Gentiane
Serge Boisse
Avant toutes choses, il faut préciser que je n'aurais jamais connu Gentiane si nous n'étions au milieu de la Grande Récession, cette période d'oisiveté et d'ennui léthargique au cours de laquelle chacun s'appliquait à faire cette chose délicieuse : rien.
Personnellement, je passais le plus clair de mon temps en longues excusions dans les déserts de sable qui s'étendaient entre Plage Rouge et Lagune Ouest, à la recherche d'un précieux nodule sonique qui pourrait équiper ma prochaine sculpture, Catharsis IV.
Ce jour-là comme à l'accoutumée, j'avais abandonné mon voilier des sables sur une aire rocheuse à l'abri des vagues de sable qui venaient y mourir tranquillement, prenant garde à ce que le dur rocher veiné de quartz n'en entaille pas les pneumatiques. Pareille mésaventure m'était arrivé une fois, et j'avais cru mourir de soif en marchant dans le sable. Depuis, j'emportais toujours une roue de secours.
Le ciel était d'un vert profond, strié de larges raies violettes dues aux avions hypersoniques qui violaient la stratosphère en silence. J'étais particulièrement content de moi car après à peine cent mètres, j'étais tombé sur un nodule sonique particulièrement riche. Semblable à une fleur de cristal légèrement translucide, il émit à mon contact toute une série d'arpèges chromatiques, avant d'improviser une variation sur une valse de Chopin. L'air s'emplit d'accords légers qui se dissolvaient comme des bulles de soleil.
Soudain, le nodule, que je tenais à la main se tût et un autre lui fit écho, que je localisais au son approximativement à une trentaine de de mètres. Comme j'avançais afin de m'en emparer, une ombre immense surgit au-dessus de moi. Je me plaquai précipitamment au sol. La raie des sables me survola en silence, battant violemment de ses larges ailes sombres. Son aiguillon empoisonné m'aurait atteint si j'avais été encore debout. La raie s'interposa entre moi et le second nodule sonique, toujours en activité, et se mit à décrire de larges cercles entre lui et moi.
J'étais particulièrement en colère, car elle me frustrait d'un nodule magnifique à entendre, au timbre léger comme une voix de femme et au répertoire très étendu. Juste ce qu'il me fallait pour Catharsis IV. Je sortis mon lance-aiguille de ma poche et je visai soigneusement.
La raie chût sur le sol avec un bruit mou. Je regrettai de ne pas avoir de caisson à rayonnement pour la conserver car la chair, dit-on, est excellente. Mais avec cette chaleur elle ne resterai pas longtemps intacte.
Le second nodule sonique s'était tu, et le mien s'était enfermé dans un mutisme absolu. Comme je repartais en avant, faisant un détour pour éviter la raie, blessée à mort, et son aiguillon qui battait furieusement l'air, je remarquai tout à coup le silence énorme qui séparait chacun des claquements de fouet de la raie, de plus en plus espacés. Finalement le dernier claquement se fit entendre. Impressionné, je m'arrêtai.
- Qu'avez-vous fait à ma raie ? Assassin ! Vous l'avez tuée ! Et bien répondez ! Vous êtes sourd ?
Ébahi, je ne savais que dire. Une femme se tenait devant moi. Une femme comme je n'en n'avais jamais rêvé : blonde, pas très grande, mais svelte et élancée, la peau très sombre, vêtue seulement d'un déshabillé semi-transparent, programmé judicieusement pour ne montrer qu'un bout d'une peau que je devinais tendre et soyeuse ici ou là, mais jamais en totalité, un visage d'un ovale parfait, un nez tout aussi parfait, composant un ensemble qui aurait déjà pu faire d'elle une déesse.
Mais c'étaient surtout ses yeux qui attiraient le regard : ils étaient noirs, sans aucune trace de blanc, et ses pupilles brillaient comme des insectes d'or. Brusquement, la mémoire me revint et je fis un pas en arrière. Bien sûr, je connaissais cette femme. Oh, oui, j'avais déjà vu sa photo dans d'innombrables magazines. Aurore de Malville, la star mondialement connue, riche à millions, célèbre pour ses yeux extraordinaires qui hypnotisaient les foules. Elle avait, disait-on, eu de très nombreux amants, tous morts dans de mystérieuses circonstances, ce qui avait fait les beaux jours des journaux à ragots. Et elle se trouvait là, devant moi ! Je ne savais que dire.
- Miss de Malville, excusez-moi, bredouillais-je, si j'ai tué cette raie. Elle m'a réellement attaqué. J'étais en état de légitime défense…
- Menteur ! Vous êtes un menteur ! Cria-t-elle d'une voix quasi hystérique. Je ne veux rien savoir de vos explications ! Disparaissez, allez au diable !
Mais je n'avais aucune envie de partir. D'abord parce que c'était une jolie femme, une très jolie femme d'ailleurs, ensuite parce qu'Aurore de Malville était réputée pour les innombrables dons qu'elle avait laissés à des artistes, et que pour un sculpteur somme toute moyen comme moi, elle pouvait devenir la chance de ma vie, celle qui pourrait enfin faire connaître mon nom dans le monde entier.
Aussi je restai planté là, devant elle, sans dire un mot. Je crois que si j'avais laissé échapper une seule parole elle m'aurait tourné le dos et serai repartie dans même m'accorder une pensée. Mais comme je ne disais rien, n'est-ce pas, elle ne pouvait m'ignorer.
Elle se tût subitement, et son attitude se modifia complètement.
- Oh, dit-elle, vous en avez un !
