Frères de sang

ph-lafitte

Frères de sang. 

      Tu es plongé dans le noir. Tu écoutes. Tu entends des voix. Tu es plongé dans le noir et tu ouvres les yeux. « Nous avons du A plus ? » Tu entends la voix répéter la phrase, les mots rebondir dans ta tête, contre tes oreilles, sous tes paupières. Vibrer dans ton nez.

Tu es allongé sur un brancard dans un couloir d’hôpital et tu pues la peur. « Il me faut du A plus » insiste la voix. Tu voudrais répondre mais tu peux à peine bouger les mâchoires, remuer la langue. Tu as mal et tu sens mauvais. Tu étais pourtant si fort et tu es si faible. Tu voudrais parler. Tu lèves la main et la douleur te broie. Les néons claquent, la lumière t’écrase, la souffrance s’enroule autour de toi. Quelqu’un se penche, te palpe sans précautions.Tu voudrais hurler mais tu n’entends que le silence. Tu te recroquevilles et la plaie au creux de ton ventre s’ouvre comme une bouche. Du sang gicle en saccades comme si tu recrachais au dehors ce qu’il y a de pire en toi. Tout va très vite avant de mourir, dit-on. « Il me faut du A plus ».

       Tu revois les visages cramoisis, ivres de fureur, tu entends de nouveau les cris, les bousculades, la course qui mène au bout d’une impasse. Tu revois la lame qui sort de ton ventre. L’infime fraction de stupeur avant la souffrance. Tout se mélange, l’odeur des tribunes, le drapeau à tête de mort, les chants guerriers, les feux d’artifice, les drapeaux et les oriflammes. Tu entends les cornes de brume, les clameurs, les sifflets. Tu revois les bras levés et les mains tendues. Toi aussi tu lèves le poing, tu hausses le ton, tu cries ta rage à la face de l’autre. Sur un terrain fluorescent des fourmis en short courent dans tous les sens, dans les tribunes des corps exultent, des esprits s’échauffent, les fumigènes se répandent en nébuleuses roses poussées par le vent. Tu ne fais plus qu’un parmi des milliers d’autres, tu te sens fort dans ce face à face, ce tête-à-tête, ce chant contre chant, poing contre poing, haine contre haine. Tu détestes ceux d’en face, ceux d’à côté, ceux qui ne sont pas comme toi et pourtant, tu le sais bien, ce que tu hais le plus, c’est toi-même.

       Tu entends de nouveau la voix. Le souffle chaud de la voix t’inquiète. « On va le perdre ». Des silhouettes s’agitent, des sabots claquent, des mains poussent le chariot sur lequel tu te répands, inexorablement. Pendant que ton corps se vide, ton esprit se remplit d’images, de souvenirs récents. Tu es fort, tu es en colère, tu as la rage. Comme des milliers d’autres, tu vomis ce match qui te paraît truqué. Tu conspues ton équipe favorite en poussant des cris de singe, tu insultes, tu vocifères, tu cherches contre qui étancher ta soif de vengeance.

       La tension monte à mesure que le groupe se resserre, se dirige vers la sortie, vers le bas des tribunes, vers la honte de la défaite. Comme les autres, tu te jettes sur les grillages derrière lesquels des forces de l’ordre vous regardent défiler. Provocations, nouvelles insultes, les premiers coups pleuvent et tu n’es pas en reste, bien sûr, au milieu de la meute de tes semblables, tes frères de sang et de carnage. Est-ce ton organisme qui continue de se vider mais tu ressens à nouveau ce moment intense où le corps chaud de la meute est propulsé hors des murs, la chair commune qui se désagrège contre les barrières, se canalise entre des cordons de CRS que tu abreuves de cris et d’injures. Puis c’est le contre-choc programmé, la collision tant attendue avec l’ennemi, les adversaires aux cheveux gras, aux yeux noirs, aux silhouettes de métèques. La bousculade se déploie, la panique éclate comme une grenade dans la foule. Sous tes mâchoires s’écoule l’adrénaline, l’excitation au goût de fer. Les insultes répondent aux insultes, les coups aux coups, les mains giflent, les poings frappent, les pieds fracassent. Des têtes cognent d’autres têtes, des battes écrasent des bras, broient des os, froissent des muscles. Le sang appelle le sang. Très vite l’odeur de la peur fait place à celle de la force. Les cris s’éloignent, se rapprochent, se désunissent. Des chaussures ferrées tintent et s’enfuient, des silhouettes veules se fondent entre les voitures. Tu as couru longtemps dans les ruelles qui jouxtent le stade. La meute a disparu. Te voilà seul face à ton adversaire.

