Fuis moi, je te suis
Giorgio Buitoni
Je fais des trucs complétement dingues.
Au boulot, mon échelle roule le long des buildings de boites à archive de la cathédrale aux évangiles du C., et je me trompe d'allée. Je confonds l'étiquetage "Reu-St" et "Proc-Verb." Si bien qu'à l'arrivée, là haut, dans le futur, au dixième étage, la secrétaire de mon patron regarde le compte rendu apporté, fruit de ma recherche, et tire la tronche. Derrière ses lunettes à montures épaisses, ce sont deux billes noires brulantes qui me fixent. Juste en dessous, ses lèvres se pincent en filet rouge sang et chuchotent :
" J'avais demandé le procès verbal du dernier comité de pilotage kick off du projet ALKAIR... bordel, vous êtes ou, Georges, aujourd'hui ?"
Au parc.
C'était une simple promenade au parc mercredi soir.
Et maintenant, imaginez-moi comme un de ces détenus libéré après trente années de réclusion qui refuse de quitter sa cellule le jour de la libération. La liberté ? Pour quoi FAIRE ?
Ô génie des vœux de la fin du monde, annulez mon vœux. Je me suis trompé. Rendez-moi ma vie d'avant.
Trop tard.
A ma sortie du tramway, je gagne en hâte le hall de mon immeuble et j'attends près des boites aux lettres. Ma boite aux lettres, elle déborde de prospectus - petite crottes de cellulose recyclées et ré-enfournées dans la fente. Au dessus de la pile, une carte postale du Mexique. Au dos, je lis :
" Bon baiser de Mexico. Papa."
Je tends l'oreille : aucun claquement de talons-mitraillettes sur le carrelage du hall de l'immeuble.
Une semaine que nous avons échangé nos numéros dans le parc et Amélie est invisible. Mon téléphone ne sonne pas.
J'attends.
Mes voisins passent et repassent devant moi, à la main un attaché case, puis un sac d'ordure ficelé. Hochement de tête dans ma direction. Accoudé à ma boite aux lettres le temps d'une mi-temps de football, habillé d'un ouragan de tissus imperméable, je dis :
" Bonsoir !
- Oh, re-bonsoir, Monsieur Beckett. Vous êtes encore là ? Vous allez bien? Un soucis de boite aux lettres?"
Non, non ,non. Tout va bien.
Poliment.
Pas d'inquiétude.
Bien à vous.
Ma montre indique 21h30.
J'attends sous les lumières agrandisseuses de cernes du hall de l'immeuble. J'attends et mon reflet dans la double porte vitrée est un visage hépatique et have, creusé d'ombres aux yeux et sous les pommettes, là où mes joues s'effondrent en encoches vers ma bouche. Représentez-vous un symbole de tarot de mauvaise augure en imperméable.
J'attends, et je sais d'expérience que les gens qui attendent finissent par se cacher pour pleurer.
Ma mère attendait, elle aussi.
Un geste affectueux. Un bouquet de fleur. Le retour du travail de mon père. Je me souviens de la langueur mélancolique des soirées passées à attendre son retour du bowling, et les cigarettes qui comptent les minutes. Elle attendait tellement que, lorsque mon père rentrait, nous dinions de viande calcinée et de spaghetti gluants. Tant et si bien que ma mère opta finalement pour la quiche lorraine comme plat de prédilection. Un plat à réchauffer à volonté. Le dîner des absents.
J'attends à mon tour.
Et Amélie et moi, nous n'avons pas encore mélangé notre salive.
C'était une simple ballade entre membre du voisinage dans le parc, par une belle soirée d'automne, mercredi soir.
Ma montre dit 22h.
L'ascenseur m'emporte finalement vers la froideur sépulcrale de mon appartement. Et devant le miroir de la salle de bain, je m'épile entre les sourcils.
Utilisez une crème hydratante non grasse pour apaiser le feu de l'épilation.
Pourquoi a-t-il fallu qu'elle pose sa tête sur mon épaule pendant notre promenade dans le parc mercredi soir?
La nuit, je m'endors sur l'épaulette de mon imperméable et je hume son parfum jusqu'au matin - par chance, ma voisine porte une de ces fragrances au relent d'insecticide qui vous gâche le goût de tout ce que vous mangez ou buvez des jours durant.
La journée, j'attends.
Le soir, j'attends.
Je repasse mes chemises. Je cire mes chaussures.
Je tourne en cercle autour de mon téléphone portable façon danse indienne de la pluie. J'attends une vibration et son prénom qui s'affiche.