Je mis un instant à comprendre ce qu'elle voulait dire. Puis je m'aperçus que le nodule sonique que j'avais dans ma main s'était remis à chanter. C'était comme une longue plainte, un chant incroyablement triste, et pourtant sans mélodie aucune. Jamais je n'avais entendu un nodule sonique aussi riche. J'eus l'impression que mon cerveau se mettait à vibrer comme une harpe celtique. Je tentai d'échapper au désespoir qui me submergeait de plus en plus complètement.
- Vous semblez l'impressionner favorablement, dis-je. J'ai trouvé ce nodule sonique aujourd'hui même. Je crois que je vais en faire le cœur de ma prochaine sculpture.
Aurore était en transe. Elle n'avait prêté aucune attention à mes paroles. Elle se laissait emporter par la musique, qui devenait de plus en plus tonale, et après être passé par une série de cris désarticulés se mua en un chant terrible dont la mélodie se répercutait sur les rochers en échos grondants. Les insectes dorés dans ses yeux s'agitaient, comme pris de folie.
Finalement, elle parut se rappeler mes propos.
- L'impressionner ! Dit-elle. Mais vous ne vous comprenez donc pas ? C'est ELLE ! C'est ELLE ! C'est le nodule que je cherche depuis des années !
Elle Criait.
- Donnez-le moi, donnez-le moi !
- Mais, la coupais-je, selon la loi ce nodule m'appartient. De plus, je vous le répète, il sera le cœur de Catharsis IV, ma prochaine sculpture.
Une nouvelle fois, l'attitude d'Aurore se modifia complètement.
- Oh. Vous êtes sculpteur. Bon. Combien ?
- Combien quoi ?
- Votre sculpture. Je vous l'achète. Combien ?
- Un instant, répondis-je. Vous savez, je ne suis pas un sculpteur ordinaire. Il faut que ma sculpture soit adaptée totalement à la personne qui la possède. Et j'ai bien peur que Catharsis IV ne vous convienne pas !
Naturellement, je ne pensais pas un mot de ce que je disais. Je suis très hypocrite quand il s'agit de mon travail et, c'est peut-être ce qui fait mon originalité d'un point de vue artistique. En l'occurrence, je croyais avoir touché le bon bout, et il s'agissait de faire monter le prix. Réponse espérée : je payerai le prix qu'il faudra.
- Je payerai le prix qu'il faudra, dit Aurore.
Bingo ! Au moins mon analyse était correcte. Que faire, maintenant ? Même avec mon talent (je ne m'embarrasse pas de modestie), il n'était pas question de bâcler Catharsis IV. La grande sculpture sonique était à peine ébauchée, et il me faudrait encore assez longtemps pour en venir à bout.
- C'est d'accord. A une condition.
Elle faillit se jeter sur moi, rayonnante.
- Laquelle ?
- Ma sculpture n'est pas terminée. Il me faut l'achever.
- Et cela prendra combien de temps, monsieur…
- Cardwell. C'est mon nom d'artiste, j'ai trouvé que cela sonnait bien. Pour en revenir à ma sculpture, au moins trois mois. Je…
- C'est d'accord, coupa-t-elle. Vous la terminerez chez moi. Je vous invite.
Aurore de Malville habitait le quartier Sud de Lagune Ouest. Nous nous y rendîmes en utilisant le moyen approprié, un grand yacht des sables, somptueux, qui filait comme une flèche sur l'immense désert ocre et bleu. La maison était un palais digne d'une riche excentrique mégalomane, et je m'y sentais à l'aise, bien qu'il faut évident dès le début que c'est elle qui dirigeait les opérations, et qu'elle jouait de moi comme un pianiste de son clavier. C'est de moi qu'elle jouait, c'est de moi qu'elle se jouait, et je n'en n'avais cure.
Nous devînmes rapidement amants. Ce qui m'étonna mais m'enchanta, et une routine quotidienne s'installa encore plus rapidement, à l'instigation d'Aurore, ce qui ne m'étonna tout autant mais m'enchanta beaucoup moins.
Le jour, je travaillai dans le salon, assemblant les plaques métalliques qui allaient constituer la sculpture. J'étais toujours seul. Je déteste en effet que quelqu'un d'autre que moi voie mon travail avant que je l'ait achevé. Aurore d'ailleurs ne m'importunait jamais pendant ce temps. Elle passait toutes ses journées à écouter le nodule sonique. Quelque chose m'intriguait dans son attitude, et au fur et à mesure que le temps passait, j'en étais venu à croire que ce n'était pas tant la musique qui l'intéressait que de retrouver en elle quelque chose d'irrémédiablement perdu. Je me souvenais de ses paroles lorsque je l'avais rencontré : « c'est elle, c'est elle ! ». A la façon dont elle les avait prononcées, il était évident qu'elle se référait à une personne réelle.
Je faisais toutes sortes de suppositions : Peut-être que cette personne aimait écouter, ou chanter, la même musique que le nodule. Peut-être que le nodule lui-même lui avait appartenu. Mais pourquoi alors l'avais-je trouvé là, au milieu du désert ?
Une nuit, après l'amour, je lui posai la question :
- Aurore…
- Hmmm ?
- Qui est-t-elle ?
- Qui ?
- Ne joue pas ce jeu avec moi. Qui est-elle, ou qui était-elle ?
- ASSEZ ! ça suffit ! Ne repose plus jamais cette question. ON NE POSE PAS DE TELLES QUESTIONS ICI ! Tu comprends ?
Ce que je comprenais était assez vague, mais suffisamment clair pour que je n'insiste pas. Je ne répondis rien, mais lorsque je m'endormis j'étais toujours habité par la même curiosité dévorante.
