Fulgurance

Corinne Champougny

Le jour se lève péniblement derrière la halle, ce samedi matin de février, tout blanc de givre. Les arbres du parc attenant semblent figés par le gel et les pelouses sont blanches de givre. A quelques mètres de là, des camions se garent et des marchands forains bien emmitouflés commencent à déballer la marchandise. Certains s'interpellent, bruyants, comme pour se réchauffer au son des plaisanteries échangées. D'autres installent tréteaux, clayettes et marchandise sans mot dire, encore enveloppés par les brumes du sommeil. Les gestes sont maladroits, gênés par les gants et les manteaux épais qui rendent les mouvements gourds empruntés. Mais chacun s'active, parce que la chaleur viendra petit à petit, au bout du déballage. Alors on sortira le saucisson, le pain, la bouteille de rouge pour certains, les thermos et la viennoiserie pour d'autres. Parfois, de petits groupes s'éclipsent au café de Paris pour boire quelque chose de chaud et commenter les dernières nouvelles. Mais ce samedi, il n'en est pas vraiment question, un jour de Foires Grasses, tout le monde est à son poste, bien avant que le jour ne se lève.

Il fait de plus en plus froid. Jacky explique à Pascal que la température s'inverse, juste avant l'aurore. Sa voix de stentor résonne sous la halle et se perd parmi les bruits de caisses traînées sur le sol, celui des barres de fer qui s'entrechoquent et le brouhaha des conversations éparpillées de banc en banc. Les marchands de volailles ont déjà terminé, les vitrines réfrigérées fonctionnent et ils regardent d'un air faussement détaché leurs collègues qui affichent les prix. Les primeurs ont très vite recouvert leurs légumes d'un voile blanc pour les protéger du gel. Quelques revendeurs arrivent enfin avec leurs camions chargés de fruits et légumes made in spanish. Les véritables produits du terroir deviennent rares, mais le folklore des cabas suffit bien à nourrir les fantasmes des acheteurs naïfs.

Les premiers clients commencent à arriver, toujours des personnes âgées, et toujours les mêmes à cette heure matinale. Ils se dirigent directement vers leur banc habituel. Les flâneurs, les hésitants, les promeneurs, ceux-là viendront plus tard, après dix heures. C'est vrai qu'il fait de plus en plus froid. Certains forains ont branché un petit chauffage électrique et s'arrêtent quelques instants devant, entre deux clients. Les primeurs lancent un regard d'envie en direction des camions de bouchers, certainement mieux protégés du froid. Les fleuristes hésitent à déballer.

C'est l'heure où le bruit diminue sensiblement. Tout le monde est prêt, les cafés circulent de main en main, les chuchotements de confidence prennent le pas sur les interpellations du début. Tout à l'heure, il faudra hausser le ton pour se faire entendre, mais le coup de feu viendra bien assez tôt. Ce moment leur appartient.

Marie-Pascaline le sait bien, elle qui a travaillé sur les marchés pendant douze ans, d'abord avec un primeur turc qui écoulait des montagnes de marchandise venue d'Espagne ou du Maroc, puis en vendant des poulets cuits à la broche, avec ou sans jus. Aussi boit-elle son café instantané lentement, en grignotant un reste de pain un peu durci. Elle va faire un peu de rangement dans sa minuscule chambre meublée, pour passer le temps, et pour se réchauffer. Mais ce sera vite fait. Après elle s'installera près de la fenêtre, en enfilant sans doute un manteau parce que les pulls superposés ne suffisent plus à la réchauffer dans cette immobilité forcée. Elle caresse doucement la tasse chaude du bout des doigts laissés libres par les mitaines. La récolte devrait être meilleure, aujourd'hui, malgré le froid. Les Foires Grasses sont toujours prometteuses. Et elle se souvient de tous ces matins glacés où elle s'activait en formant des pyramides de mandarines, en répondant à des plaisanteries ici ou là, en rêvant aussi du jour où elle pourrait trouver un autre travail. Et elle sourit, Marie-Pascaline, en repensant à ce chemin de traverse, encore un. Ne jamais rien regretter. Même pas ces chemins de campagne, accidentés, ces routes qui se gondolent dans la montagne, les sentes à peine tracées, les endroits perdus, tous les endroits perdus. Sa vie.

Elle attendra au moins midi et demie. Plus tard, ce ne sera plus la peine. Avant, c'est beaucoup trop tôt. Il faut savoir trouver le bon moment, c'est important. Et bien plus efficace. Rien ne s'improvise. Surtout pas pour ce type de marché. Marie-Pascaline est une glaneuse organisée.

Dans un petit moment, elle ouvrira sa boite toute cabossée, la grande boite qu'elle range sous son lit. Elle sait déjà qu'elle prendra le tube bleu outre-mer, qu'elle dévissera lentement le petit bouchon. Le pinceau est déjà prêt, sur la table en formica rouge, posé à côté de la grande toile qui occupe toute la place, sur un chevalet de fortune. Dans un petit moment, elle prendra sa palette, y déposera un petit peu de ce bleu auquel elle a longuement pensé, qui a occupé toutes ses pensées depuis trois jours, dont elle a mesuré les qualités et les limites, qu'elle a imaginé, façonné, transcendé avant de se décider enfin à l'utiliser. Elle sait déjà où se posera le pinceau, légèrement, petit coup de griffe bleu outre-mer qui sera l'imperceptible éclat d'une veine qui se devine sous la transparence de la peau. Elle sait déjà qu'elle n'ajoutera rien. Méfiante.

Convaincue qu'elle ne peut donner qu'un seul coup de pinceau juste, exact, vrai, lumineux, fulgurant peut-être, un seul ajout, une seule modification par semaine. Le temps de penser le geste, de le mesurer, de se l'approprier, de s'y habituer aussi. De le laisser franchir les obstacles de la peur, de la maladresse, de l'orgueil, de l'autosatisfaction. De le laisser mûrir, grandir, exister par lui-même. Et ce temps de gestation est sa richesse, son secret, sa force, son invincible force.

Dans un petit moment, elle ouvrira sa grande boite. Puis Marie-Pascaline glanera quelques fruits et légumes, comme chaque jour de marché. Elle respirera toutes ces odeurs entremêlées, celles de cette autre vie, bruyante, mouvante, qu'elle regarde avec tendresse et sans regret du haut de sa minuscule fenêtre. Dont elle se nourrit. Et dont elle nourrit sa toile. La semaine prochaine, elle fera trois ménages, et gardera la vieille Andrée pendant une matinée. Juste de quoi survivre. C'est bien.

Qu'est-ce que cela peut faire. Dans un petit moment, elle ouvrira sa grande boite. Et elle sourit tranquillement en finissant son café.

Signaler ce texte