarmer. « J'ai pas
encore réfléchi à cette question », je lui lance.


« Pourtant, il faudrait bien. Parcoursup, c'est dans un mois ! »


C'est vrai que j'avais oublié cette contrainte. Cette connerie. Mon avenir me paraît lugubre et
me rend anxieux. Mes parents me disent que je suis un boulet et que je n'arriverai pas à m'intégrer
dans la société avec ma folie ... Maintenant, je ne cherche plus à le faire, tellement ma phobie me
décourage. Pour réussir, il faut savoir mentir et manipuler, tout ce que je ne sais pas faire. Ma
franchise est un handicap flagrant.


« Et à la maison, ça se passe bien ? » finit par enchaîner le Démon. Moi, je sais que je ne
veux pas retourner chez moi, voilà tout. « Rien à signaler de ce côté-là », réponds-je sèchement et
j'enchaîne :


« Désolé, j'ai mon bus, il faut que j'y aille. Bonne soirée ! »


Mais en fait, j'ai encore une bonne vingtaine de minutes devant moi, et je préfère mentir au
prof pour me libérer et pouvoir déguster ma cigarette roulée du soir.


J'ai perdu l'espoir d'être normal.



Une fois le portail de chez moi franchi, j'aperçois mon chien Guizmo. Lui seul, il est content
de me voir. Il traverse le jardin et me saute dessus. Je lui caresse gentiment la tête et il me lèche la
main. Malheureusement même ces moments simples de bonheur ne peuvent pas me procurer du
plaisir. Je dois prendre des antidépresseurs pour survivre à mon enfer personnel.


J'ouvre la porte d'entrée : enfin un acte héroïque de ma part. J'enlève mes chaussures et je me
dirige vers la salle à manger où mes parents sont assis solennellement avec un papier à la main. Le
bulletin du premier trimestre... Je ne me trompe pas.


« Alors Albert, qu'est-ce que t'as foutu ce matin ?! me lance mon beau-père, furieux. Le CPE
se plaint encore de tes absences. T'as encore séché la SVT ? Tu veux que les services sociaux
débarquent chez nous et me fassent la misère ? »


Ma mère baisse la tête sans dire un mot. Elle se plie encore devant l'autorité de ce salaud
sans même vouloir dire un mot pour me défendre ! Pourtant ils savent tous les deux que j'en ai
marre de vivre et ils agissent comme si ne rien était ! Mon tempérament colérique se fait ressentir.
Je sens que je rougis de colère et je serre mes poings pour éviter de les battre.


« Et c'est quoi tous ces résultats ? 8/20 en SVT, 5/20 en histoire, 9 en espagnol ! C'est quand
que tu te mets au boulot bordel ? Tu nous fous la honte ! Il y a qu'en philo et en maths que t'as de
bonnes notes, mais tu crois que tu vas aller au bac « au talent » ? De toute façon, le talent, t'en as
pas !


— L'hôpital qui se fout de la charité ! crie-je, incapable de supporter ses remarques
déplacées. Tu crois que tu as mieux bossé au lycée, toi ? »


Mon beau-père me regarde avec une rage évidente. Évidemment il ne sait pas quoi dire,
surtout quand on traite de ses défauts ! Tellement lâche, tellement ignare !


« Au moins, je me droguais pas comme toi ! »Cet argument ad hominem de mon beau-père
était prévisible et j'en ai un sourire cynique aux lèvres.
« Sérieux, des antidépresseurs à dix huit ans ! T'aurais mieux fait de sortir au lieu de
t'enfermer ! Tu t'inventes une dépression pour attirer de l'attention ! Tu vis au crochet de la société
qui te paye tes médicaments !