Le lendemain, j'allais trouver Tristan Darko. Il était le secrétaire particulier d'Aurore et, je l'espérais, son confident. C'était de surcroît un excellent adversaire au Hi-go, le jeu qui faisait fureur en ce temps-là. Le soir, il avait pour habitude de s'enferme dans un des salons de l'immense demeure, en tête à tête avec un livre, une pipe et un feu de bois pétillant. C'est là que je le retrouvais. Il haussa le sourcil en m'apercevant.
- Tiens ! Mr Cardwell. Une partie de Hi-go ?
- A vrai dire, ce n'est pas pour cela que je voulais vous voir, mais j'accepte volontiers.
- Comment va votre sculpture ? En pleine forme ? Demanda-t-il en déployant sur la table la structure polyédrique qui allait nous servir de terrain de bataille.
- Vous parlez d'elle comme si elle était vivante.
- N'est-ce pas ainsi qu'un artiste doit parler de sa création ? Je suis persuadé que la fonction artistique est essentiellement masculine. Elle sert à masquer cette tare rédhibitoire dont nous sommes affligés, nous les hommes. : l'incapacité d'accoucher. C'est à vous de jouer.
- Allons donc ! Répondis-je en faisant pivoter sur son axe l'un des éléments de la structure, indiquant ainsi ma ferme intention de m'emparer de l'aile gauche du champ de jeu. Vous déraisonnez. Les femmes aussi savent être de grandes artistes.
- Oui. Certaines, mais pas toutes. Attention, vous risquez de perdre un degré de liberté si vous jouez ceci. Ne pas mélanger les couleurs chaudes et les froides, c'est l'unique règle de ce jeu et elle en fait toute la saveur artistique. Où en étais-je ? Oui. Prenez le cas d'Aurore, par exemple. Fondamentalement, elle est incapable d'être une artiste, même si elle est une très grande actrice. Elle ne sait que copier, pas innover. C'est pourquoi la fondation Malville encourage un si grand nombre d'artistes. Ah ! Vous avez fait une erreur en annonçant trop vite votre stratégie. Maintenant l'aile gauche est à moi, et je suis déployé dans la formation correcte… Oh ! Très bien joué. Je n'ai qu'une réponse possible. Avez-vous réfléchi sérieusement à la façon dont Aurore considère votre sculpture ?
Je me penchai en avant, frémissant.
- Que voulez-vous dire ?
- Votre population chromatique est beaucoup trop vieille, dit-il en désignant les pièces que m'appartenaient. Cela crée des dissonances. Quelquefois il est nécessaire de sacrifier des pions pour en faire profiter les autres. Je veux dire Miss de Malville se moque complètement de Catharsis IV. Seul l'intéresse le nodule sonique.
- C'est exact. J'avais remarqué cela.
- Quelle explication suggérez-vous ? Me demanda-t-il à brûle-pourpoint.
- Et bien… J'ai vaguement l'impression qu'elle recherche dans cette musique comme un écho d'une personne qu'elle a beaucoup aimée, maintenant disparue. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ce nodule en particulier ? Après tout, c'est moi qui l'ai trouvé, et en plein désert, de surcroît !
Je vis à l'expression de Tristan qu'il avait l'intention de me donner un renseignement.
- Comme vous le savez, dit-il, un nodule sonique est quelque chose d'extrêmement complexe. Il se sert du vent comme source d'énergie, mais il est également capable d'utiliser les vibrations sonores pour les enregistrer et les reproduire. Les premiers nodules soniques n'étaient que cela, des bouts de quartz qui vibraient au moindre souffle. Puis l'homme apprit à sculpter les nodules pour en amplifier les effets. La vague des nodules soniques connut pendant dix ans une telle ampleur que le seul lieu où on les trouvait, ici même, dans ce désert, fut mis à sac. Puis la mode des nodules en bracelet ou en bijou retomba au profit de la sculpture sonique. Les organismes de protection de la nature tentèrent de restaurer l'ordre initial en retransférant tous les nodules dans le désert, et c'est là que d'eux même ils activèrent les nodules « sauvages » actuels et leur apprirent toute la musique classique. Tout ceci se passait il y a près d'un siècle. Maintenant, les nodules soniques se reproduisent d'eux même, quoique nous ignorions comment, et ils ne sont plus du tout en voie de disparition. De plus en plus de la musique classique ils ont incorporé d'eux même le vocabulaire électro-acoustique et le jazz.
J'avoue que je ne voyais pas où il voulait en venir. Comme sculpteur sonique, je connaissais tout cela depuis des lustres. Néanmoins je ne dis rien. Tristan profita de mon silence pour s'emparer de l'aile centre du jeu avec un réseau de lignes tendues comme une carcasse d'avion, puis reprit :
- Ainsi pendant un siècle, les nodules soniques sont restés dans l'oubli. Seul, parfois, un sculpteur en incorporait un dans son œuvre. Puis Aurore arriva et grâce à sa fabuleuse fortune, elle finança les travaux de nombreux artistes aujourd'hui de réputation mondiale. Elle avait alors vingt ans, et c'était il y a douze ans.
« Un jour, je lui ai demandé pourquoi elle s'était intéressée de si près aux nodules soniques
Un sourire :
- Je vais peut-être vous choquer, poursuivit-il, puisque vous êtes sculpteur, mais personnellement je n'ai jamais rien compris à cette soudaine passion des nodules soniques. Certes, c'est un jouet agréable, mais ce n'est qu'un jouet… Bref.
» Aurore avait, il y a seize ans, un amant du nom de Gerry Gerard. C'était un homme assez âgé, qui la traitait comme sa fille. Elle eût de lui une fille, qu'elle appela Gentiane. Elle avait alors seize ans, et était déjà fabuleusement riche.