       « Trouvez-moi du A plus, on va le perdre ». La voix n’est plus un souffle, elle est un ordre. Tu continues de flotter dans les limbes, de te dissoudre dans des visions nocturnes. Face à toi il y a le métèque. Sa peau luit sous un réverbère, tout contre un rideau de fer. Sa peau noire de métèque. Il est coincé, il ne bouge pas. Il t’attend. Il te paraît minuscule mais ses yeux sont immenses. Comme toi, écarquillés par la peur. Tu entends les cris de la meute au loin. Tu voudrais en finir. Tu fais un pas en avant et on pourrait croire un instant que ton corps qui s’avance est une armure pacifique, quelque chose d’un peu massif, d’un peu hésitant, non pas taillée pour le combat mais pour la diplomatie, les tractations, les négociations savantes. Tu hésites, tu cherches à savoir où est passée la meute. Tu n’es pas à ton affaire, tu bâcles le boulot. Pas lui. La lame s’enfonce dans ton estomac sans même un éclat, c’est un mirage terne au bout d’un bras sombre, une apparition, quelque chose qui n’existe pas. La lame se retire, disparaît et la douleur survient, immense, totale. Une foudre qui te cloue au sol. Un liquide chaud coule entre tes jambes, tu lèves une main rouge et fumante.Tu ne crois pas ce qui t’arrive puisque tout est en train de disparaître.

       Plus tard, des doigts ouvrent tes paupières, un soleil froid éclabousse tes pupilles, la voix murmure : « On est en train de le perdre.»

       Tu es seul. Tu marches dans les rues vides et sombres, la main sur ton ventre ouvert, cognant à cœur perdu, le pantalon grouillant et poisseux - à croire que tu t’es pissé dessus mais c’est bien du sang qui signale ta route. Tu penses que tu vas mourir, salement, un matin de printemps contre un bord de trottoir. Tu continues de marcher pourtant, tu grelottes alors qu’il fait chaud, tu transpires pendant que tu gèles. Chaque pas ralentit ta course de plomb et, comme une batterie qui se vide par grands froids, tu t’éteins lentement. Tu n’es déjà plus rien, tu as oublié qu’une main secourable surgie de nul part te guide, t’épaule, te mène sans faillir, malgré le sang qui salit tout, malgré tes grognements et tes insultes, jusqu’à la façade blafarde d’un service d’urgence. La nuit est encore là, le jour se lève peut-être, il n’y a plus grand monde. Tu crois entendre le chant triomphant d’un merle alors qu’on te bascule sur un brancard mais tu as déjà perdu la conscience de qui tu es et de ce que tu fais là. Seule la voix chaude continue de bourdonner autour de toi, t’empêche de t’endormir par son questionnement incessant, ses rappels à l’ordre. « Trouvez-moi du A plus, bordel ! ».

       Tu ouvres les yeux, tu tournes la tête. D’autres yeux te regardent. Des yeux immenses et sombres. Des yeux de métèque. L’ennemi s’approche de toi. Silhouette immense, longiligne, supérieure. Elle répond à l’appel de la voix et tend sa manche. Révèle la peau noir et sèche sous la blouse blanche.  Un infirmier qui prend son service du matin. Qui en a vu d’autre. Un Malien à la peau noire, à la voix douce, au sourire éclatant. « Je suis donneur A plus. »

(commande dans le cadre de la Journée Mondiale des donneurs de sang 2008  - Tous droits réservés -)

Signaler ce texte