HANNIA ET HANK - L'ÂME SOEUR

suemai

Du graffiti à l'histoire d'amour la plus déchirante qui soit.

Hannia Winkler assistait, avec assiduité, aux exposés donnés par Hank Langson, jeune chargé de cours, spécialisé en histoire de l'art. Bien que considérées principalement comme ornements, moulures tout au plus, relevant d'avantage de la menuiserie, les rosaces, celles principalement inspirées de l'art gothique et néo-gothique, le fascinaient particulièrement, ce qui semblait être aussi le cas de Hannia. Elle ne ratait jamais un cours, soit deux fois la semaine. Alors que les autres étudiants semblaient manquer de sommeil, Hannia demeurait concentrée et prenait des notes. Munie d'un dictaphone, elle enregistrait chacun des cours, ce qui faisait rigoler Langson. Parfois, il l'apercevait dessinant quelques croquis, ce qui l'intriguait fortement.

Après un certain temps, ils devinrent amis. Hank l'invitait régulièrement. Ils se rendaient au bar « La tourelle » et discutaient histoire de l'art, mais surtout de ces rosaces qui semblaient les obséder tous les deux. Hank, quoique quelques années plus âgé, s'attachait à Hannia. Il chérissait sa passion. De plus, fort jolie fille, voilà qui attisait fortement son attirance et ses sentiments. Mais Hannia ne semblaient pas partager la même propension. Elle parlait et parlait sans cesse de rosaces identifiées à travers le monde. Celles de Notre-Dame de Paris, des centaines de cathédrales françaises, de plusieurs mausolées arabes dont celles de Nasir-ol-Molk, de la synagogue de Cincinnati, de la fontaine de Meknès au Maroc, elle semblait en développer une véritable obsession. Elle bombardait ce pauvre Hank de questions auxquelles ils répondaient avec politesse. On pouvait entendre un certain trémolo dans sa voix.

Un soir, au sortir du pub, Hank tenta de saisir la main de Hannia. Elle le regarda avec rage, le gifla et disparut aussitôt. Ce pauvre Hank en demeura confondu. Elle disparut de sa vie en coup de vent.

***

Au fil du temps, son amour pour Hannia croissait et l'étouffait. Il devait la retrouver. Il questionna les quelques élèves qui assistaient à ses cours. Il s'informa auprès du bureau des inscriptions, on lui précisa qu'elle ne figurait sur aucunes listes des étudiants. Il chercha son nom dans le bottin téléphonique et logea une quantité faramineuse d'appels. Tout s'avérait inutile.

Quelques semaines plus tard, il consulta une voyante, Mme Gésabel, que certains amis lui recommandaient fortement. Il s'y rendit. Lorsqu'il entra dans la pièce, Hank ressentit une étrange sensation. Une femme, souffrant visiblement de cécité, le suivait pourtant du regard. Elle parla.

— Asseyez-vous monsieur. Alors que puis-je pour vous ?

— Je ne sais trop, on m'a recommandé à vos bons soins…

— Oui je vois, alors, poursuivit-elle, c'est que vous deviez me rencontrer. Vous pouvez me tendre vos mains ?

Hank les lui présenta. Mme Gésabel les saisit et les relâcha aussitôt. Tout donnait à penser qu'elle s'y était brûlées. Elle laissa quelques minutes s'écouler et elle reprit.

— Mr. Langson, Je vais devoir vous révéler des choses, pour le moins, troublantes. Il y a pratiquement un an de cela, j'ai reçu, en consultation, une jeune demoiselle. La raison de sa visite ne tenant qu'en une seule phrase : Trouver l'homme de sa vie, ce qu'elle nommait l'âme sœur. Vous connaissez bien cette personne, il s'agit de Mlle Hannia Winkler.

Hank fit un bond et ne s'y retrouvait plus. Mme Gésabel poursuivit.

