Grand-Mère me disait "La Beaume à Noé" 5e

peter-oroy

Les contes et légendes du Val-de-Ruz sont aussi source d'histoires et d'anecdotes qui trouvent leur genèse dans la vie des gens qui y habitent. Parfois heureuse, parfois dramatique...

 

La Baume à Noé

L'automne prenait ses quartiers dans le fond du vallon. Le brouillard avait déjà fait son apparition et ci et là subsistaient quelques lambeaux de brume humide. Les sapins noirs aux cimes évanescentes ruisselaient de gouttes froides s'étiaffant au sol en gerbes argentées.

Un bon feu de pives séchées ronflait dans le fourneau de la Stube. Une taillaule toute fraîche allait agrémenter les quatre heures. La grosse théière joufflue trônait déjà sur la table. Grand-mère Amélie s'en alla quérir un pot de confiture qu'elle avait cuite l'été dernier. 

L'arôme des champignons ramassés la veille sur les pentes de la forêt du Côty s'échappa par la porte ouverte de la cuisine et vint chatouiller mes narines. Ce soir il y aura potage et pâtes aux bolets pour le souper.

 

- Sais-tu petit, me dit-elle, qu'en passant par delà Les Vieux Prés, en suivant la route de la combe où coule le Côty – celle qui débouche sur Pertuis en bas de La Joux-du-Plâne- on passe par la grotte des sorcières de Pertuis, un peu après la fontaine aux eaux ferrugineuses… mais oui ! Après le premier contour ! Précisa-t-elle encore. 

Devant mon acquiescement elle comprit que je me situais sur la carte de mes souvenirs. J'avais, il y a bien longtemps de cela, endossé le rôle de requilleur  pour mes parents qui, après une halte à l'auberge de la Balance, jouaient aux quilles sur cette double planche rudimentaire qui se terminait au fond d'un abri de bois déformé par le temps. On ne parlait pas encore de Bowling à l'époque.

- Les sorcières de Pertuis ! Ajoutais-je surpris d'être passé mainte et mainte fois devant cette mystérieuse cavité dans la roche où croissait une incroyable diversité florale de fougères, millepertuis, de gentianes et d'alliaire au goût d'aïoli.

La curiosité m'avait souvent attiré dans ce trou sombre aussi loin que ma vue pouvait porter. La prudence et le rappel de mon père m'avait empêché de m'aventurer plus avant.

Amélie remplissait les tasses d'un nectar aux fragrances subtiles issues des feuilles récoltées dans les champs de thé du Népal. 

- J'men veux t'raconter l'histoire de la grotte. Ajouta-t-elle.

L'atmosphère était subtile. La chaleur dégagée par le poêle se mêlait au fumet des bouts de sapin dévorés par le foyer rougeoyant. Le thé et la taillaule embaumaient. Déjà le souvenir du gout de la confiture de petits fruits rouges me faisait saliver. La chiche lampe du plafonnier dessinait un rond de lumière jaune sur la table de la Stube. Un doux effluve de tabac à pipe planait dans l'air. Dans mon esprit tout ce pêle-mêle se mettait en place pour créer ce délicieux moment de nostalgie que Grand-mère savait si bien mettre en scène. 

Avide de connaitre les mystères de la grotte de Pertuis, je me mis à table en silence, de peur de perturber cet instant d'histoire.

- Ainsi donc, commença Amélie, on raconte que cette grotte était le refuge d'horribles sorcières à l'époque où les premiers Huguenots arrivèrent de France. On l'appelle le Gouffre de Pertuis ou la Baume de Noé.

Mais avant de parler de légende j'te veux raconter l'histoire qui est arrivée au 19esiècle. 

Le Noé, c'est ainsi qu'on le nommait tellement il buvait ; de son vrai nom Tripet, s'en était allé pintoyer à l'Auberge de la Balance avec son comparse un Köbi prénommé Franz. Peu après vingt deux heures il sortirent fin saoul. Pendant la soirée, le Noé dit soudain à son compagnon : « Vous ne me reverrez plus, je veux aller en enfer ! ».

En claquant la porte de l'auberge il proposa à Franz d'aller jeter une pierre dans la grotte des sorcières. « Nom de bleu, elles vont pousser des bramées si elles se mettent pas à la chotte ! » « Viens on va voir l'enfer ! », Ajouta-t-il à l'adresse de Franz qui, après une bonne camphrée à l'auberge, tenait à peine sur ses jambes. 

Il faisait sombre et froid en cette nuit de mai 1846. Les crêts de la combe disparaissaient encore sous leur manteau neigeux. Le torrent venu par infiltration du Mont d'Amin coulait au fond de la gorge en sautant rageusement de pierre en pierre pour aller se perdre dans le fond de la vallée.  

Les deux arsouilles titubaient le long du chemin qui mène au gouffre. On les entendait chanter : « On va voir l'enfer et les sorcières »…

 

Puis au détour du dernier contour, leurs chants s'éteignirent faute de souffle et tellement ils devaient se concentrer dans la nuit sans lune.

