Fragments de vie

bey

Les rayons matinaux viennent me réveiller la peau. Le parfum floral, quant à lui, se charge de mes narines. Ça doit être des lilas. J'entends quelques piaillements d'oiseau. Un cri aigu retentit, un peu plus loin. Une vocalisation excitée, heureuse. Un hurlement d'enfant, selon toute vraisemblance. Un deuxième cri, légèrement différent. Son ami, j'imagine.

Des pas s'approchent. Froissement de tissu sur le banc. Je sens l'onde de choc parcourir les planches de bois. Il vient de s'asseoir. Sa respiration est particulièrement audible.

—   Belle journée, aujourd'hui.

Une voix grave. Masculine. 

—   Oui, elle semble très ensoleillée. 

—   Elle semble ? Mais elle l'est, ensoleillée ! Ça se voit, non ?

Autre froissement de tissu. Plus près de moi, cette fois.

—   Oh. Oh mon Dieu, désolée.

—   Aucun problème, mon enfant.

—   Ah ! Mon enfant... J'ai quarante ans, vous savez.

—   Eh puis ? Mon fils en a cinquante.

—   … bon point.

Des battements d'ailes s'éloignent, emportant avec eux les pépiement.

—   Vous vous appelez comment ?

—   Marguerite. 

—   Typique...

—   Et vous ?

—   Dominique.

—   Ce n'est pas très original non plus.

—   Pas faux…

—   Et qu'est-ce qui vous amène à vous ennuyer avec moi dans ce parc, Dominique ?

—   Je ne sais pas. Je prenais ma marche, vous m'aviez l'air aimable.

—   Aimable ?

—   Oui, aimable. C'est quoi votre truc, cataracte ?

—   Exactement.

—   Ça ne s'opère pas, d'habitude, ça ?

—   Je suis en attente, vous voyez.

—   Ah… c'est chiant.

—   À qui le dites-vous.

—   Et vous, qu'est-ce que vous faites dans le parc ? Ah ! Non, vous me l'avez déjà dit : vous vous ennuyez.

—   C'est cela. Je passe le temps. Au moins, ici, il y a quelques bruits et un peu d'odeurs.

—   Pas chez vous ?

—   Pas vraiment, non.

—   Vous habitez seule ?

—   Veuve.

—   Encore une fois, le classique.

—   Eh vous ? Vous avez une femme et des enfants, j'imagine ?

—   … 

—   Eh bien ?

—   Vous gagnez encore.

—   Toujours.

—    Alors, vous avez perdu votre mari ?

—   Oui, depuis quatre ans.

—   C'est triste.

—   On s'y fait. Et il me reste bien deux fils.

—   Ils viennent souvent ?

—   Plus souvent que d'autres.

—   Au moins.

—   Je ne suis pas à me plaindre.

—   Sauf qu'aujourd'hui, vous êtes seule et vous vous ennuyez. Attendez… vous ne voyez rien, et ils vous laissent vous débrouiller par vous-même ?

—   Soyez discret. Je suis tombé entre les maillons du système. Je voudrais profiter du privilège pour un petit moment, encore.

—   Haha… faites attention à vous, tout de même.

—   J'y tiens.

—   C'était dur se rendre jusqu'ici à l'aveugle ?

—   Traverser le boulevard Ernest, surtout.

—   Vous êtes folle.

—   Oui, je le crois aussi.

—   Au moins, vous en êtes consciente. C'est un début.

—   Si je suis folle, vous, vous êtes con.

—   L'aïeule sait répondre, à ce que je vois !

—   Ce n'est pas parce que j'ai le double de votre âge que j'ai oublié comment remettre un homme à sa place.

—   L'expérience, l'expérience !

—   Tout à fait.

—   Vous êtes charmante.

—   J'aimerais pouvoir en dire autant de vous.

—   Je vous ai mise en colère ?

—   Non, je vous taquine.

—   Il me semblait, aussi.

Les rires ont arrêté depuis un moment. Les rayons se sont apaisés. Je suspecte un passage de nuage.

—   Pouvez-vous me décrire un peu le décor ?

—   Ah, heu… On est dans le parc.

—   Oui, ça, je le sais.

—   Il y a des modules à quelques dizaines de mètres de nous. Une glissade jaune, des balançoires…

—   Mais je sais de quoi ce parc à l'air, simplet ! Je ne suis aveugle que depuis trois semaines.

—   Ah… Je n'y avais pas...

—   Vous feriez un très mauvais aidant naturel.

—   Qu'est-ce qui vous dit que je n'en suis pas déjà un ?

—   Car vous êtes très mauvais.

—   Ouais… qu'est-ce que vous voulez que je vous décrive, dans ce cas ?

—   Est-ce qu'il y a des gens ? 

—   Non, personne.

—   Les gamins sont partis ?

—   Depuis un moment, oui. 

Une bourrasque me frôle le visage et vient ressusciter ma chevelure, l'espace d'un instant. 

—   Bon, je ne vous dérangerai pas plus longtemps.

—   Effectivement, vous allez me faire manquer mon ennui, si vous continuez comme cela.

—   J'ai bien aimé vous parler.

—   J'en suis fort heureuse.

—   On pourrait se revoir demain.

—   C'est une idée.

—   Oh… un homme passe à l'instant. Sur le trottoir. Il est grand, dans la trentaine. Avec une chemise carreautée verte. Il semble pressé. 

—   Mon dieu, mais vous vous améliorez.

—   J'ai eu une bonne enseignante.

—   Mon ancien métier, effectivement.

Silence. Plus que les effluves de lilas. 

—   À demain, Margerite.

—   Si vous le voulez, Dominique.

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