— Incidemment, vous êtes cet homme, l'âme sœur de Hannia. En conclusion à sa rencontre, je lui ai suggéré deux choses : D'écrire visiblement, un peu partout une phrase pour que cet homme la reconnaisse. Je me rappelle très bien des paroles : «Je ne désire que toi, Tu seras mon soleil, ma nuit, mes étoiles. Nous valserons nos amours pour l'éternité. Je t'aime.» Comme elle vivait un désespoir et un grand désarroi, je lui ai aussi fournit un code pour garantir que cette rencontre serait la bonne. Il dit ceci : «Tu le reconnaitras il connait les mots magiques.» Tu lui souffleras «étoile» et il te répondra «de nuit.» Sur ces dernières paroles, elle sortit et je ne l'ai plus jamais revue.

— Mais vous l'avez vertement bernée Mme !

— Oui et non Mr. Plusieurs personnes rencontrent leur âme sœur. Souvent, il suffit d'y croire et s'exaucent vos vœux les plus chers.

— Mais le code, personne ne connait ce code Mme Gésabel. Comment peut-elle attendre un homme qui puisse lui répondre ce mot : «de nuit» ?

— Vous voyez juste Hank. Mais lorsque l'amour se présente, on oublie tout. On se laisse envelopper par une affection tant attendue. Ça va jusqu'à imaginer avoir entendu le mot magique. Voilà, c'est ainsi que je travaille Hank, je fournis des solutions possibles.

— Mais il s'agit d'escroquerie, tout bonnement !

— Et bien oui. J'offre du rêve à ma clientèle. Je suis marchande d'espoir. Voyez-vous Hank,  Hannia Winkler se retrouvait pratiquement au bord du suicide. Mon travail consistait, alors, à lui fournir une raison de vivre. C'est ce que j'ai fait.

Hank prit le temps de réfléchir à tout ceci.

— Mais comment savez-vous que je suis cette âme sœur ?

— Je possède certains dons, Hank, que j'utilise à bon escient. Je vois malgré ma cécité. Lorsque je touche les mains des gens, souvent des images apparaissent. Parfois claires et d'autres fois plus floues. Dans votre cas, à quelque part, j'ai dû conserver en moi le désir de Hannia et certains détails auxquels je n'ai pas porté attention. Mais vous voici. Je peux vous confirmer à 100% que vous êtes cette âme sœur, ce qu'elle recherche désespérément. Maintenant, vous devez la retrouver. Elle peut être n'importe où. Votre seule piste sera de découvrir ce texte que je vous ai cité.

— Mais où…où…!

— Un endroit visible souvenez-vous. À vous de voir. J'ai accompli mon travail à vous de faire le vôtre.

Hank régla la consultation, nota tout et sortit. Il rentra chez lui, totalement abasourdi. Après des semaines et des mois de recherche, Il allait abandonner, lorsqu'un jour, il aperçut une rosace peinte au travers d'autres graffitis sur les murs d'une usine désaffectée. Il s'y rendit dans une course folle. Il reconnut aussitôt la rosace de la Coupole du temple de l'Amour. Il l'inspecta scrupuleusement. Il s'agissait d'une reproduction fidèle en tous points à l'original, un travail titanesque. Cependant, entre les piliers, deux formes s'y incrustaient. Il s'agissait de l'image d'un homme et d'une femme s'embrassant. Revenant quelques heures plus tard, munit d'un appareil photo, il prit une énorme quantité de clichés. Il photographia la rosace sous tous ses angles, allant jusqu'à attendre les diverses luminosités du jour. Il chercha partout cette fameuse phrase et ne la trouva pas. Il revint chez lui et téléchargea toutes les images sur son ordinateur. Il envisageait la possibilité que le texte soit encodé. Il se mit au travail.

***

Hannia franchit la porte du commerce de Mr. Sland, habillée d'un couvre-tout qu'utilisent les peintres en bâtiment, d'une couleur gris foncé. Elle portait un bonnet et ses doigts se tachaient de quelques couleurs de son travail de la veille.

— Vous voilà, je vous attendais justement, toujours à peindre vos graffitis à travers la ville ?

— Je ne peux rien vous cacher William. Qu'à votre petit sourire, je sens que vous avez reçu mon matériel…

Hannia suivit Mr. Sland à l'arrière boutique.