» Dès le début, Gerry Gerard détesta l'enfant. Lui et Aurore se disputèrent de plus en plus fréquemment. Au bout de six moi, Gerry Gerard la quitta. Aurore ne voulut confier l'enfant à personne et décida de l'éduquer elle-même. Et elle le fait à l'aide d'un nodule sonique.
J'étais sidéré. Ça, c'était original ! A ma connaissance, jamais personne n'avais songé à utiliser les nodules dans l'éducation. Mais ne voyais pas très bien de quelle façon tout cela s'emboîtait. Je posai la question :
- C'est extraordinaire. Comment a-t-elle fait ?
- Elle a choisi le nodule qui s'adaptait le mieux à la personnalité de l'enfant. Et le nodule a enregistré chacune de ses réactions… Quand il fut pleinement saturé, Aurore a chargé le module de son instruction. Je ne puis vous dire comment elle y est arrivée. Je pensais, comme vous, que cela était impossible.
» Lorsque Gentiane eut quatre ans, Gerry Gerard est revenu. Lui est Aurore se sont violemment disputé pour une question d'argent. Gerry est reparti avec des menaces. Six mois après, Gentiane a été enlevée.
- Enlevée ? C'est impossible. Aurore était déjà célèbre. Toute la presse en aurait parlé.
- Gerry a réussi à étouffer l'histoire. Voyez-vous, la naissance de Gentiane n'avait jamais été enregistrée légalement. Gerry soudoya un médecin gynécologue qui affirma devant les jurés qu'Aurore n'avait jamais eu d'enfant. Aurore était inconsolable. C'est à cette époque que, après trois dépressions, elle engagea un secrétaire particulier pour s'occuper de ses affaires. Moi.
- Je vois, dis-je, alors que je ne voyais rien du tout. Mais quel rapport cela a-t-il avec moi ?
- Aurore n'a jamais réussi à avoir un autre enfant. Je crois en fait que, bien qu'elle ne veuille pas l'avouer, elle en est incapable. Et, voyez-vous, c'est pourtant une femme très maternelle. Elle aurait certainement adopté un enfant si n'y avait eu le nodule sonique.
- Le nodule ?
- Oui. Après avoir enregistré la personnalité de Gentiane, il a commencé à la restituer lorsque Gentiane eut disparu. Aurore s'y est attachée. Je crois vraiment qu'elle considérait ce bout de roche comme sa propre fille.
- Je crois que je devine la suite, dis-je. Ce nodule est celui que j'ai retrouvé dans le désert.
- Oui ! Gerry a eu peur pour la santé mentale d'Aurore et il lui a dérobé le nodule, lui a dit qu'il le jetterai dans le désert et qu'elle passerai sa vie à le chercher. Et c'est vous qui l'avez trouvé, dix ans plus tard !
- Mais pourquoi Gerry Gerard haïssait-t-il Aurore à ce point ?
- Je ne sais pas. C'était, en tout cas, une vraie crapule.
- Il est mort ?
- Je crois. Dans un accident de la route. Vous avez une vraie veine d'avoir trouvé ce nodule.
- Oui ?
- Oui. Je pense qu'un peu plus et Aurore serait devenue folle. Ah ! Je suis désolé, mais vous avez perdu !
C'était vrai, mais le jeu ne m'intéressait plus. Je réfléchissais à Ce que Tristan venait de me dire, et mon esprit galopait à toute vitesse. Je sentais comme une faille dans cette histoire, mais j'étais incapable de dire laquelle.
Je me tournai vers Tristan :
- Une dernière question. Comment savez-vous tout cela ?
- Aurore m'a donné la trame du récit. Quand vous la connaissez un peu, il est très facile de lui tirer les vers du nez. Pour le reste, je l'ai plus ou moins reconstitué »
Ainsi prit fin cette édifiante conversation. Je sortis sous le portique prendre le frais à l'ombre des colonnes doriques qui le soutenaient. La nuit était proche mais la chaleur était toujours aussi étouffante. Le ciel était toujours aussi vert, de plus en plus profond, et la ligne d'horizon scintillait et vibrait comme un diapason de diamant. Effet d'optique, bien sûr.
Tout à coup sur ma gauche je remarquai un yacht des sables qui s'arrêtait à environ un kilomètre de la villa, les voiles s'agitant dans le vent. Dans le jardin de sable, une grande sculpture sonique laissa échapper une sourde pulsation dans l'atmosphère. Mais je ne l'écoutai pas, bondissant à l'intérieur chercher des jumelles.
Je ne m'étais pas trompé. Il y avait bien un homme sur ce yacht. Grand, en smoking blanc, avec une casquette de commodore. Et à coté de lui se tenait une femme. Aurore ! C'était elle ! Fasciné, je l'observai tandis qu'elle descendait dans une chaloupe et, tirée par une raie des sables, revenait vers la villa. Malheureusement elle passa par l'arrière, si bien qu'il me fut impossible de voir son expression. Mais j'aurais juré qu'elle pleurait.
Deux jours passèrent. Ma grande sculpture, Catharsis IV, était bien avancée. Je lui avait donné la forme générale d'un parallélépipède rectangle tout noir, avec des dimensions dans les rapports 1-4-9, en hommage à Arthur C Clarke, et dans lequel je comptais faire des entailles que j'enduirai de laque phosphorescente.