— Comme si toi, t'étais mieux ! Tu est depuis trois ans en arrêt maladie et tu t'inventes des
pathologies qui existent même pas pour jouer à tes jeux pourris sur ordi ! Profiteur... »


Je ne contrôle plus le flux de ma pensée qui diverge vers ce que je pense réellement. Je
déteste mon beau-père et à chaque fois qu'il m'accuse à tort, je me sens obligé de répondre. Mon
beau-père devient livide de rage. Son visage se tord et ses yeux brillent d'un éclat bestial. Moi seul,
je me sens encore humain. Je lui réponds par un sourire arrogant. Ce que je vois ensuite, c'est son
poing qui atteint ma mâchoire et qui me fait perdre l'équilibre. Je m'écroule sur le sol. Mon plus
gros problème est ma maigreur qui ne fait pas le poids face aux stocks de graisse de mon beau-
père.


Ma lèvre inférieure est fissurée et j'ai des écorchures au niveau de la tempe. Je me lève sans
adresser un regard à ce monstre, à cette créature qui suinte l'hypocrisie et la bêtise. Quand je me
rends compte que c'est avec cette chose que ma mère partage la chambre parentale, ça me dégoûte.« Va dans ta chambre Albert, t'es privé de dîner ! »


Comme si le souper allait calmer ma haine débordante envers mon géniteur.


Enfermé dans ma chambre, je compose une dissertation en histoire sur un sujet merdique,
mais à côté j'ai ouvert la fenêtre de JavaScript avec mon projet. Je le garde comme la prunelle de
mes yeux sur une clé USB cachée dans les tréfonds dans mon sac. Ce projet constitue mon unique
défense contre le monde extérieur... Le numérique est mon terrain de jeu.


Ma mère ouvre doucement la porte de ma chambre. Je lui lance un bref regard interrogateur,
mais je me plonge tout de suite dans mon « travail ». Elle tente de me caresser l'épaule pour me
réconforter et je frissonne de dégoût. Je ne supporte pas le contact physique, encore moins avec ma
mère. Elle soupire, désespérée.


« Albert, fais pas attention à ce que dit ton beau-père. Tu sais, il a tendance à tout exagérer.
Faut pas répondre à sa colère, tu le rends plus fort comme ça. »


Ouais, et toi, quand tu t'inclines devant lui, tu te crois plus forte ? Je le pense fort à l'instant
sans dire quoi que ce soit. En fait, elle ne mérite même pas que je lui réponde.


« Moi je sais que tu travaille et que tu fais des efforts, mais tu n'es pas bien dans ta peau à
cause du lycée qui te surcharge. Je sais ce dont tu es capable. Tu verras, un jour, tu vas décrocher un
diplôme et avoir un travail qui te paie bien. »


Ah, c'est ça le critère de la réussite ? Étudier juste pour avoir un morceau de carton qui
certifie qu'on a le niveau requis dans un domaine ? C'est ça, le prix des efforts des grands
scientifiques, que leur travail soit bêtement recraché dans les annales de concours qui mènent notre
société à l'abrutissement ?


Je suis prostré dans mon lit avec mon ordinateur à côté et ce qu'elle me dit me saoule
tellement que je me mets à fixer le plafond. J'ai souvent tendance à décrocher, à donner libre cours
à mes pensées sans écouter ce que dit mon interlocuteur, sûrement parce que ce qu'il dit ne
m'intéresse pas. Ma mère soupire d'agacement.


« Tu les vois encore, Albert ? »


Je tourne la tête vers elle. Ses grands yeux brillent avec une certaine inquiétude. Ce n'est pas
la première fois qu'elle me pose cette question, mais à chaque fois elle semble nouer sa gorge,
comme si elle s'apprêtait à faire face à une vérité blessante. « Je sais qu'ils sont importants pour toi,
mais tu peux au moins m'écouter quand je te parle ? »
Mais elle comprend aussitôt que je n'ai pas l'intention de lui adresser la parole, du moins
pour le reste de la soirée.


« Bon, on en parle quand tu veux, je vois que t'es pas en état. »


Quand elle ferme la porte, je ferme la fenêtre de LibreOffice en abandonnant la dissertation
barbante que j'ai à rendre pour demain. Je redémarre mon ordinateur depuis Kali Linux. Ensuite
j'ouvre le navigateur Tor, sûrement parce que j'ai des choses bien plus nobles à faire.

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