— Voilà, enchaina William, votre pistolet à projection, il s'utilise comme un bec d'arrosoir. Il fonctionne à l'air comprimé. J'ai ajouté quelques bonbonnes de recharge. Vos marqueurs à graphite et les tous nouveaux feutres à alcool. Vos aérosols, j'ai obtenu une palette impressionnante de teintes. Un nouvel arsenal de pinceaux, Ocre et ardoise en supplément. Voilà qui ne sera pas un luxe, vous manquiez de tout.

Hania s'apprêtait à tout ranger dans son sac à dos, que Will Sland la stoppa.

— J'ai une petite surprise, un cadeau. Je l'ai découvert sur internet. Ce sac à dos, ultra léger, aux multiples pochettes et pouvant pivoter d'arrière vers l'avant. Vous pourrez ainsi le porter tout au long de votre travail. Pratique si vous avez à vous enfuir rapidement. C'est de fabrication suédoise. Il m'apparaît très résistant.

— Ah ben ça alors, c'est de la pure magie. Vous êtes un véritable sorcier, je vous remercie de tout cœur.

Hannia prit Mr. Sland dans ses bras. Elle régla la facture, utilisa son tout nouveau sac à dos et y logea le matériel. Elle sortit de l'établissement.

— Pourvu qu'il ne lui arrive pas malheur, se dit William Sland.

***

Hank boulottait depuis plus de deux jours et ne trouvait rien. Il se rappela les paroles de Mme Gésabel. Écrivez votre message dans un endroit visible pour qu'il puisse le remarquer. Donc, se dit Hank, la codification ne tient plus, il doit s'agir d'énormes lettres. Malgré l'heure tardive, il décida d'y retourner. Il se munit de plusieurs lampes de poches et de quelques effets et se rendit sur les lieux. Il vit une forme se profiler et disparaitre derrière un muret. Hank, tout en passant un faisceau de lumière, découvrit le texte tout au haut de la rosace d'une énorme dimension. Il toucha à l'une des lettres, la peinture était toujours fraiche. Donc, se dit-il, la personne en fuite ne peut être que Hannia. Il arrivait dix minutes trop tard. Il admira tout de même le travail et tous ces efforts consacrés à découvrir son grand amour. Hank en pleurait pratiquement. C'est alors qu'il lui vint une idée : Écrire «Étoile de nuit» tout près du texte de Hannia.

Dès le lendemain, il se rendit dans un établissement où l'on vendait de la peinture industriel. Il demanda à un préposé le matériel nécessaire pour produire un graffiti. Le type se mit à rire à en pleurer.

— Mais Mr. c'est une affaire de jeunes le graffiti, ce n'est pas de votre âge et de plus c'est illégal. Ces jeunes tiennent la forme. Vous risqueriez de vous blesser gravement à les imiter. Je laisserais tomber à votre place. Mais si vous vous entêtez, il y a la boutique du vieux Sland sur Landerscape. C'est là que se fournit une partie des jeunes de la ville. Surtout ne lui dites pas que vous venez de ma part.

Hank se rendit au commerce de Sland. Lorsque Will le vit entrer, il détecta aussitôt une irrégularité. Un flic, se dit-il. Mais William Sland connaissait bien la routine. En moins de deux, Hank se retrouva à la rue.

Me voilà bien avancé maintenant, songea-t-il. Puis il repensa à ce que le type du premier établissement lui suggérait. Il convint qu'il avait raison et un plan germa soudainement. Pourquoi ne pas utiliser ces jeunes pour retrouver Hannia. De plus, si ca se trouve, se dit-il, ils la connaissent. Le seul problème était de taille : Comment retracer ces ados et surtout, qu'il lui fasse confiance. Puis, il repensa au petit gars, près de chez lui, qu'il avait vu peindre un jour sur l'un des murs de son bloc appartement. Il s'agissait de sa seule piste. Le garçon habitait le bloc voisin. Il s'y rendit et attendit qu'il rentre. Lorsqu'il le vit se pointer sur sa planche à roulettes, son sac à dos bien rempli, il s'approcha doucement.

— Salut…

— Salut mec t'as un problème ?

— Je me nomme Hank et je suis à la recherche d'une personne, une jeune fille qui fait dans le graffiti tout comme toi.