Par deux fois, au coucher du soleil, la scène à laquelle j'avais assisté se reproduisit. Le yacht des sables arrivait, jetais l'ancre, Aurore s'y rendais en chaloupe, restait environ une demi-heure à bord pour revenait. Je savais qu'au retour elle s'enfermait pour écouter le nodule sonique. Mais jamais je ne lui posai de question. Dame ! Je n'avais pas envie de perdre trente mille crédits ! Et puis, lorsque nous étions ensembles, elle avait une façon de faire l'amour qui ne laissait place à aucune pensée étrangère au plaisir. D'ailleurs quelque chose me soufflait que le « commodore », comme je l'appelais, n'était pas l'amant d'Aurore.
Ce soir-là, justement, Tristan vint me rejoindre sous le portique.
- Bonsoir, Cardwell
- Bonsoir, Tristan. Je voulais vous demander…
- Le yacht mystérieux, hein ? Dommage. Je n'en sais pas plus que vous. Quand l'avez-vous vu la première fois ?
- Il y a deux jours.
- En ce qui mon concerne je l'observe depuis votre arrivée ici.
- Vous pensez que la présence de cet individu est due à moi, d'une certaine façon ?
- Cela m'étonnerait si c'était une coïncidence
Cela décida de l'expédition.
Le lendemain soir, je me postai derrière un rocher, non loin de l'endroit où venait mouiller le yacht des sables. Je n'attendis pas très longtemps. Une voile se découpa à l'horizon, puis peu après le yacht des sables s'ancra au point précis où je l'attendais. Simultanément la chaloupe d'Aurore quitta la villa pour se rendre à sa rencontre. Aurore monta à bord.
Si j'avançai maintenant, je courrais le risque d'être repéré depuis l'un des hublots du yacht, mais je décidai que cela en valait la peine. J'avançai en rampant. Dix minutes plus tard, je grimpai à bord, en faisant le moins de bruit possible.
C'était un grand yacht, mais il ne comportait qu'une seule écoutille, derrière le mat, et naturellement elle était fermée. L'ouvrir était hors de question. Restait la solution de regarder derrière un hublot. Ce que je fis. Mais l'intérieur était, semble-t-il, plongé dans l'obscurité, si bien que je n'y voyais rien. Mais, immense avantage, j'entendais. Une voix d'homme éclata d'un grand rire :
- « Quand je pense que Darko a gobé toute cette histoire d'éducation par nodule Sonique interposé ! Faut vraiment être…
- Tais-toi ! Cria Aurore. C'est un homme extrêmement capable. De plus il est très correct. Il ne m'a jamais fait aucune avance.
- Pas comme ce sculpteur, là… Cardwell. Je parie qu'il est ton amant
- Et alors ? Ma vie privée ne fait pas l'objet de notre accord, il me semble. Allez, montre-la moi, Gerry.
- L'argent d'abord. Où est-t-il ?
- Comme d'habitude, dans mon sac. Répondit Aurore. Mille crédits !
- Je crois que je vais augmenter le tarif. Ça devient dangereux. Je sens des yeux braqués sur nous. Darko, bien sûr, et aussi Cardwell. Sais-tu qu'il nous observais à la jumelle, hier soir ?
- Changeons le lieu de la rencontre, suggéra Aurore. Bon tiens, voila tes mille crédits. Je veux la voir avant de poursuivre la discussion.
- Comme tu voudras, répondit Gerry Gérard (car c'était évidemment lui). On y va »
Pour moi, l'affaire était claire. Gerry Gerard gardait Gentiane, la fille d'Aurore, en otage, et faisait payer une rançon à Aurore. Ah si j'avais su à cet instant à quel point j'étais loin de la vérité ! Mais à ce moment-là, seule une foule de questions tournaient dans ma tête : pourquoi Aurore n'a-t-elle pas appelé à l'aide ? Pourquoi cède-t-elle à cet odieux chantage ? Que se cachait-il derrière cette histoire d'éducation par nodule sonique ? Et pourquoi Darko m'avait-il dit –je m'en souvenais - que Gerry était mort ? Une telle affirmation ne pouvait venir d'Aurore : je savais Tristan trop subtil pour lui poser, même à mots couverts, une question sur Gerry Gerard. Alors ?
Le vent se leva soudain et le yacht s'inclina légèrement sur ses larges roues montées sur ressorts. Aurore allait bientôt remonter sur le pont. Il était temps de partir. Ce que je fis.
De retour à la villa, je cherchai partout Tristan, mais j'eu beau parcourir en long et en large les corridors lambrissés et tapissés de haute laine, les couloirs hérissés de guéridons, tableaux, et autres vases décoratifs, il restait introuvable.
En passant dans une grande pièce remplie à ras bord ‘un invraisemblable capharnaüm, je remarquai le nodule sonique, celui de Catharsis IV, posé sur une table. Il émit à mon approche une série de pulsations, puis s'arrêta comme pour m'inviter à poursuivre, et ses pétales de quartz blanc vibraient comme une harpe impudique.
Mû par une impulsion soudaine, je m'approchai de lui, pris un encrier sur une commode et frappai trois fois la table.
- Toc, toc, toc !
Le nodule émit trois pulsations. Bon. Mon idée était simple : si Gentiane était vivante, quel intérêt pouvait trouver Aurore à ce nodule sonique ? Je frappais deux fois la table, et le nodule répondait par une unique pulsation, très longue. J'avais pus ou moins adopté la thèse de Darko selon laquelle Aurore trouvait dans ses interminables tête à tête avec le nodule un dérivatif, ou un rempart contre la folie. Mais comment communiquer avec lui ? Taper sur une table ne pouvait pas mener bien loin ? Je résolus d'employer la parole. Pris d'une soudaine inspiration, je m'approchai du nodule et je murmurai doucement :
- Gentiane…
La réaction du nodule me prit totalement au dépourvu. Il se mit à émettre un bourdonnement grave et continu, d'abord très faible, puis de plus en plus fort. Au bout d'une minute je dû me boucher les oreilles tant le bruit était fort. J'étais persuadé que le plafond allait s'effondrer. Plusieurs harmoniques aiguës s'ajoutèrent au bourdonnement, causant l'éclatement d'une multitude de verres en cristal.
