Fusion (préambule)

boul2neige

Cela tournait à l'enfer cette monotonie pesante. Ses jambes ne le portaient plus que pour des trajets à la signification perdue. Un couvercle en plomb vissé au crâne inhibait chacune de ses pulsions même les plus primaires. Au point d'avoir la paresse de se sustenter.

Il repensait à toutes ces personnes qui, il y avait encore quelques révolutions, s'empressaient d'acquiescer d’une seule et même voix à n'importe quelle vérité dictée par la classe dirigeante, fières de leur appartenance commune, de leur unité. Aujourd'hui, elles ne vivent que pour désigner des coupables dans le seul but de déverser une haine trop longtemps muselée en pleine explosion.

Ce n'était qu'une petite contrariété au début, une piqure de moustique, ne laissant qu'une infime cicatrice imperceptible bien enfouie sous le derme du bonheur et l'épiderme de la facilité que leurs offrait ce monde en perpétuelle conquête.

Chacun gardait ses petites traces, vécues comme des symptômes d'une maladie due à l'imperfection humaine dans le pire des cas, étouffées par une réelle perspective d'avenir et un sentiment d'appartenance rassurant dans les meilleurs.

Mais l'instabilité de ce système, pourtant si méticuleusement construit, mise à nue aux yeux de tous lors de ces fameux évènements dont il avait été bien malgré lui l'un des acteurs principaux, plongea tout un peuple dans une crise identitaire et sociale sans précédent.

Aujourd’hui, une multitude de groupuscules, plus ou moins courageux, violents et isolés, avoinent, au gré de leurs plaisirs, d’insultes ou de coups les étrangers qui ont le malheur de leur faire face. Une façon de se reconstruire, en petite entité, de redéfinir l’autorité, de s’approprier un territoire, de trouver des leaders pour regagner une destinée.  

Combattre l’autre, quel qu’il soit, leur permet d’avoir un ennemi commun, une raison d’être soudés, de se serrer les coudes. Ils sont redevenu pour la plupart primitifs, ne réduisant leurs préoccupations qu’aux besoins essentiels, se nourrir, se protéger, jouir.

Après, une fois que leur groupes seront définis intrinsèquement et géographiquement, ils verront ceux avec qui ils peuvent commercer, échanger, s’allier et ceux qui resteront à combattre parce que trop différents ou trop dangereux. Cela leur permettra de reconstruire à l’échelle planétaire ce qu’ils ont fait à l’échelle communautaire, une autorité, des leaders, des systèmes de communication et un fonctionnement global viable.

Un nouvel empire se mettra en place.

Le cycle recommencera.

Il grimaça un sourire du coin droit de sa bouche pendant que son bras gauche triturait machinalement les restes de braises qui furent jadis un beau feu.

Devant tout ce chamboulement, après avoir été un monstre même à ses propres yeux, après avoir été traqué puis messager de nouvelles inconcevables, après avoir été un des fers de lance de la révolte, après avoir été amoureux et trompé, il avait fui.

Aujourd’hui il se terrait dans une grotte à l’odeur humide où voletaient les particules de moisissures aux confins d’une forêt qu’il croyait perdue. La violence, la trahison, le conflit l’avaient écœuré. Il avait autant d’abjection pour sa propre colère que pour celle d’autrui. Il ne pouvait plus vivre avec, il lui fallait donc être seul pour ne subir aucune des deux ou du moins pour qu’elles soient gérables, la première grâce à la distance, la deuxième car elle devenait, dans ce nouveau contexte, inutile.

Tôt ou tard, il sera emporté par une maladie quelconque, cela ne faisait aucun doute. En l’attendant, il survivait. Il gratta instinctivement sa barbe blonde en bataille agrippée à son visage devenu émacié par l’errance. Sa seule distraction intellectuelle restait le contrôle de sa mutation. Il en maitrisait les lois nettement mieux que Raice. Enfin, à l’époque où il était à ses côtés, ce qui remontait un peu déjà.

Cela faisait un bout de temps qu’il n’avait pas pensé à lui. Cela faisait sûrement un bout de temps qu’il n’avait pas réellement pensé de toute façon.

Il devait être fier de lui en ce moment, s’il vivait encore. Il avait accompli ce qu’il croyait être la première étape d’un processus inévitable, l’implosion de la Démonarchie et sa réduction à l’état de confettis crépusculaires. En tant que second de Neige, il œuvrait sûrement à présent pour reconstruire un nouvel état, rassemblant autour d’une cause forcément noble tous ces groupuscules haineux et ces lambeaux de gens isolés.

Raice avait une réelle qualité : il était bon. Et il tentait d’être juste. Mais son juste côtoyait plus la justice que la justesse. Il lui fallait un ordre des choses, une logique qui lui tiendrait lieu de vérité absolue. Comme si il cherchait sans cesse une explication rationnelle à sa bonté, une justification essentielle à ses propres prises de position. Et il passait sa vie à en chercher les signes, aussi bien dans les gens que dans les écrits, la nature, le vent, la guerre et ses raisons. Il en devenait obtus. Au fond, il en était probablement fou.

Ce qui fit rire Elia du fond de sa grotte. Non pas un vrai rire mais plutôt une tentative d’aboiement joyeux. Solitaire. Elia aimait beaucoup Raice. Il était fasciné par cette capacité qu’avait le métis à transformer la violence en alliée. Les deux, celle de dedans et celle de dehors. Et bien que comme tout fonctionnement, celui-ci avait ses limites, au moins Raice était en accord avec soi-même. Plus ou moins.

Furtivement, alors qu’il foulait à nouveau de ses doigts cette barbe irritante, il revit tous ses anciens compagnons d’infortune sur le plafond escarpé de la grotte.

Neige, Torin, Ludège, Livee, Nihae et les autres. Ils défilaient tous comme sortis de son gear, lui redessinant le film de ces évènements irréels. De vraies horreurs, des combats cruels, des hématomes au corps et au mental. Mais aussi de amitiés à toutes épreuves, des ressources intrinsèques insoupçonnables. Des petites pépites de bonheur nu démultipliées par le chaos de la situation.

Pourtant, jadis, rien ne présageait qu’il vivrait une telle épopée…

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