— T'es qui au final, l'genre flic de carnaval, tu lui veux quoi à la fille ?

— Ben, c'est ma nièce et elle a disparu d'puis un moment. J'pensais que tu pourrais m'aider.

— T'as des tunes ?

— Tu m'prends combien ?

— Dans les cent balles, mais faut que j'assure avant.

Finalement Hank finit par trouver un compromis. Il fournit, à son informateur, tous les papiers qu'il désirait. La preuve fut faite que Hank enseignait bien l'histoire de l'art à l'université. Après vérification, le gars s'absenta un moment et revint avec un ami plus âgé. Hank apprit qu'on nommait Hannia «la princesse» et qu'elle bossait en solo. De plus, comme le territoire était vaste, il y avait plusieurs clans et Hank se fit expliquer que ce n'était pas vraiment l'entente parfaite. Hank apprit que, «la Princesse» possédait un équipement sophistiqué et qu'elle était intouchable. Elle se défendait plutôt bien et ceux qui s'y frottèrent, reçurent une bonne dérouillée. Après une heure de négociation et moyennent 1000$, une entente fut conclue. Dix graffiteurs se mettaient en chasse le soir même. Il fallut trois nuits et 2000$ additionnels pour retracer Hannia, dite «la Princesse.» L'équipe de recherche fouilla Hank, afin de vérifier qu'il ne portait pas d'armes et ils repartirent.

Hank s'était muni de jumelle infrarouge et d'un tas de petits gadgets pour ne pas effrayer Hannia. Il l'observait. Elle se retrouvait suspendue par un système de poulies et débutait une nouvelle rosace. Elle portait un ample sarrau, une cagoule et un sac suspendu en bandoulière. Hank l'observait toujours. Il demeurait fasciné par tout ce talent, tant pour celui de peintre, que celui de graffiteuse. Il devait intervenir, mais cette fois, il ne pouvait se permettre de tout louper. Très lentement, il se rapprocha du mur sur lequel travaillait Hannia. Il portait aussi une cagoule et des vêtements amples. Il s'éclairait grâce à tube à lumière très tamisée. Au moindre mouvement, il coupait l'éclairage et utilisait ses jumelles. Se sentant épier, «la Princesse» se retourna vivement et l'aperçut. Elle descendit en rappel à une vitesse folle et déguerpit aussitôt. Hank se mit à sa poursuite. Mais Hania était trop rapide. Elle enjambait les obstacles avec une agilité incroyable.

Hank posa son sac au sol et s'empara d'un mini parlophone et prononça doucement «étoile» Hannia cessa net de courir et se retourna. Elle s'empara de ses jumelles à son tour et les pointa en direction de Hank. Elle retira sa cagoule et lui fit signe de faire de même. Elle le reconnut immédiatement. Hank reprit son appareil et émit de nouveau très légèrement «étoile» Hannia se sentait piégée. Elle s'approcha de Hank et le fixa.

— Comment est-ce que tu connais ce mot, connard !

— Je le connais c'est tout «Princesse», mais tu ne dois pas me répondre quelque chose ?

— Depuis quand serais-tu mon âme sœur, pauvre idiot !

Comme Hank approchait, Hannia y alla de ses techniques de combat, il se retrouva au sol en quelques secondes. Il était salement amoché. Hannia décida d'en finir et sortit une matraque de cuir, afin de l'assommer. Comme elle levait le bras, elle entendit : «Je ne désire que toi, Tu seras mon soleil, ma nuit, mes étoiles. Nous valserons nos amours pour l'éternité. Je t'aime.» et il enchaîna avec «de nuit» qu'il répétait sans arrêt.

— Hannia je te cherche depuis près d'un an. Je suis ton âme sœur. J'ai rencontré Mme Gésabel et elle m'a tout révélé. Si tu le désires, nous pouvons nous y rendre et elle te le confirmera. J'ai été le premier surpris par toute cette histoire.

Hannia le matraqua de rage.

— Tu l'as soudoyée espèce de fumier. Tu l'auras achetée ou menacée !

