FUTEE

hector-ludo

FUTEE

Lorsque je suis arrivé chez lui, j’ai failli faire demi-tour. Ce n’était pas un appartement qu’il habitait, c’était un cloaque.

Une ambiance des années cinquante, tous les meubles et objets étaient d’époque. En plus d’annoncer clairement leur age et leurs cicatrices, ils étaient d’une saleté repoussante.

Je supposais qu’il avait hérité de ces lieux, s’était installé et jamais fait le moindre ménage depuis. Il n’avait jamais bougé un buffet pour regarder derrière, jamais, seulement, songé à changer le papier peint aux fleurs délavées qui partait en lambeau à présent.

Seule la télévision, devant laquelle il passait ses journées, était récente.

Évidemment, vous pouvez me rétorquer que je n’avais pas à me plaindre. J’avais enfin trouvé un toit, j’étais à l’abri de toutes les sales bêtes qui courent le monde.

J’avais même réussi, à force de me cogner contre des portes qui s’obstinaient à rester closes, à oublier d’où je venais.

J’avais beau minaudé à leur oreille, je n’étais pas la bienvenue. Alors, dehors, dans le vent ou sous la pluie je les regardais, au travers des vitres, vivre au chaud et bien tranquilles dans leurs maisons.

Je me sentais vraiment très seule.

Avec lui, ce fut tout de suite différent. Il me trouva assise sur son palier avec son journal.

Avec lenteur, il se baissa pour le ramasser. Dans le même temps il fit un geste vers moi, je crus à une invite et me faufilais prestement à l’intérieur. En fin de compte, j’avais mal interprété son geste. Il faut dire que ses mouvements manquaient de précision. Pourquoi ? Simplement parce que ce type était obèse, tellement obèse que je le qualifierais, si j’osais, d’énorme obèse.

Chacun de ses mouvements mettait en route une suite de vagues ondulantes le long de son corps. Il vivait presque nu, à part un cache-sexe qui disparaissait complètement dans les replis monstrueux de ses cuisses, je ne pouvais rien rater de ces incroyables mouvements flasques.

Il n’était pas d’un naturel bavard, l’erreur reconnue il m’invita avec force gestes à déguerpir de son antre. Je lui chantais ma petite chanson triste, mais, c’était inutile, il ne voulait pas de moi. Obèses ou maigres, ils ne sont pas plus accueillants. Seulement, un mince, c’est beaucoup plus agile en général qu’un énorme obèse. Et puis, un si gros, ça s’essouffle vite. Alors, puisque j’étais dans la place, je décidais de rester.

Après un dernier sursaut, il se calma et finit par renoncer.

C’est à ce moment que je pus mesurer l’ampleur du désastre ambiant.

Dans un amoncellement sauvage de couches superposées de boîtes de pizzas et de coffrets de hamburgers s’affichait son régime alimentaire. Pour faire passer ces nobles nourritures, des cannettes de bière et de coca vides débordaient d’un grand panier.

Je compris pourquoi il avait opté pour les livraisons de mangeaille à domicile en voyant la cuisine. Toutes les assiettes et les verres remplissaient l’évier à tort et à travers. La crasse s’était transformée en champignonnière.

Je le harcelais pour qu’il se bouge, mais rien n’y fit. Il avait ses habitudes bien ancrées et ce n’était pas mon intrusion qui allait changer quelque chose.

S’il avait renoncé à me chasser, il ne m’avait pas adopté pour autant.

Pour preuve, sa goinfrerie égoïste. Il ne voulait pas me céder une miette de ses repas pantagruéliques. Pourtant, vu mon format et mes besoins, cela ne lui aurait pas manqué.

J’en étais réduite à ruser, à l’énerver pour qu’il renverse une portion que je m’empressais de chiper.

Je sentais bien que son surpoids XXXL l’empêchait de se venger de mes harcèlements quotidiens.

Au fond de ses petits yeux méchants, engoncé dans les replis graisseux, je saisissais parfois des éclairs qui, à coup sûr, étaient synonymes d’envie de meurtre.

Mais bon, il était lent et j’avais un toit. Je refusais de céder à la peur et de renoncer à mon confort.