La porte s'ouvrit toute grande et Aurore fit son apparition, l'air à la fois accablée et dans une rage terrible. Sans me voir, elle se rua vers le nodule et le pris dans ses mains. Le vacarme cessa instantanément. Elle resta immobile un long moment, durant lequel je n'osai prononcer une seule parole. Puis elle parut s'apercevoir de ma présence.
- Ah, c'est toi ? Que se passe-t-il ?
- Je n'en sais rien, mentis-je. Je suis venu comme toi, attiré par le bruit.
A son expression, je vis qu'elle n'en croyait rien. Mais elle n'insista pas, et sortis en emportant le nodule, le tenant contre son oreille. Une main se posa brusquement sur mon épaule.
- A moi, vous pouvez dire la vérité.
Je reconnus la voix de Tristan Darko.
- Monsieur Darko, dis-je, quelqu'un sait-il vraiment ce que sont les nodules soniques ?
- Mmmh... Vous avez fait beaucoup de chemin depuis notre dernière rencontre, à ce que je vois. Eh bien non, personne ne sait réellement ce qu'ils sont. Et tout le monde s'en fout. Les gens pensent qu'il ne s'agit que d'une sorte de magnétophone naturel, un peu bizarre c'est tout.
- Mais ce nodule PENSE ! Il a compris ce que je lui disais !
- Mmmh. Il y a une sorte de credo en psychologie, c'est : « n'attribuez jamais à un comportement une explication qui sous-entendrait chez le sujet des facultés supérieures à celles qui sont nécessaires pour expliquer ce comportement ». Ce que vous avez vu… entendu en fait, ne signifie nullement que ce nodule pense. Simplement, il a réagi à ce que vous disiez parce que cette suite de sons était inscrite dans sa structure. Au fait, dit-il en se servait un verre d'un alcool irisé que je ne connaissais pas, que lui avez-vous dit ?
- Juste un mot : Gentiane.
- Voilà qui corrobore mon hypothèse ! Aurore a dû parler de Gentiane à ce nodule des milliers de fois.
- Je ne crois pas ; il y a autre chose. Le nodule a vraiment réagi violemment. S'il entendait ce prénom très souvent, pourquoi juste cette fois ci ?
- Et bien parce que c'est vous et non Aurore qui lui avez parlé cette fois ci…
Mais l'explication ne me satisfaisait pas, et tandis que je revenais vers la chambre qu'Aurore et moi partagions à l'autre bout de la villa, je pris conscience du nouveau climat qui s'était installé entre nous : je n'étais plus heureux.
La chambre était vide. Je m'accoudais à la fenêtre et ruminai de sombres pensées.
Le coucher de soleil était magnifique. Rarement j'avais vu l'astre du jour aussi gai, les nuages aussi bien disposés. Tout baignait dans une lumière rouge orangée qui soulignait le moindre détail du désert, que ce soit un caillou ou un éperon de rocher vertical. Le clapotis des vagues thermiques soulignait la chaleur étouffante de l'endroit.
Brusquement, je sus ce qui ne collait pas : Aurore s'entendait beaucoup trop bien avec le ravisseur de Gentiane. Finalement leur « accord » me semblait avoir été accepté par les deux parties. Mille crédits, chaque jour, contre… Contre quoi ? Après, tout, je n'étais pas certain que lorsque Aurore avait dit « montre la moi » à Gerry, elle parlait de sa fille !
Puis Aurore me rejoignit dans la chambre et je ne lui posai aucune question. Elle paraissait troublée, nerveuse. Je crois qu'elle s'endormit longtemps après moi.
Le lendemain, pour la première fois je négligeai ma sculpture et sortis de la villa pour faire un tour en ville. J'avais agi sur une impulsion, mais au fur et à mesure que je m'approchai de Plage Rouge, celle-ci se précisait : Si Aurore ne voulait rien dire, alors c'est Gerry Gerard qui devait détenir la clef de l'énigme. Le yacht mystérieux, comme je l'appelai, provenait très probablement de la grande cité. Au port, je trouverai le yacht des sables et alors…
Les hautes tours translucides qui formaient la porte de la cité se rapprochaient de plus en plus. Dans le soleil, elles brillaient comme des diamants – dont elles étaient en partie faites, d'ailleurs.
J'accostai sur un quai encombré, amarrait mon minuscule char des sables à côté d'un énorme ketch en bois massif, et me baladai sur le port en quête du yacht mystérieux.
Bien entendu… Il n'y était pas. Cela paraissait logique, car un type comme Gerry Gérard devait posséder une villa avec un port privé. Et pourtant, j'avais maintenant la certitude que c'était ici, dans cette ville, que je trouverai le mot de l'énigme.
Plage Rouge était, à bien des titres, une ville fascinante. Architecture délirante, magasins exotiques, remplis de riches héritières désaxées et de jeunes premiers qui paradaient dans leurs coupés Rolls-Royce décapotés, souk à sculptures vivantes, et ainsi de suite.
Mon intuition me disait que c'était du côté des magasins de nodules soniques que je tomberai sur une piste. Naturellement, j'en explorai bon nombre sans résultat et ne trouvai qu'un quinzième :
- Bonjour monsieur, vous désirez acheter un nodule sonique ?