Hannia frappa de nouveau. Hank saignait. Il donnait des symptômes d'évanouissement. Hannia pleurait et le frappait toujours. Il s'effondra. Un bruit de moto se rapprochait au loin. Hannia s'apprêtait à décamper, lorsqu'elle entendit le code des graffiteurs. Elle stoppa. La moto arriva à sa hauteur et Mme Gésabel en descendit.

— Hannia, maintenant tu cesses.

Hannia, les yeux tout boursouflés, se rapprocha de Mme Gésabel et lui tomba dans les bras. Ses pleurs augmentaient. Mme Gésabel lui saisit les mains. Hannia put visualiser toute la scène de la rencontre. Elle fléchissait. Les graffiteurs la soutenaient.

— Maintenant Hannia, je te montre tous mes souvenirs. Ce sera un choc terrible mais tu dois savoir. Hank est bien ton âme sœur.

Tout se passa à une vitesse folle et Hannia s'évanouit. Voilà, maintenant elle sait tout, se dit-elle. Hank donnait des signes de réveil. Mme Gésabel se pencha sur lui et désinfecta les plaies. Elle le fit boire et lentement il se releva. Voyant Hannia clouée au sol, il se jeta sur elle et la prit dans ses bras. Agenouillée, la tête de Hannia reposait sur ses cuisses. Elle ouvrit tout doucement les yeux et le regarda.

Hank lui caressait le visage. Mme Gésabel et les taggueurs s'éloignèrent.

— C'est toi Hank… tu es mon âme sœur ?

— Oui Hannia, je te cherche depuis si longtemps… je t'aime depuis toujours.

Hank posa ses lèvres sur celle de Hannia. Ils s'embrassèrent avec passion mais délicatement. Les larmes coulèrent un moment. Hannia fouilla son sac et en sortit une trousse de secours. Elle désinfecta les plaies de nouveau et le pansa. Elle le regardait si tristement.

— Tu es fracturé, Hank ?

— Non ça va aller, mais tu as un sacré punch.

Ils éclatèrent de rire. Leur premier depuis si longtemps. Ils le savourèrent tant qu'ils purent. Ils se caressaient. Hank sentait le malaise de Hannia. Il la réconfortait. Elle voulut parler, s'expliquer, s'excuser, mais sa voix la quittait.

— Pourquoi Hannia… pourquoi ne désirais-tu pas que je sois ton âme sœur ?

— Ça m'apparaissait insensé, que tu le sois. Après toutes ces heures passées ensemble, j'aurais dû le sentir depuis longtemps. Si tu veux on en reparlera. J'ai peine à te voir ainsi. Accroche-toi à moi, Hank. J'habite tout près, tu dois te reposer. Si tes blessures s'aggravent, nous nous rendrons à l'hôpital d'urgence.

Ils s'offrirent un second sourire si fragile si intense. Des mégatonnes d'amour explosaient, se ramifiaient en tout sens. Deux cœurs se perdaient dans l'infinie. Ils se levèrent. Hank de nature solide récupérait assez rapidement.

Tout en traversant le boulevard Arlington, un chauffard fonçait droit sur eux. Par réflexe, Hank poussa Hannia, afin de la protéger. Par malheur, une voiture venait en sens inverse. Le conducteur appliqua solidement les freins, mais happa Hannia de coté. Heureusement son sac atténua légèrement le choc. Le chauffard, tout en tentant d'éviter Hank, le heurta et prit la fuite. Des piétons et des automobilistes tentèrent ce qu'ils pouvaient. Heureusement, une ambulance passait et retournait au bercail. Les infirmiers intervinrent rapidement et s'acheminèrent à vive allure vers l'hôpital le plus près. Hannia et Hank, toujours vivants, inconscients et intubés, gisaient, n'ayant pu s'offrir un troisième sourire.

***

— Oups… pardonnez-moi monsieur, je ne vous ai pas aperçu. J'espère ne pas vous avoir blessé ?

— Mais non, tout est pour le mieux, mademoiselle. Si je puis me permettre, vous vous rendez à la cafétéria ?

— Oui, en effet.

— Alors, permettez-moi de vous y conduire.

