GRAND MERE

hector-ludo

GRAND-MERE.

Au milieu des ruines, quatre tables dressées avec fantaisie les attendaient…

Carl s’accroupit derrière le tronc d’un arbre abattu. D’un geste, il signifia à Marianne de l’imiter. Pourquoi, avait-il pensé que ces tables les attendissent ?

Devant lui s’ouvrait une sorte de cuvette. Tout le tour semblait composer des ruines d’une vaste usine ou d’un groupe de bâtiments. Au centre d’un espace circulaire, parfaitement dégagé, trônaient les tables et quelques chaises.

Le contraste, entre les ruines et l’ordonnance méticuleuse de tous les objets posés sur les tables, le mettait mal à l’aise.

_ Qu’en penses-tu ? demanda-t-il tout bas à Marianne qui l’avait rejoint.

_ C’est bizarre, j’ai une drôle d’impression. Après quelques secondes de réflexion, elle ajouta, plutôt une bonne impression. Mais c’est peut-être la fatigue.

Carl la regarda. C’est vrai qu’elle avait l’air vraiment épuisée. C’était normal. Depuis trois jours, ils parcouraient ensemble et principalement de nuit, cet immense champ de bataille qu’était devenu ce pays.

Une semaine plus tôt, Carl commandait encore l’unité d’intervention trente cinq. Un groupe de douze hommes, héliportés sur les arrières des troupes ennemies pour des missions de sabotage. Leur objectif atteint, ils devaient rejoindre le point de récupération. C’est au cours de ce repli qu’ils furent accrochés par une compagnie adverse.

Le combat se déroula dans un village partiellement détruit. Caché dans une maison, Carl décida de couvrir la retraite de ses hommes. Après quelques minutes de résistance, une explosion secoua la vieille bâtisse qui s’écroula, l’ensevelissant. Carl mit quarante-huit heures pour retrouver ses esprits et se dégager des décombres. Ce laps de temps, ainsi que son ensevelissement, lui avait évité d’être fait prisonnier ou froidement abattu. Côté positif, à part de nombreuses contusions, il n’avait rien de cassé. Côté négatif, il était seul sur l’arrière de l’ennemi. Une seule solution s’offrait à lui, traverser les lignes pour rejoindre son camp. Il récupéra son matériel, s’orienta et partit à la nuit tombée.

C’est au soir deuxième jour, qu’il repéra une légère fumée s’élevant au dessus des arbres. Après une approche silencieuse, il eut la surprise de voir une jeune femme portant l’uniforme de son unité.

Contact réalisé, elle lui apprit qu’elle était pilote d’hélicoptère et que son engin avait été abattu au cours d’une mission de récupération. L’hélicoptère s’était écrasé dans la forêt. Au moment de l’impact, elle avait été éjectée et par une chance inouïe s’était retrouvée accroché dans les branches d’un arbre.

Depuis ce moment elle errait dans les bois. Elle n’avait, heureusement, pas rencontré l’ombre d’un ennemi. Carl, qui lui aussi n’avait aperçu aucune force adverse, se demandait si leurs troupes n’avaient pas fait retraite, permettant à l’adversaire de faire une avancée importante. Depuis cette rencontre, Carl et Marianne avaient décidé de faire équipe et marchaient ensemble.

_ Que faisons-nous ? Questionna Marianne, qui scrutait les ruines à la recherche de mouvements.

_ Rien. Nous attendons tranquillement sans bouger. Répondit Carl qui déposa son sac.

Une heure passa, Marianne dormait en chien de fusil à même la terre. Soudain, Carl sursauta. Quelque chose remuait au bord du rond. Il ajusta ses jumelles. Une petite vieille, c’était une petite vieille portant un plat. Elle se dirigea vers la première table et le déposa. Carl secoua Marianne.

_ Ils doivent être plusieurs, je pense que les autres vont bientôt arriver.

La petite vieille s’avança en regardant dans leur direction et fit un signe.

_Mais, ma parole, s’étonna Marianne, elle nous fait signe de venir la rejoindre.

Soudain, une petite voix fluette, claire comme un chant d’oiseau s’éleva.