Souvent, ce sont des messages de ma Maman.
"Alors ? Tu ne réponds plus à ta mère ? Un RDV galant ? C'est la fille du tramway ? "
" J'ai fait de la quiche. Tu en veux mon chéri? PS : ton frère a une nouvelle petite amie. Cette Cynthia est charmante... Tu penses à Mamie Jeannette ? Quand nous présentes-tu la fille du tramway ?"
J'attends, et pendant ce temps, ma mère m'apprend que Mamie Jeannette a rédigé un chèque d'un million d'euros destiné aux alcooliques anonymes, hier soir. Un million à déduire de notre héritage. Ce qui inclus ma mère, mon frère et moi. Et donc, ce matin, les mails intempestifs en provenance d'expéditeurs inconnus, camouflant ma chère maman, et m'incitant à trouver une amoureuse, polluent à nouveau ma boite mail.
L'amour c'est simple comme un coup de rein.
Signé : Marc Topilon, sexologue agrée.
Ne les laissez plus seuls. Adhérez à personnes âgées sans frontière.
Signé : Geneviève de Fontenay.
Comment en vouloir à ma mère ? Elle qui, jour après jour, ivre de règles d'économies domestiques et d'éducation catholique, avait attendu mon père. Elle qui avait trimballé le cadavre de son enfant intérieur, cette petite fille morte étouffée dès l'enfance, à l'intérieur d'elle même.
Imaginez.
Prenez quinze minutes pour vous reposer afin d'être détendue lorsque votre mari rentre. Remaquillez-vous, soyez fraîche et avenante. Sa dure journée de travail doit être égayée et c'est un de vos devoirs d'épouse de faire en sorte qu'elle le soit.
Ne l'accueillez pas avec vos plaintes et vos problèmes.
Réduisez le bruit au minimum.
Faites en sorte que le diner soit prêt.
Si votre mari suggère l'accouplement, acceptez alors avec humilité tout en gardant à l'esprit que le plaisir d'un homme est plus important que celui d'une femme.
L'éducation de ma Maman.
Je n'ai connu rien d'autre. Copie-colle la vie des autres, et échoue au même endroit. L'éternel schéma bousilleur : amour-fusion ; rupture-destruction. Dans ma tête, tous les compteurs d'alerte virent au rouge concernant ma voisine. Les sirènes d'alarme hurlent à mes oreilles. Tout en moi dit : " Danger. "
Et pourtant, j'attends.
Sur mon téléviseur plus aucun loup-garou ne se goinfre d'étudiantes en mini-shorts parties camper dans les bois. Dans la cuisine, les emballages cartonnés de plats cuisinés s'entassent. Ajoutez mes pots de yaourt, les prospectus pour des vacances au rabais, et les bons de réduction sur la bouffe à cancer.
Alors quoi ?
Les ours polaire peuvent bien boire la tasse et les dauphins finir en boite de thon. Dans ma tête se joue une marche militaire dont Amélie est la majorette. Les heures et les minutes sont une prison dont les grilles ne s'ouvriront qu'aux vibrations de mon téléphone affichant son numéro.
J'attends et pourtant rien ne va chez Amélie.
Son allure de poupée gang-bang en silicone pour messieurs japonais.
Ses jupes, comme des éclairs vulgaires de papier cadeaux, taillées au ras de son petit hérisson.
Elle n'appelle pas.
J'allume l'ordinateur. Derrière les carreaux, les lampadaires de la rue d'Allonville éclairent l'intérieur de mon terrier plongé dans l'obscurité. Tout n'est qu'ombres chinoises portées sur les murs, à l'exception de mon visage saturé de lumière bleue. Sur l'écran de l'ordinateur, je cherche une explication à ma condition. Des conseils et encore des conseils dispensés par des coaches marchands de bonheur vous expliquant le pourquoi du comment des relations amoureuses.
Fuis moi, je te suis.
Moi, j'attends comme un con.
Si une femme ne rappelle pas passé trois jours : elle n'est pas intéressée. Changez de cible.
J'attends depuis cinq jours.
Ajoutez "foutu" à votre colonne défauts.
Les femmes n'aiment pas les hommes toutous trop gentils.
Amélie a dit mercredi : " Vous êtes gentil et différent ".
Ajoutez "seul pour la vie".
Comment ai-je pu espérer autre chose que la répétition de mon passé ?
Une fois, dans ma jeunesse, j'ai eu un meilleur ami. Et je l'ai perdu.