Au bout de quinze fois j'avais eu le temps de mettre sur pied une histoire à peu près vraisemblable. :
- C'est-à-dire… Voyez-vous, je possédai un nodule de très grande valeur auquel j'étais très attaché. Et puis d'un seul coup il a cessé de jouer. Aussi voudrais-je savoir s'il vous serait possible de le… réparer.
- Ah, je suis désolé, monsieur, un nodule sonique est quelque chose de très simple en apparence, mais il agit selon un processus extrêmement complexe. A ma connaissance, personne n'a jamais été capable d'un réparer un.
- Pourtant, euh… J'ai entendu parler de quelqu'un qui a déjà accompli des miracles… Un certain Gerry Gerard.
- Ah ! Bien sûr !
Mon cœur se mit à battre, tandis que le marchant poursuivait :
- Mais vous savez, il est très difficile à joindre, je veux dire qu'il n'exécute aucune réparation sur commande…
- Oui… Néanmoins… Pourriez-vous m'indiquer son adresse ?
- Désolé, je l'ignore. Je…
- Vous vouliez me parler, monsieur Cardwell ? L'interrompit une voix dans le fond de la boutique.
Demi-tour : Gerry Gerard ! C'est ce qui s'appelait tomber dans la gueule du loup !
- Suivez-moi, monsieur Cardwell. Vous, restez là et surveillez la boutique.
Le marchant s'inclina obséquieusement tandis que je suivais Gerard dans la fraîcheur de l'arrière-boutique, puis dans un ascenseur qui nous descendit dans un sous-sol profond et obscur.
La lumière jaillit, dévoila un décor surréel. Un salon Louis XVI, richement meublé et décoré. Dans le fond, une porte d'acier. Accroché à un mur, une vue 3D d'un paysage de montagnes.
- Que voulez-vous boire, Monsieur Cardwell ? Un alcool, peut-être ?
Ce n'était pas de refus.
- Vodka, si vous en avez.
- Mmmh… J'ai quelque chose qui vous plaira. Vodka finlandaise, quinze ans d'âge. Je la fais venir spécialement de là-bas. Très cher, avec la nouvelle taxe sur l'empreinte écologique qu'ils ont mise en Europe. Alors, on s'intéresse aux nodules ? Allons, Cardwell. Cessons de jouer au chat et à la souris. Que cherchez-vous exactement ?
- Je cherche ce qui trouble Aurore.
- Aurore n'est pas troublée. Elle est heureuse. Elle me paye pour assurer son bonheur. Très cher, d'ailleurs.
J'étais stupéfait.
- Alors, vous avouez totalement ?
- J'avoue quoi ?
- Que vous faites chanter Aurore !
Gerry Gerard rit.
- Vous me décevez, Cardwell. Moi, un maître chanteur ? C'est Darko qui vous a mis cette idée dans la tête ? Allons, ça n'a pas de sens. Aurore et moi avons conclu un accord. Je lui rend un service immense que moi seul suis capable de lui rendre, et elle paye simplement les frais de l'opération. Je ne garde rien dans ma poche !
- Je ne suis pas tenu de vous croire. Et Gentiane ?
Gerry gerard devint subitement grave.
- Ah… Gentiane ! Vous la verrez. Mais je dois vous expliquer beaucoup de choses, auparavant.
- Gentiane est vivante ?
- Oui ? Elle est même doublement vivante, et je crois que vous avez un rôle à jouer là-dedans.
- Moi ?
- Certes. Il prit une inspiration et poursuivit : Il y a bien longtemps, Aurore et moi étions amants. Je dirais même que nous nous aimions. Mais il était impossible de nous marier, car cela aurait nuit à la carrière professionnelle d'Aurore, et il y avait le problème de la différence d'âge… Enfin toujours est-il qu'il y a seize ans Aurore accoucha d'une fille, notre fille. Gentiane. A cette époque, je ne sais pas si vous vous en souvenez, nous étions en pleine période néo structuraliste. La vogue des nodules soniques battait son plein. Et, Aurore et moi, nous étions les instigateurs de cette mode.
» Nous avions offert un nodule à Gentiane, peu après sa naissance. Je considérai cela comme une sorte de hochet. Ainsi, pendant quatre ans, le nodule enregistra fidèlement la personnalité de Gentiane.
» A l'âge de quatre ans, Gentiane eut un très grave accident. En courant, elle a heurté un mur avec sa tête et elle est tombée dans le coma. Elle y est toujours. Ici, dans la pièce à côté.
» Cet accident rendit Aurore à moitié folle. Elle prétendit que j'en étais le responsable. Elle me chassa. Elle fit courir une multitude de bruits plus faux les uns que les autres, et dont Darko vous a rapporté, je n'en doute pas, les échos. Mais Aurore affirmait aussi une chose très troublante, au sujet de laquelle je ne peux pas me prononcer. Ce sera votre rôle.
- A moi ? Mais…
- Attendez. Excusez-moi de vous interrompre, mais il faut que je vous dise tout ce que je sais. D'ailleurs, j'en ai assez de garder ça pour moi depuis toutes ces années...
» Aurore croyait, et crois toujours dur comme fer, que le fait d'avoir exposé quatre ans Gentiane à un nodule avait provoqué un phénomène étrange. Vous savez avec quelle facilité les nodules, une fois qu'ils sont habitués à leur nouveau propriétaire, réagissent à leurs moindres changements d'humeur. D'après Aurore, il s'était établi entre Gentiane et le nodule une sorte de liaison télépathique qui persistait même lorsque Gentiane était dans le coma. Malheureusement, dans un accès de colère, peu après l'accident, j'avais balancé le nodule sonique dans le désert, et je m'en suis mordu les doigts plus de dix ans… Jusqu'à ce que vous le retrouviez.
