GEOFFREY

Philippe Girodier

Trois bancs bleu azur, un vieux lino jaune pisseux. Une heure que je suis là, assis. J'attends. Je déroule le film des évènements qui précèdent cette situation pathétique. Pas la peine de remonter bien loin. A travers la porte, j'entends l'écho des bruits de voix mais impossible de discerner le contenu de la conversation. Pas de montre, pas d'heure. Depuis combien de temps Geoffrey est-il là dedans ?
Geoffrey, ça fait pas longtemps que je le connais. Il est dans le même bahut que moi. On a le même âge, dix-sept ans. L'âge où l'on frime pendant la récré en se racontant des histoires de baise que l'on a vécu juste dans ses rêves mais qui ont le mérite d'épater les copains les plus crédules ; l'âge con comme disent les vieux cons.
Je suis assis à l'ombre d'un arbre de béton, plongé assidument dans la lecture d'une revue informatique. Il y a des gamins qui endossent le maillot de Zidane, avant même d'avoir leur première dent, dans l'espèce de transfert fantasmatique d'un père frustré. Moi, avant de savoir lire ou écrire, je m'amusais à manipuler une souris d'ordinateur, encouragé par un père « baba-cool », mais surtout informaticien émérite. Je suis hacker dans l'âme. Là où les « crackers » détruisent, ma communauté construit, invente, croit fermement en la liberté et à l'entraide. Plus qu'une technique, c'est une philosophie.
Geoffrey, c'est pas pareil. C'est un dur, un mec pas très recommandable, sauf que son père est un grand ponte de la PJ de Marseille. Enfin, tout ça, moi je le sais pas lorsqu'il se plante devant moi.
Tout à ma lecture, je ne l'ai pas senti venir, même pas distrait par son ombre massive.
- J'te réveille ?
- Pas du tout. J'ai déjà dormi en classe.
Il s'assied à côté de moi, sans rien dire, et jette un coup d'oeil ostensible sur ma revue.
- Putain, j'y comprends rien à ce charabia. Paraît qu't'es un as en informatique. Un cracker, c'est bien
comme ça qu'on dit, non ?
- Non, c'est pas comme ça qu'on dit. On dit cracker quand on parle de gens paresseux, irresponsables et, pour tout dire, pas vraiment brillants. Tu saisis la nuance ?
- Pas du tout, et je m'en branle. Je voulais juste savoir si t'es balèze en informatique.
- Ça veut dire quoi ça, balèze en informatique ?
- T'occupe ! Viens chez moi demain après-midi ? Y'a une piscine, des jeux vidéo, des films de boules … tiens !
Il me tend un bout de papier et se barre, sans se soucier de ma réponse.
- J'ai failli pas venir !
- Ouais ? Ben t'es là. C'est l'principal. Viens !
Je suis Geoffrey qui se dirige vers la somptueuse villa. Nous traversons un fastueux jardin tandis que résonnent les bruits de plongeons et les rires qui proviennent de la piscine.
- Hé Geoffrey ! Qu'est-ce que vous faites ?
- T'inquiète Pa'. J'suis avec mon nouveau pote. On va dans ma piaule. (à moi) Allez, viens, magne-toi. Nous traversons un salon cossu. Il se saisit d'une clé dissimulée en haut d'un buffet et ouvre une porte. Nous nous retrouvons dans un bureau. Les étagères croulent sous les bouquins, deux fauteuils voltaire font face à une rustique table de travail. Geoffrey se dirige vers la fenêtre, tire le lourd rideau de velours grenat et jette un coup d'oeil inquiet vers l'extérieur.
- C'est bon mais faut s'magner l'cul.
- Attends ! On fait quoi là ? C'est le bureau de ton père ici ?
Il ne répond pas. Il se contente de désigner du bout du nez un ordinateur portable.
- J'ai besoin du mot de passe pour récupérer des fichiers qui se trouvent là-dedans.
- Tu me demandes de cracker des documents dans l'ordi de ton père ? Un keuf en plus ? Va chier.
- Hé, cool ! Y'a pas de lézard. On va se faire plein de blé. Ça risque rien. C'est pas le moment de gamberger, l'occasion se présentera plus de sitôt. Fais moi confiance.
Faut pas me demander de justifier pourquoi j'accepte ce plan débile. Pas le fric, pas Geoffrey et ses gros bras. Non, le défi, moi contre l'ordi : une mission impossible, le danger, la montée d'adrénaline.
Geoffrey m'exhorte, s'agite devant la fenêtre. Ou plutôt, non … Geoffrey n'existe plus. Je suis déjà rentré dans le système. Mes doigts s'agitent frénétiquement sur le clavier.
- Merde, c'est foutu. Il sort de la piscine. T'en es où ? Il est plus dans mon champs de vision. Putain, si il nous choppe …
- Ta clé !
Il me tend une clé USB, l'air ahuri. Ce n'est plus lui le dur. Il tremble, il se chie dessus. Son père peut faire irruption à tout moment. A en juger par son visage blême et par les spasmes qui le secouent, il y a sûrement de quoi avoir les jetons. Mais je suis dans mon trip. Je ne tremble pas. Je copie les fichiers, je quitte le système et referme tranquillement le couvercle de la bécane. Tout juste
si j'ai le temps de capter le voile d'admiration qui traverse le regard de Geoffrey avant qu'on s'arrache et qu'il repose la clé, juste avant que son père déboule.
