Frottement
saharienne
Rien à foutre, de tout. Elle court. Sous la pluie, dans la ville, elle court. Ses chaussures à talons s'explosent entre les pavés, son bas est filé, sa robe en tissu trop fin est déchirée jusqu'au genoux qu'elle a cagneux, ses cheveux sont trempés façon serpillière trop usée, elle s'en fou, elle court, sans respirer, car respirer est devenu douloureux, elle court, c'est une sorte de point de suspension qui parcourt toute la ville, on est en plein jour et il fait nuit, l'orage résonne dans chaque quartier, il l'a poursuit, elle fuit l'orage, les éclairs n'éclairent plus que l'obscurité pour la rendre plus profonde encore, ils taillent dans le duvet citadin des blessures qui ne se refermeront pas, du moins à priori. Elle trace son propre éclair sur le sol glissant, les voitures freinent à peine quand elle traverse zigzaguant à travers l'averse, un feu rouge. Une pose. Elle ne respire pas, ne pas remarquer l'absence pour éviter d'en souffrir. Les fars des voitures jouent avec ses contours. Des gens courent autour d'elle, ils ont tous des parapluies, des sachets sur la tête, un homme utilise sa mallette, un enfant s'engouffre dans un bus, le bus vomis tout un ensemble scolaire que la maitresse hâte vers le préau de l'école proche. Elle respire tout bas tout bas, évite de hausser la poitrine : tant que le tissus trempés ne collent pas sa peau le froid est encore soutenable, ses gestes sont réduit au minimum pour éviter les frottements désagréables et humides. Feu vert, elle reprend, elle slalome entre les gens, galope d'arrondissement en arrondissement, le chemin lui revient en mode automatique, sa robe, ses cheveux, tout son être est une serpillière qui aurait appris à voler portée par le vent, le vent qui fait de chaque giclée de pluie une claque sur sa médiocrité, le vent qui joue contre et avec elle à tour de rôle, lui colle les cheveux au visage, les cheveux rentrent dans sa bouche, la gêne et l'étouffe, elle suffoque mais un mouvement de course plus rapide les renvoi en arrière, un trottoir qu'elle saute, un poteau de signalisation qu'elle esquive, les gens se font plus rare, la pluie fine a finit par faire son effet, la ville est morte, la ville se tait. Elle seule sait qu'il est bientôt trop tard. Elle seule connait le fameux délais, sait qu'on ne l'attendra pas, que si elle est en retard c'est des années, des siècles de gâché, une personne égarée, un clodo qui la regarde choqué sous leur porche d'immeuble, la lumière jaune d'un éclairage sublime sa crasse façon série noire, plusieurs regroupés en bande s'échangent un vieux fond de 1669 , ils regardent la jeune femme passer, l'instant d'après l'oublient, des gens qui courent sous la pluie, c'est rare mais il y en a, elle n'est pas la seule, il y en aura encore, tant que des gens seront pressées, tant qu'il y aura des gens pour connaître l'existence du délais. Une porte de voiture s'ouvre brusquement, elle redéchire encore plus ses collants, dans sa course elle a même perdu un gant, sa main trempée tremble, nerveuse, de toute sa vie elle n'a jamais été aussi mouillée, même dans un bain même dans la mer l'eau s'arrête à la peau, là elle a de l'eau littéralement jusqu'aux os, mais qu'importe, il faut arriver à l'heure, qu'importe l'état, seule compte d'arriver à l'heure, avant que avant que tout ne s'éteigne, que le soleil ne revienne, ne part pas, je t'aime, ne part pas, il y a encore une issue, tu te souviens c'était il a des centaines d'année, quand on a inventé le concept, celui de Roméo et de Juliette, portée par la force d'un cœur vacillant elle chiale comme s'il n'y avait pas assez d'eau, les larmes confondues à la pluie n'attirent la pitié de personne, le vent la console et nettoie son visage à grand coup de bourrasque, l'obscurité mets un voile bienveillant et pudique sur sa peine, elle court pour mieux fuir ses chaines, un coup d'éclair cent mètre devant elle, un cris, elle traverse la ruelle, et tout d'un coup s'effondre.
Il est plus de minuit à sa montre.
Tout le stresse tombe. Elle sanglote et ne fait plus qu'un avec l'eau qui a envahit la ville, comme une inondation subtile. Il est trop tard elle a manqué le deal. A ma fenêtre je la vois se cacher sous un porche. Elle a froid. Elle a faim. L'arrêt pour son métro est loin d'être proche. La pluie cesse peu à peu. Habillée comme elle l'est un passant s'arrête et lui demande combien elle veut. Elle lève à peine les yeux. J'ouvre la porte pour la faire entrer. Elle veut bien, dit elle, se réchauffer. Je lui file de vieille fringues tout juste moins trouée que les siennes, je remarque que son maquillage est abimé par sa peine. Elle ne me dira rien, macache sur ses motivations, moi je devine une histoire d'amour, elle ne me dit pas non.
Trois verres de rhum planteur plus loin elle me dit qu'elle est la ville. Qu'elle est une rue perpendiculaire à l'avenue des Ternes. "Tu habites dans cette rue ?". Elle corrige. Elle est cette rue. Elle m'explique qu'elle ne peut pas me dire après qui elle courrait ni pourquoi. Je comprends qu'elle a honte. Elle regarde, il est presque deux heures du matin sur sa montre. Elle me demande si je dois pas allez me coucher. Je suis en fac. Elle sourit, elle connait. Elle murmure comme seul le fond les gens qui ont l'habitude d'être bourré seul qu'elle est la rue, qu'elle est la ville, qu'elle n'a pas pu courir plus vite, qu'il faut lui pardonner. Moi qui ne sait pas courir dix mètres je hausse les épaules, lui file un plaid et un canapé lit, pour le plaid elle dira "non merci".
Pendant qu'elle dort je me faufile, dans son sac trempé tout juste une carte de la ville...