- Je crois que je commence à comprendre, dis-je. Voila pourquoi Aurore était persuadée de retrouver Gentiane dans le nodule. Mais votre fameux accord ? En quoi consistait-il ?
- Très simple. Aurore me considère, peut-être à tort, comme un spécialiste des nodules soniques. Vous savez, durant tout le temps où notre nodule gisait dans le désert, nous étions plus que brouillés. Je pensais vraiment qu'Aurore était folle. Lorsque vous avez retrouvé le nodule, elle s'est complètement transformée. Elle est entré en contact avec moi. Et elle m'a chargé d'entreprendre des recherches sur la mystérieuse liaison qui existe peut-être entre notre fille et le nodule. J'ai fait aménager pour cela un laboratoire dans al pièce à coté. Aurore me paie les recherches.
- Et où en êtes-vous ?
- Ma foi, j'ai quelques résultats troublants. Paradoxalement, je n'ai pas pu affirmer qu'il y avait une liaison de gentiane vers le Nodule : en effet si vous posez une question au Nodule – c'est une façon de parler – celui-ci sait tellement de choses sur Gentiane que je ne peux pas affirmer que la réponse vienne d'elle. A l'inverse, j'ai testé Gentiane à l'électroencéphalogramme. Et, en parlant au nodule, j'ai obtenu une réaction de Gentiane !
Soudain, l'inspiration me frappa, et tout devint clair.
- Extraordinaire, dis-je. Mais je ne suis pas d'accord avec votre première affirmation. Vous semblez considérer le nodule comme quelque chose d'intelligent.
- Non, pas du tout, je vous disais simplement que le nodule sais tant de choses…
- Avez-vous vraiment essayé de lui poser une question qui requerrait de l'intelligence pour y répondre ? Je suis sûr que vous l'avait fait. Mais vous avez peur de la conclusion. Parce que, bien sûr, vous ne vous êtes pas attardé à la simple découverte de cette étrange relation entre un nodule et une fille dans le coma. Vous avez tenté de savoir ce qu'elle signifiait. Vous avez tenté de savoir qui contrôlait qui. C'est ce que vous avez dit inconsciemment tout alors lorsque vous m'avez dit que Gentiane était doublement vivante. Je vais vous dire ce qui s'est réellement passé : Le Nodule s'est comporté comme une éponge, à partir du moment où la liaison avec Gentiane a été établie, dès son plus jeune âge. Tant qu'elle était consciente, il n'y avait pas de problème : C'est Gentiane qui contrôlait le nodule. Mais vous savez, ce qui fait la personnalité d'un être, ce n'est pas le cerveau : c'est ce qu'il y a dedans. C'est la mémoire. Et gentiane et le nodule avaient, à très peu de choses près, la même mémoire, puisque tout ce que pensais la petite fille s'inscrivait dans les strates cristallines du nodule.
» Lorsque, excusez-moi d'un parler, Gentiane est tombée dans le coma, le nodule a eu le dessus !
- C'est ridicule, coupa Gerry Gerard. Vous l'avez dit vous-même : un nodule n'est pas intelligent.
- Peut-être. Mais vous oubliez qu'il y a une liaison entre eux deux. Le nodule peut très bien, je ne sais comment, faire appel à l'intelligence de Gentiane lorsque c'est nécessaire. Cet appel ne nécessite, en soi, aucune intelligence. Comprenez-moi : Les nodules soniques nous fascinent par ce que ce sont des machines (bien que naturelles) capables d'utiliser l'esprit humain.
Il y eut un long silence, durant lequel, sans même y penser, je me resservis un verre de Vodka. Gerry Gerard était, semblait-il, en proie à un violent conflit intérieur.
Brusquement la porte, celle qui donnait sur l'ascenseur, s'ouvrit. Tristan Darko en sortit, tenant le nodule dans une main, et un pistolet dans l'autre.
- Je vous avais mis un émetteur dans la poche de votre veste, me dit-il. Veuillez m'en excuser. De même, dit-il en s'adressant à Gerry Gerard, le révolver n'était peut-être pas nécessaire. Mais je suis persuadé qu'il faut faire vite. Allez, Gerry, ouvrez la porte du labo.
» Voyez-vous, poursuivit-il alors que Gerry s'exécutait, je crois à votre théorie de l'éponge, monsieur Cardwell. Et il n'y a qu'un moyen de remédier à la situation. Ce que je suis en train de faire.
Le labo était plus petit que je ne l'aurais cru. Une unique pièce, ceinturée de tables portant différents appareils. Posé contre l'un des murs, l'inévitable ordinateur. Bien que le gouvernement les ait interdits pendant toute la Récession, il en restait un grand nombre. Mais ce qui attirait surtout le regard, c'était un grand bac en matière transparente, au milieu duquel Gentiane flottait, en apesanteur, nue à l'exception d'un casque à fils sur la tête. Elle ressemblait un peu à Aurore, mais avec la jeunesse en plus, et bien qu'inconsciente, elle irradiait un magnétisme qui était le charme à l'état pur. J'eus l'impression d'arriver au bout d'une piste, de vivre un instant unique dans l'histoire de l'univers.
Tristan Darko posa le nodule par terre. J'avais déjà deviné ce qu'il allait faire. Le nodule aussi, sans doute, car il émit une longue et lancinante plainte. Sans attendre, Darko recula, visa avec le pistolet et appuya sur la détente. Le nodule se désagrégea d'un coup en un million d'étoiles translucides. Tous nos regards convergèrent vers le bac transparent. Gery Gerard pleurait.
Gentiane ouvrit les yeux.