Par ailleurs, je commençais à l’aimer, cette montagne de saindoux. Il se dégageait de sa personne une odeur qui ne me laissait pas indifférente. Le summum de cette fragrance s’exhalait dès qu’il faisait un effort. Pour lui un effort c’était de se lever. Immédiatement

Il se mettait à suer. À cet instant, le parfum exquis de sa sueur me grisait.

Vous devez penser que j’étais complètement cinglée de trouver cette senteur merveilleuse, peut-être, mais ce n’est qu’une nouvelle preuve que les bizarreries de la nature sont sans limite.

Lorsque cet arôme me parvenait, je devenais folle, je ne pouvais plus me contrôler.

J’essayais de m’approcher le plus vite possible afin de humer l’odeur la plus forte.

Malheureusement, s’il ne pouvait guère bouger, il avait l’œil vif et il me chassait.

La mort dans l’âme, je devais attendre qu’il s’endorme pour venir lécher, oui, je dis bien lécher, ne vous en déplaise, cette sueur au parfum qui déjà s’évanouissait.

Parfois il se réveillait et me surprenait collé à lui. Il piquait, alors, une rage folle et criait après moi en me lançant à la figure tout ce qui lui tombait sous la main.

Il faillit, plusieurs fois, m’atteindre. Il s’en fallut de peu.

La guerre était franchement déclarée entre nous maintenant. Il ne me supportait plus.

Je le voyais fourbir des armes diverses auprès de lui. Il choisissait des objets qu’il pouvait saisir rapidement avec ses gros doigts boudinés, ou bien de petits projectiles qu’il cachait au creux de ses paumes et me lançait dès que j’avais le dos tourné.

J’étais malheureuse de cette situation et ne voyais pas comment changer nos rapports.

J’avais conscience de vivre un drame cornélien, je l’aimais, j’aimais sa peau et lui voulait la mienne. Quelle solution pouvais-je envisager ?

C’est lui qui m’apporta la solution sans le faire exprès.

Ce matin, il fit un malaise en ramassant son journal. Rien de grave rassurez vous, mais, il laissa la porte entrebâillée pendant qu’il s’écroulait sur le vieux canapé défoncé.

Je remarquais, alors, une petite sur le palier. Elle était plus jeune que moi et avait le regard désespéré des êtres sans foyer.

Je discutais un peu avec elle, elle me raconta son errance, sa quête.

Elle avait perdu sa famille et s’était retrouvée soudain seule au monde.

C’est là que l’idée me vint.

Je lui proposais d’entrer, cinq minutes, pour continuer notre petite discussion. Elle accepta avec empressement. Une fois à l’intérieur, elle embrassa du regard l’obèse et sa tanière. Je réussis à calmer ses inquiétudes.

Je lui expliquais les avantages à vivre dans cet environnement si peu engageant, auprès de cet homme tellement hors du commun.

Je lui racontais comment j’avais réussi à séduire cette montagne de chairs, à gagner sa confiance et son affection.

Je la convainquis que son odeur si particulière était une chose qu’il fallait avoir au moins une fois senti et goûté dans sa vie.

J’ajoutais que, si elle savait se débrouiller, elle pourrait obtenir les mêmes avantages que moi. Avantages que j’étais prêt à partager avec elle.

Cette jeunesse était l’innocence incarnée. Elle me supplia de lui expliquer comment procéder. J’acceptais, généreuse. Éperdue de reconnaissance, elle écouta mon mode d’emploi de la séduction appliqué aux obèses.

Toute confiante, elle s’approcha de l’homme qui commençait à reprendre vie et toucha doucement sa cuisse. Comme elle paraissait fluette à côté de cette masse.

Soudain une ombre passa. Une énorme main s’abattit sur la petite avec une violence inouïe. Il y eut un claquement atroce et un cri de victoire.

_ Je t’ai eu salope !

La main se releva et le corps de la petite tomba à terre. Elle était morte.

Je contemplais le cadavre sans émotion particulière. C’était elle ou moi.

Au moins, il allait être calmé pendant un petit moment, il avait eu ce qu’il voulait.

Du haut de l’étagère où j’étais perchée, je regardais ce meurtrier, l’homme que j’aimais en me lissant les ailes. Il allait sûrement se rendormir, je pourrais voler encore une fois vers cette sueur odorante.

Ce n’est pas facile d’être une fine mouche dans ce monde cruel.

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