_ Venez tous les deux, ça refroidit.

Au même instant, une odeur de fromage fondu leur flatta les narines. Marianne se leva d’un bond, Carl essaya de la retenir.

_ Ou vas-tu, bon Dieu ! C’est un piège.

_ Un piège ! Dans quel manuel tu as vu un piège à la tartiflette apportée par une grand-mère ? Parce que, moi, je suis de la montagne, et ça, c’est une odeur de tartiflette.

Marianne dévalait la pente, Carl suivit en maugréant, l’arme à la hanche prêt à tout.

La petite vieille tendit ses mains fines et ridées à Marianne qui les serra.

_ Comment t’appelles-tu mon enfant ?

_ Marianne et lui, c’est Carl. Et vous, madame ?

_ Oh ! Appelez moi grand-mère ce sera plus simple. Mais nous parlerons plus tard. Vous devez être affamés, installez-vous et mangez.

Marianne se précipita et se servit largement. Carl hésitait, tournait la tête dans tous les sens, regardait la grand-mère et le plat. D’un seul coup, il posa son barda à terre et se jeta sur la tartiflette. La petite vieille les regardait, un doux sourire aux lèvres.

_ Ca me rappelle mon enfance. Déclara Marianne. Elle vit Carl, la bouche pleine, le fromage dégoulinant sur une barbe de huit jours et partit d’un fou rire irrésistible. Carl, essaya de résister, mais quelques secondes plus tard il limita sans retenue. La petite vieille les laissa rire, indulgente. Quand ils furent calmés, elle dit, comme une remontrance.

_ Vous êtes vraiment sale. Il faut vous laver.

_ Eh ! Ne nous grondez pas grand-mère, la route a été longue et pas un seul hotel n’était ouvert. S’exclama Carl en riant de nouveau.

_ Où voulez-vous que l’on puisse se faire une beauté au milieu de ces ruines ? Demanda Marianne.

_ Mais là, juste derrière ce bloc de béton, il y a comme une fontaine. Vous trouverez du savon de Marseille et de quoi vous séchez et vous changez.

_ Le dernier qui arrive est une patate ! S’écria Marianne en courant.

_ Carl sauta par-dessus la table. Ils atteignirent ensemble le bloc de béton. Un tuyau planté à plus de deux mètres de haut laissait couler généreusement une eau tiède. En un clin d’œil, ils furent nus et se savonnèrent mutuellement en riant.

_ Tu n’es pas si mal en fin de compte. Jugea Marianne

_ Par rapport à ce que je vois, je te réserverais peut-être une soirée. Répliqua Carl.

Pendant quelques secondes ils se turent, les yeux dans les yeux, puis s’embrassèrent longuement.

_ Oh  Là, jeune homme, s’écria Marianne. Pas devant la grand-mère quand même.

_ Dis-moi, reprit Carl en se séchant. Nous rêvons ou nous sommes devenus fous ? Du savon de Marseille, des serviettes qui sentent la lavande comme dans ma jeunesse, des vêtements propres.

_ Je ne sais pas, mais c’est vraiment divin après ces journées harassantes.

Ils retrouvèrent la petite vieille, qui leur suggéra,

_ Si vous voulez vous reposez, je n’ai pas de lit à vous offrir, mais vous trouverez un carré de gazon ombragé derrière cet autre bloc.

Après, ces dernières nuits sans grand sommeil, ils ne pouvaient refuser. Un large espace couvert d’herbes hautes surplombé d’un bel arbre en boule les attendait.

_ Les restes d’un parterre, je pense, dit Marianne. Pourtant, je n’ai pas repéré la cime de l’arbre tout à l’heure. C’est étonnant.

_ Aucune importance, vient t’allonger, j’aimerais reprendre la petite discussion que nous avions entamée sous la douche. Réclama Carl en se dénudant.

Ils firent l’amour et s’endormir comme des enfants, heureux et épuisés.