J'ai toujours vécu dans mon univers, dans ma bulle, dans ma chambre. Là, je suis dehors. J'accompagne mon nouveau pote. Il ne m'a rien dit à propos des fichiers que j'ai extirpés du tréfonds de l'ordi de son vieux. J'ai bien essayé de lui demander où nous allons mais, comme d'habitude, il a serré les poings dans ses poches et s'est enfermé dans le mutisme le plus complet. On entre dans un
bar chelou. Il est redevenu le dur, le caïd. Il accoste le barman et demande à voir Zerbib. Après une hésitation, le mec lui demande ce qu'il lui veut.
- Ça concerne le casse de demain soir.
L'effet est immédiat : pas plus de deux minutes et nous nous retrouvons dans l'arrière boutique, face à une caricature de youvoi. Tout y est. La balafre, les dents tordues, les cheveux en bataille, les pommettes saillantes et un regard qui poignarde. Geoffrey attaque.
- Peu importe qui je suis et d'où je sors … je veux du fric, beaucoup de fric. Je sais que demain, vous allez vous faire une banque, rue Paradis. J'ai un putain de tuyau pour toi. Seulement voilà, ça coûte cher.
- Annonce !
- Cinq mille.
Je crois que je vais passer sous la table, ou plutôt, non, m'enfuir. J'embrasse du coin de l'oeil la porte qui me semble inaccessible, je sens les picotements de l'armée de fourmis qui vient d'envahir mon corps, je transpire, j'ai envie de gerber … je vais m'évanouir. L'autre vient de sortir un calibre qu'il braque sur le front de Geoffrey.
- Cinq mille balles, c'est beaucoup … quand une seule peut suffire, non ?
- Tire ! Tu sauras jamais ce que j'ai à te proposer. Tu en seras pour tes frais.
- Vraiment ?
- Tu sais quoi ? Je te fais cadeau des cinq mille. L'info, c'est gratos, pour que tu comprennes que je suis bien ton ange gardien. Et puis, surtout, parce que tu vas rien gagner demain soir, vu que cette banque, tu vas pas te la faire.
- Ah non ?
- Parce que demain les keufs seront là pour vous cueillir, si vous y allez.
- Et pourquoi tu viens me raconter tout ça ?
- Pour gagner ta confiance, … ta considération. Demain, tu enverras quelqu'un se balader rue
Paradis et il pourra te raconter à quoi tu as échappé grâce à moi.
- Ça me dit toujours pas ce que ça te rapporte ?
- Vingt mille.
- Rien qu'ça ?
- Et je te donne le nom de l'enfoiré qui t'a balancé. Je repasse demain soir, ça te laisse le temps de juger de mon honnêteté et de préparer le fric. Ah ouais, pas de coup fourré. Tu penses bien que j'ai pris mes dispositions pour que tu soies en première ligne, au cas où il m'arriverait quelque chose. Et crois-moi, vu mes relations, tu en prendrais plein la gueule. Viens William, on s'arrache.
- Attends ! T'es qui toi ? ...
J'aurais pas dû me pointer chez Geoffrey ce jour-là. Quel con ! Parce qu'après, impossible de reculer.
Je sais, j'aurais pu retourner voir son vieux. Tout lui raconter. Arrêter ce processus infernal.
Seulement voilà, j'avais craqué l'ordi d'un flic. Dur à avouer.
Après, c'est l'engrenage.
Mon intrusion puis mon silence permettent à la bande à Zerbib de ne pas tomber dans les mailles d'un filet que les kisdés ont mis des mois à mettre en place.
Mon implication devient encore plus lourde … je ne peux que continuer à la fermer si je veux échapper aux affres de la justice.
Geoffrey, lui, a bel et bien gagné la considération de Zerbib. Il passe par la case départ du grand banditisme et touche vingt-mille euros.
Moi ? Je m'enfonce encore dans ce merdier et ... dans le silence quand le cousin se fait flinguer. En quelques clics, je suis devenu le complice d'un meurtre.
Il y a trois ans, j'ai eu affaire à la police. Je me suis fait gauler tandis que je vendais de la beuh. J'ai jamais consommé de cette merde mais j'avais besoin de fric pour me payer le disque dur que mes parents ont refusé de m'offrir.
C'est comme ça que mes empreintes digitales se sont retrouvées parmi les 3.451.622 individus enregistrés dans le FAED (Fichier automatisé des empreintes digitales).
Parmi les infos que Geoffrey a vendues à Zerbib, l'une ne pouvait émaner que de son père … ou de son ordi. Pensant qu'il y avait forcément un mouchard dans son entourage, il a fait faire un prélèvement d'empreintes sur sa bécane et, faute de résultat, il a recouru au FAED.
Voilà. C'est tout con.
Trois bancs bleu azur, un lino jaune pisseux. De l'autre côté de la porte, Geoffrey est lui aussi en garde à vue. Et lui, par contre, il jacte.
Il est en train de me charger. C'est sa parole contre la mienne. Celle du fils d'un honorable commandant de la PJ contre celle d'un jeune « cracker », vendeur de shit et ... complice de Zerbib.
Pauvre Geoffrey. Il a fait entrer le loup dans la bergerie en m'invitant à venir me baigner dans sa piscine, à jouer avec ses jeux vidéos ou à mater un film porno.
Ce jour-là, je me suis rendu chez Geoffrey.
Mal m'en a pris.

Signaler ce texte