Hank donna ses béquilles à Hannia et poussa sa chaise roulante. Ils fraternisèrent dès le départ. Tout donnait l'impression qu'ils se connaissaient depuis toujours.

*

— Mais, demanda Mr. Langson le père de Hank, c'est ainsi chaque matin ?

— Oui, répondit le médecin, responsable du centre de réhabilitation. Curieusement, ils ont subis un traumatisme crânien ayant provoqué le même type d'amnésie, ce qui devient pour le moins confondant. Ils conservent une mémoire d'environ 24 heures. Aussitôt que leur cerveau s'endort, tout s'efface automatiquement. Ils reprennent tout à zéro chaque matin. De plus, ils conservent l'usage de la parole et leur pleine motricité. Ce qui, une fois de plus, me laisse songeur.

— Alors, enchaîna Mme Winkler, vous conservez espoir qu'ils pourront recouvrer leur mémoire bientôt ?

— J'aimerais bien, répondit le médecin, mais les lésions ont laissé des dommages irréversibles. C'est tout ce que je puis vous dire pour l'instant. Maintenant, suivez-moi à l'atelier de bricolage.

*

— Vous vous passionnez pour les rosaces, voilà qui est bien étrange, dit Hannia s'adressant à Hank.

— Oui et vous aussi, à ce que je vois, Hank feuilletant le cahier reposant sur les genoux de Hannia.

— Je ne comprends pas, j'ai retrouvé ce cahier sur ma table de chevet.

— En effet, tout ceci me semble fort curieux, répondit Hank.

*

— Voilà, constatez par vous-même, dit le médecin, s'adressant aux parents de Hannia et Hank.

La salle était tapissée de rosaces. Les murs en étaient couverts et plusieurs autres maquettes, faites d'un matériau souple mais durcissant, trônaient ici et là. Elles étaient magnifiques, de véritables œuvres d'art. Mme Winkler et Mr Langson en demeuraient pantois.

— C'est ainsi chaque jour. Ils dessinent un peu partout. On pourrait croire à des graffitis que l'on aperçoit sur certains murs ici et là. Une bénévole, Mme Gésabel, se présente chaque jour. Ils sont toujours tout sourire en l'apercevant. Elle les aide, du mieux qu'elle peut, à effectuer de petites tâches qu'ils ne peuvent accomplir par eux-mêmes. Puis, ils se rendent à la chambre de Hania pour y pratiquer un peu de yoga; ce qui semble leur procurer un immense bien-être. Nous les laissons seuls, la porte clause, afin de respecter leur concentration. Elle demeure environ une heure et repart. Il s'agit d'une dame extrêmement dévouée.

Non sans avoir tenté d'établir un contact avec leurs enfants, les parents de Hannia et Hank prirent congé. À chacune de leur visite, un découragement se peignait sur leur visage. Le médecin traitant ne pouvait leur être d'un bien grand réconfort.

***

Mme Gésabel se saisit des mains de Hannia et de Hank et ferma les yeux.

— Hannia…! Hannia…!

— Hank! Ce que c'est bon de te retrouver. Viens, viens vite t'assoir tout près de moi.

— Comme toujours, précisa Mme Gésabel, vous ne profitez que d'environ trente minutes pour vous souvenir de tout et, ainsi, consommer votre amour.

Hank prit Hannia dans ses bras et lui sourit. Ils firent l'amour avec passion. Ils se regardaient, tout en se remémorant ce périple qui les avait enfin réunis, de ce si grand amour qu'ils ne pouvaient vivre que quelques minutes par jour.

Mme Gésabel agissait en tant que médium. Comme elle conservait tous les souvenirs de cette incroyable saga, elle leur offrait, chaque jour, ce moment de grâce. Lors des deux rencontres celle avec Hania et celle avec Hank, Mme Gésabel omit volontairement d'ajouter ceci :

— «Tu le reconnaîtras il connait les mots magiques.» Tu lui souffleras «étoile» et il te répondra «de nuit.» «Mais suivra alors un bien grand malheur» [1]

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[1] On n'arrête pas le cours du destin, mais on peut le taire. C'est ainsi que Mme Gésabel leur offrit, à la fois, le bonheur et le malheur.
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