Trois jours passèrent ainsi, dans l’insouciance et la plénitude. Grand-mère apportait à manger des plats de grand-mère qu’ils n’avaient pas goûtés depuis des années. Quand, sortant parfois de leur insouciance, ils lui demandaient d’où venaient toutes ces victuailles et comment elle faisait, elle répondait toujours :

_ C’est mon petit secret, je vous l’expliquerais bientôt, pour l'instant, profiter.

Et ils profitaient, sans état d’âme, sans repenser à la guerre ni à l’avenir. Ils vivaient le présent et chaque minute comme un cadeau de la providence.

Au matin du quatrième jour, Carl fit une déclaration aux deux femmes.

_ Je dois repartir. La guerre existe toujours au-delà de cet endroit. Nos compagnons se battent pour leur liberté. Mon devoir est de les rejoindre. Je comprendrai si tu ne désires pas m’accompagner, Marianne. Mais je ne sais pas quand je reviendrai, si seulement je reviens.

Après un long silence, Marianne hocha la tête.

_ Je pars avec toi.

Grand-mère poussa un petit soupir et murmura ;

_ Vous devez faire ce que votre cœur vous dit. Je me doutais un peu que vous voudriez repartir, j’ai un sac prêt avec des provisions.

Une heure plus tard, Marianne les larmes aux yeux embrassait la grand-mère. Carl fit de même.

_ Ne vous inquiétez pas, mes enfants, il ne vous arrivera rien, leur assura la vieille femme.

Ils marchaient en silence depuis une heure. Ils avaient du mal à être attentifs, mais tout était désert.

_ J’ai vraiment l’impression d’avoir passé ces trois jours dans une autre dimension, dit Carl, ou tout était bizarre, mais ou rien ne nous étonnait réellement.

_ Tu veux dire comme dans ces anciennes séries télé ou le héros était projeté dans une quatrième dimension.

_ Oui c’est un peu cela.

_ C’est quand même étonnant, cette grand-mère qui sentait si bon la violette, reprit Marianne.

_ Tu n’as pas le nez fin. Elle sentait le muguet tout comme ma propre grand-mère.

_ Ah non ! Sa blouse bleue en était imbibée, c’était de la violette.

_ Une blouse bleue ! Qu’est ce que tu racontes. Elle avait un châle et un tablier blanc

_ À croire que nous n’avons pas rencontré la même personne !

Ils marchaient depuis trois heures quand Carl s’arrêta net.

_ Regarde là bas Marianne ! L’arbre abattu. Ça ne te rappelle rien ?

_ Non, ça ne peut pas être le même, nous avons toujours progressé plein nord.

Ils s’approchèrent du tronc couché. C’était bien celui derrière lequel ils s’étaient cachés. Au-delà s’étendait la cuvette avec ses ruines, ses quatre tables et la petite vieille assise sur sa chaise. Ils descendirent. Grand-mère se leva pour les accueillir. Elle écarta ses bras et leur entoura les épaules. Carl et Marianne se retrouvèrent soudain le nez dans les jupes de la vieille femme. Ils ignoraient si grand-mère avait grandi ou bien s’ils avaient repris la taille de leurs cinq ans.

_ Que se passe-t-il grand-mère ? demanda Carl.

_ Voyons, Carl, réfléchit un peu, tu connais la réponse.

Carl et Marianne se regardèrent. Marianne osa ;

_ Est-ce que nous sommes …Mort ?

_ Oui, mes petits, vous êtes mort. Vous n’avez pas survécu comme vous l’avez cru.

Marianne pleurait doucement, Carl demanda ;

_ Que va-t-il se passer ?

_ Tout et rien. En arrivant ici, vous avez retrouvé le bonheur de votre enfance auprès de moi. Comme les trois autres couples que j’attends pour occuper les autres tables. Comme tous les autres, vous avez été élevés par votre grand-mère. Je suis la grand-mère de tous et de chacun d’entre vous. Vous allez rester ici sans notion de temps, sans peur, dans l’amour que je vous donne et l’amour que vous vous donnerez.

_ Pourquoi uniquement des couples voulut savoir Carl.

Marianne éclata de rire

_ Que les hommes sont bêtes ! C’est pour qu’il y ait des enfants. Il y a des enfants au jardin d’Éden.

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