Fusillé du regard

petisaintleu

Je te parlais de tout et de n'importe quoi, tant je me persuadais que le moindre ange qui passerait aurait pu révéler les démons qui sommeillent en moi. Alors, je comblais l'espace et le temps avec tout ce qui me venait à l'esprit, un capharnaüm d'idées, passant du coq à l'âne, du toilettage des chihuahuas à poils longs à Pierrot le fou.

L'imaginaire était le meilleur rempart. Mon for intérieur tentait d'attaquer la forteresse de ton cœur à coups de métaphores et de sous-entendus. Ma timidité et mes blessures m'obligeaient à ne pas me révéler. Et j'avais peur que tu ne finisses par m'oublier, lassée de mes divagations sémantiques. Tu ne voyais pas que, sous les braises de mon humour décalé, brûlait le feu de la passion que ma psyché refusait de dévoiler.

Au détour d'une conversation, j'ai dit la phrase de trop. Je n'avais pas compris que toi aussi, tu avais tes failles et que je ne pouvais pas impunément tout saccager sans que je ne fasse de toi une victime collatérale. Tu t'es mise à pleurer quand j'ai abordé – j'ai vraiment été le roi des imbéciles – la Shoah. J'ai cru être subtil lorsque j'ai fait un jeu de mots qui a transformé notre relation en holocauste. Le RER qui devait nous conduire à Roissy pour une destination exotique a fait une halte à Drancy. Pourquoi cette malheureuse phrase où je t'ai assuré que notre périple ne nous mènerait pas en Silésie ? Tu n'as pas tardé à faire ta sélection. Je me suis retrouvé sur le quai avec mes bagages. Par le plus pur des hasards, un groupe d'enfants et de femmes était attroupé sur ma gauche, sagement aligné sous les hurlements d'un haut-parleur qui aboyait des ordres. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. J'ai repris la direction de Paris.

La fin de notre collaboration m'a conduit à ce que je savais faire de mieux, la lecture. Je me suis plongé dans Modiano et ses méandres mémoriels. C'est donc presque naturellement que mes pas m'ont conduit un dimanche d'août au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme. Une exposition temporaire abordait l'extermination pratiquée par les Einsatzgruppen en Ukraine, nous rappelant que l'oubli est le pire des ennemis pour faire ressurgir la bête immonde. De nombreuses photos témoignaient de l'horreur, un bestiaire de charniers. L'horreur et la fascination se mélangeaient dans ma tête. Il y a des situations où notre lucidité déraisonne, incapable de trouver la voie de la rationalité.

Beaucoup de clichés brillaient par le flou de leurs prises de vue ; comme par pudeur envers ces victimes que l'on menait à l'abattoir. Je ne parle même pas de ces corps entremêlés en contrebas qui, par leur pantomime macabre, les rendaient inhumains. L'anonymat de ces visages alignés au bord du ravin, dans l'attente du trépas, était une manière de résister et de ne pas individualiser les existences, refusant d'imaginer qu'elles auraient dû rester à jamais inconnues pour témoigner des atrocités.

Et puis, il y a eu cette image. Au bord d'une fosse, on distinguait clairement le regard de cette jeune fille, défiant la mort, une arme pointée sur elle, fixant l'objectif, presque sereine. Une goutte de sueur a perlé le long de mon échine. Elle avait trait pour trait ta physionomie, jusqu'au grain de beauté qui te différencie de ta jumelle sur ton épaule gauche.

J'ai passé la majeure partie des mois qui ont suivi à fréquenter les bibliothèques. J'ai craint d'être convoqué par un policier pour m'expliquer et d'être fiché Z. Mes recherches sur Google ne contenaient que des termes aussi sinistres que Babi Yar, Himmler ou Solution finale. J'ai fini par recroiser ce regard perçant. Celui d'une gamine d'à peine dix ans, posant fièrement devant la devanture d'un magasin de vêtements. Je ne sais pas si cela peut expliquer ta passion pour la mode.

Je ne t'ai plus jamais croisée. J'espère de tout cœur que tu m'as oublié. De mon côté, j'ai fait mon deuil. J'ai pris la décision la plus sage pour ne plus blesser et à avoir à me traiter de crétin. J'ai tout quitté pour m'installer dans le Larzac. Les Causses se fichent bien de mes tourments, trop occupés à lutter pour leur survie.

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