Fragments II
Oskar Kermann Cyrus
Sodome, Année 0, papier froissé
14. Nous sommes les damnés. Chacun attend son tour, terrifié, dans le train qui va on ne sait où. Nous sommes des ombres aux visages creux, sans autre lumière que l'horizon où flottent en puissance les bannières du soleil noir. Nous sommes les damnés. Ils veulent notre peau, nos os, nos dents, nos cheveux. Afin peut-être de nous transformer en créatures plus acceptables.
15. Le train file dans l'horizon gris. La cendre se mêle à la neige dans un ballet morbide. Qui sont ces gens ? Quel est ce train ? Où va-t-il ?
16. La brume dissimulait le visage des gardiens. La brume gardait la conscience des assassins, frontière bienvenue entre l'homme et le crime. Je les entends, dans ma tête, des voix comme venant d'un futur que je ne vivrai pas. « On ne voyait pas leurs visages. Ils n'étaient même pas des hommes ! » Tout juste des ombres. Nous ne sommes rien.
17. Je sens leur soleil noir me brûler la peau. Je sens leurs bouches boire tout mon sang, s'en régaler. Je sens que je ne sais plus grand chose de mon identité. Une suite de chiffres que je n'arrive même plus à lire, une suite de son que j'identifie comme moi-même, avec le flou de l'agonie me bourdonnant dans les oreilles.
18. Brigade des horizons, bardé de ton triangle rose. Qui sont ces gens… Je ne sais pas. Quel est ce train… La barque du passeur. Où va ce train… Il ne termine jamais sa route. Brigade des triangles roses.
19. Il me regarde et se rit de moi. Je suis à genoux. Il vomit sur mon cœur dans une langue belle comme le vacarme d'un orage. Belle comme un désert de roche. Belle que je ne comprends pas. Dieu, c'est lui. Mon bourreau.
20. Là-bas ils ont détruits nos villes. Ici la cheminé recrache nos corps en cendre. Ce qu'il en advient… Le reste sera muté en meuble.
21. Je regarde ce cadavre comme si c'était moi. Je regarde ce cadavre et je me vois. Il me ressemble. Quand Il nous enlève toute notre peau, la chair violacée laissée pourriture vive, quand Il nous enlève notre visage nous nous ressemblons tous : bout de viande fatigué sur la croix du martyr.
22. Dans la flaque d'eau que je fixe je vois mon visage qui est celui d'un autre. Un fou sur le bord du terrain, fatigué et malade. Dans la flaque d'eau je vois un cadavre tatoué d'un triangle rose. Poitrine. Place du cœur.
23. Qui sont ces gens… menés par les coups de crosses. Brûlés par la neige de leur famille, mouillés par la cendre tombée du ciel. Il est venu les voir mourir. Il lève la main et les enfants tombent les premiers. Il lève le bras plus haut et atteint le sublime, statuesque dressé jouissant vers le soleil noir.
24. Quel est ce train… Où va ce train… Quel est mon nom ? Mon nom ? MON NOM ?
25. Il me regarde, à genoux pour la dernière fois. Il baise un malade. Il baise le virus. Il baise l'horreur, puanteur de la nation, la contre-vérité de la vérité de son peuple, Il baise l'absurde symbole de sa colère. Il me baise. Il lève le bras, je tombe.
26. Je me souviens de cette voix. « Écoute, fils bâtard, toi qui entends braver ma loi, écoute ! Tu as couché avec un homme comme on couche avec une femme, repens-toi ! Le pardon t'es promis, je t'offre la damnation ! Tu as baisé ta propre image, tu n'admettais plus de Dieu ; réjouis-toi, c'est mon frère que tu fréquenteras. Écoute, fils bâtard, tu as survécu aux insectes, aux vers, aux rires, aux mouches. Tu n'as plus de nom et ton existence s'efface. Autour de toi tous t'ont déjà oublié ! Écoute, fils bâtard, meurs et repens-toi ! »
27. Je me relève, les yeux crevés. « J'ai survécu aux insectes, aux vers, aux rires, aux mouches. Je survivrai au gaz. »