Une fois, j'ai eu un papa et je l'ai perdu.
Mon père disait : tu ne peux craindre de perdre ce que tu ne possèdes pas.
Ma mère disait : à la fin de tout, tout le monde termine dans un grand trou.
J'éteins l'ordinateur.
Et alors qu'une grande vague noire nettoie tout espoir à l'intérieur de moi, que les petits testicules de peau sous mes yeux se font plus charbonneux encore, au moment précis où je réintègre ma vie d'avant Amélie, après une chute de trente étages du haut de mon nuage rose d'imbécile croyant au miracle, oui, à cet instant pénible et sombre, sombre, sombre, où vous vous dîtes qu'on ne vous y prendra plus à rêver de l'amour en compagnie d'une femme trop jolie pour vous, mon téléphone vibre sur la table basse.
Mes paupières clignent dans l'obscurité.
Amélie Richard.
"Allo ? Georges ? je ne vous dérange pas ?"
Et c'est étrange, parce qu'à cet instant, elle redevient la sale petite allumeuse qui m'a fait du rentre dedans dans le tramway. La vulgaire pollueuse de boite aux lettres. Et j'ai envie de répondre :
" Si, chère mademoiselle Richard, vous me dérangez. Regardez-vous, regardez-moi. Ne comprenez-vous pas ? C'est un fait confirmé de longue date : je suis un loser. Un pigeon. Renseignez-vous. Appelez mon patron. N'importe lequel de mes collègues. Allez-y. Je suis de ceux qui attendent, vous êtes de celles qu'on attend. Rien ne peut changer ce petit fait. Voyez-moi comme une verrue du capitalisme, un dégât collatéral génétiquement programmé, la pincé de sel qu'on oublie dans le gâteau. Oubliez mon vœu à la chapelle de l'apocalypse, je me suis trompé. Laissez-moi passer les plats pour les gens comme vous. Laissez-moi patauger à la cave. J'exige de conserver ma place près des toilettes au restaurant. Je VEUX respirer le caca de la clientèle en dégustant mon boeuf strogonoff, c'est MA place, MON domaine, je connais cela. Cela ne me fait pas PEUR. N'essayez pas de me sauver. Je suis de ceux qu'on retrouve coupés en deux sous une rame de tramway les jours de pluie. Les vampires ne sont pas faits pour supporter la lumière. C'est scientifique. Darwin et tout le toutim. Vous comprenez ? Vous me foutez en l'air mon Karma ! Arrêtez de poser la tête sur mon épaule !
Ce serai-là la réponse de tout homme un tant soit peu censé, mais je dis :
"Non, vous ne me dérangez pas du tout ".
Elle soupire au bout de la ligne.
" Pourquoi ne pas avoir téléphoné ? J'ai cru que vous me détestiez. Cette attente était d'un cruel pour moi, savez-vous? J'ai adoré notre promenade dans le parc mercredi soir, et je me disais... Eh bien, il est un peu tard, mais... j'ai cuisiné de la quiche, vous avez diné ?"
Le diner des absents.
Fuis moi, je te suis.
Et c'est seulement lorsque je descends les escaliers de l'immeuble quatre à quatre vers son appartement, que je m'aperçois que je suis pieds nus.
J'adore ! Mais je ne m'y retrouve pas dans les chapitre ? Quel est le premier ? Par où dois-je commencer ?
· Il y a presque 7 ans ·milierivarer
Merci pour cette lecture. Il y a bien d'autre chapitre sur le site. Mais c'est vrai, c'est difficile de s'y retrouver. Je vais tâcher de les numéroter prochainement. En revanche, la totalité du livre ne figure pas sur le site pour des raisons évidentes de propriété. ;)
· Il y a presque 7 ans ·Giorgio Buitoni
Oui je comprends que tout le livre n'y soit pas. Par contre, il est possible de classer les textes par dossier ainsi le lecteur sait ce qu'il est en train de lire. Le roman est-il publié ?
· Il y a presque 7 ans ·milierivarer
Merci pour ces remarques. Je vais tâcher de m'atteler à classer un peu mieux mes textes ici, en créant des dossiers pour chaque projet, pour vous mes chers béta lecteurs ! Le roman est en cours de correction, je travaille en parallèle sur un nouveau recueil de nouvelles. Plusieurs d'entre elles sont en lecture sur WLW, si le cœur vous en dit.
· Il y a presque 7 ans ·Giorgio Buitoni