GLOIRE

hector-ludo

GLOIRE

Il y a la route, je regarde toujours si je vois passer quelqu’un. La route enjambe la rivière cinquante mètres en avant de ma position. C’est un point stratégique vital. La majorité des attaques sont venues par là. Une fois le cours d’eau franchi, il ne nous reste plus que les petites fortifications de la ville pour nous protéger. Bien des fois, elles furent près de céder.

Je dois anticiper l’action de l’ennemi bien avant qu’il arrive au pont. C’est primordial.

Je dispose d’un poste d’observation idéal. Je me trouve dans la soupente d’une des premières maisons du bourg, celles qui sont avant la première enceinte.

Un grand œil de boeuf en pierre me permet d’avoir une large vue sans me montrer.

Autre avantage très appréciable, un peu d’air entre par cette ouverture, il abaisse un peu la température caniculaire de cette fin juillet.

Les gens d’armes du village se relaient à ce poste. Je suis seul pour l’instant, la responsabilité est importante.

Les autres sont à portée de voix, l’arme au pied dans la cour intérieure, prêts à intervenir au moindre signal.

Devant la maison, un pré tout plat. Ensuite la rivière. Elle n’est pas très large, mais ses bords sont ravinés et sa profondeur suffisante pour décourager toutes tentatives de traversées en amont ou en aval du pont.

Ce cours d’eau coupe le pays en deux, c’est une frontière naturelle, elle nous sépare des autres. Cette coupure est autant physique que morale.

Chez nous les maîtres mots sont Honneur, Loyauté et Courage. En face, chez les autres, ce sont perfidie, lâcheté et parjure.

De l’autre côté de la rivière, il y a l’ancien chemin qui la longe depuis la vallée jusqu’au col. Après, un large pré, sorte de no man’s land, brûlé par le soleil où paissent tranquillement quelques vaches.

Le village ennemi commence là. Le village noir comme nous le nommons. Noir comme l’âme de ses habitants, Noir, aussi, parce que le soleil l’éclaire rarement. La montagne sur laquelle il est adossé porte son ombre sur lui.

Par moment j’ai l’impression d’être devant un grand miroir tellement les deux villages se ressemblent dans leur architecture et leur composition. En avant quelques maisons, puis une première enceinte pas très haute avec sa porte fortifiée. Ensuite, s’élevant au fur et à mesure, d’autres bâtisses serrées les unes contre les autres entre lesquelles serpentent des ruelles étroites qui mènent à la deuxième muraille. Au-delà, le château et la petite église. C’est ici que demeure le descendant du prince félon.

Les vieux qui ont la charge de transmettre la mémoire de nos ancêtres assurent que dans les temps anciens les deux villages ne faisaient qu’un.

Les maisons descendaient, des deux côtés, jusqu’au bord de la rivière. Il n’y avait pas un pont, mais trois. Un de pierre, celui que je connais, et deux en bois. Les trois ponts étaient indispensables tellement la ville était riche et prospère.

Des marchands ambulants venaient de très loin apporter des objets précieux, rares ou même inconnus. Des draperies des Flandres, des épices d’orient, de la verrerie d’Italie.

Un de ces marchands était arrivé avec deux animaux monstrueux qui portaient ses bagages. L’un avait un nez de six pieds de long avec lequel il puisait l’eau de la rivière et deux dents énormes et recourbées. L’autre ressemblait à un cheval poilu avec deux bosses sur le dos.

Un jour, un très riche marchand venu d’Allemagne fit étape dans la cité. Disposant d’une fortune considérable, il avait une suite importante et fastueuse. Il portait, comme c’était la mode à l’époque, de nombreux et magnifiques bijoux. Mais, son bien le plus précieux était sa fille unique, Angéla. Une damoiselle de dix-sept ans, d’une incroyable beauté. Il lui suffisait de croiser le regard d’un garçon pour que celui-ci en devienne immédiatement fol amoureux.

Peu d’entre eux, parmi ces derniers, pouvaient prétendre avoir accès à cette beauté.

Dans la cité, seuls les fils jumeaux de notre seigneur furent autorisés à la rencontrer.

Ce fut l’origine de tous nos malheurs.

La foudre tomba sur les jeunes gens à l’arrivée de la belle. Tous deux la demandèrent en mariage. Le premier-né fit valoir, pour quelques minutes, le droit d’aînesse auprès de son père qui fut contraint de lui donner raison. Fou de rage, le cadet les maudit et cria vengeance avant de quitter la cité.

Une dot formidable fut proposée au marchand Allemand pour la main de sa fille et la date des noces pût être proclamée.

Une fête telle que personne n’en avait jamais vue dans la région fut organisée. Quatre mois de préparatifs furent nécessaires pour que la ville soit conforme au souhait de notre seigneur. La veille de ces noces exceptionnelles, la cité était plus belle, plus fleurie et plus décorée que jamais.

Au matin du mariage, la joie était dans tous les cœurs et les réjouissances à venir dans toutes les têtes.

À onze heures la fiancée se présenta devant l’église, au bras de son père, sous les hourras de la foule.

Soudain, au son lugubre d’une trompe, plusieurs dizaines d’hommes en armes pénétrèrent dans la ville. À leur tête le fils cadet qui avait enrôlé des mercenaires.

Ce fut une mêlée atroce et sanglante, les chevaux piétinaient la foule des invités et des curieux pendant que les soldats frappaient aveuglément à tour de bras.

Les hommes d’armes de notre seigneur se reprirent rapidement et organisèrent la défense.

Au bout d’une heure de combat, voyant que sa tentative d’enlèvement avait échoué et que le sort des armes lui était contraire, le cadet, dans sa folie meurtrière, s’écria :

_ Puisqu’elle ne peut être mienne, à personne elle ne sera !

Et d’une flèche tua Angéla.

Après cet acte odieux, lui et ce qui restait de sa troupe, mirent le feu aux maisons et se barricadèrent sur les hauteurs sud de la cité.

L’incendie se propagea à la plus grande partie des habitations et des entrepôts. L’embrassement signifia l’arrêt des combats. La population meurtrie essayant de combattre les flammes.

Trois jours durant, le feu régna en maître. Au matin du quatrième jour, ce n’était plus que cendres et désolation. Seules quelques maisons, perchées de chaque côté de la vallée, avaient été épargnées. Parmi elles, la demeure de notre seigneur et à l’opposé le refuge du cadet félon.

Tout le centre de la ville avait disparu, elle ne se releva jamais de cette folie. La cité n’existait plus, sa partition en deux villages était consommée pour toujours.

Bien qu’épuisés et exsangues, les deux camps essayèrent d’en découdre encore. Mais le peu de force qu’il leur restait était incapable d’enlever les défenses adverses.

Les années passèrent, chacun reconstruisit un peu de son village. Au sud les descendants du cadet, entretenant le souvenir haineux de leurs aïeux, tentèrent bien des fois de nous surprendre pour nous détruire et nous transformer en esclave.

Jamais ils ne réussirent, mais, bien que depuis un certain temps ils se conduisent en simples voisins méprisants, la vigilance est toujours de rigueur.

Du haut de mon repère, je fixe les contours de la cité adverse à la recherche de mouvements suspects, je note les points faibles de l’adversaire. Les endroits ou nous pourrions attaquer, histoire de leur montrer que nous sommes dans notre droit et que nous sommes les plus vaillants et les plus courageux.

J’ai déjà échafaudé plusieurs plans, je les ai développés au reste de la troupe. Ils m’ont tous approuvé et sont prêts à me suivre, prêts à se battre et à vaincre pour redonner au village la gloire et la splendeur qui étaient les siennes.

Hélas, nous ne pouvons rien faire sans l’accord du Conseil des Anciens. Des vieillards qui ont peur de tout maintenant, qui préfèrent cette paix peureuse et incertaine à une guerre, certes risquée, mais ô combien plus glorieux que cette attente interminable .

Nous, les vrais chevaliers, les héros de ce village, nous enfreindrons les décisions du conseil et terrasserons l’ennemi héréditaire.

Rien ne nous…..

_ Jacques ?

_ Oui ?

_ Descend de ton perchoir, c’est l’heure du goûter, tes camarades t’attendent.

_ J’arrive, maman !

_ Au fait, c’est toi qui as pris le couvercle de la poubelle ?

_ Ah oui, je n’avais pas de bouclier.

_ Et bien bouclier ou pas, tu le remettras à sa place. Après le goûter tu iras acheter du pain à la boulangerie du village en face, notre boulanger est en vacances.

_ Mais, maman, tu sais bien que nous sommes en guerre avec ceux d’en face.

_ Fiche-moi la paix avec tes bêtises, tu n’as qu’à signer un armistice. Ou bien, tout guerrier que tu es, tu recevras une taloche si tu ne vas pas chercher le pain.

_ Oh lala, je crois que je ne suis pas né à la bonne époque.

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