Noé chuchota à son comparse « Charrette, j'pensais pas qu'y avait une tirée comme ça, j'suis rendu. Et pis faut veiller à pas les réveiller les sorcières ! ». Il partit d'un éclat de rire sonore tout en dégrafant les boutons de sa braguette pour se soulager. 

Après avoir tangué comme un voilier sur la mer, il reprit son chemin suivi de Franz qui ne disait mot. Ni la fricasse, ni la pétoche ne pouvait les arrêter.

         Ils arrivèrent enfin vers la grotte. Il leur fallut encore grimper un petit crêt avant d'atteindre l'entrée. Ils écartèrent la végétation qui croissait malgré la neige qui couvrait la mousse il y a encore peu de temps.

         - On a meilleur temps d'ôter nos bugnes, mais faut pas se schlager la tête. Qué !

         En effet, l'entrée n'était pas plus élevée que trois pieds : environ 90 cm, et il fallait se baisser ou ramper pour atteindre le vestibule. Après cinq à six pas la voûte offrait une hauteur suffisante pour qu'un homme puisse se tenir debout. 

Ils déposèrent leur chapeau sur un rocher. Noé s'empara d'une grosse pierre qu'il s'apprétait à faire rouler au fond de la cavité. Après l'entrée, une pente assez accentuée mais facile mène à une sorte d'escalier qui se termine par une plateforme qui peut accueillir cinq à six personnes. Au fond on distingue un trou ou fissure qui aboutit au gouffre.

         Noé et son comparse firent rouler leur pierre qui dégringola en faisant un bruit minéral et sourd de rochers que l'on bouscule. La lourde caillasse de Noé s'arrêta comme par enchantement au bord du gouffre. Alors il lui donna une forte impulsion du pied. Il sortit de sa poche une pierre à fusil qu'il faisait étinceler par saccades tout en s'approchant du gouffre comme pour voir la chute de sa pierre. 

         C'est à ce moment que Franz, plus couard, et étant resté un peu à l'écart entendit le son lourd d'une masse chutant et roulant contre les parois de roche. Puis plus rien. Le silence.

         - Hé ! Noé. Cria-t-il. Ça joue ? Fais pas ta meule ! Ohé !

Ne recevant pas de réponse, et après avoir attendu quelques minutes, le Franz regagna la sortie du trou et sans même reprendre son bugne, il remonta en tremblant le chemin vers la pinte.

A peine arrivé, a quelques mètres de la porte il hurlait déjà :

         - Hé ! Du café, l'Noé a fait une énorme beufferie. Il s'est encoublé et est allé s'étiaffer au fond du trou. 

La porte s'ouvrit brusquement laissant s'échapper la chaleur de l'âtre et la lueur jaunâtre des lampes à huile. 

         - Rentre, le Franz t'es tout trempe et taché de beuse. D'où tu sors encore. Et l'Noé, il est où ? Demanda le syndic de Chézard qui était là avec quelques collègues du conseil communal.

         - J'sais pas ! Hurla Franz. Il a fait une énorme crevée et il a déquillé dans le trou, et s'est étiaffé au fond.

Tous les occupants de la taverne se réunirent autour du Franz que l'on avait installé tout tremblant près de la cheminée. Il essaya alors de relater les faits aussi précisément que sa gonflée le lui permettait. 

- On ne peut rien faire aujourd'hui ! Rétorqua le syndic. On va juste aller y voir si on entend quelque chose. 

Sitôt dit sitôt fait ! Une petite troupe composée du syndic et de ses collègues s'en alla se rendre compte du drame. 

Ils trouvèrent bien les chapeaux des deux compères. Ils ne touchèrent à rien.

Bientôt ils arrivèrent à l'auberge en tapant du pied pour décoller la boue et les restes de végétation collés à leurs chaussures.

- Rien ! Dit laconiquement le syndic. Demain aux premières heures j'irai à la police pour leur annoncer.

 ***

Le lendemain une délégation de justice se rendit sur les lieux. En retrouvant les chapeaux des deux compères et en l'absence de preuves de lutte ils en conclurent que Franz n'avait pas provoqué la mort de Noé.

Un courageux tenta de descendre dans le gouffre mais dût y renoncer en l'absence de moyens adéquats. 

Finalement ce sont une douzaine de pompiers du Locle qui le dimanche suivant tentèrent l'aventure.

On avait, à l'aide d'un billon de bonne taille, confectionné un palan ou était appondue une corde d'au moins quatre cents pieds, ou environ 125 mètres si tu préfères. C'est finalement un von Büren qui descendit. Il atteignit un grand pierrier. Les parois des murailles étaient blanches et se perdaient dans l'obscurité d'une vaste galerie qui continuait dans la montagne. Il retrouva l'infortuné sur un lit de pierres et se hâta de le fixer sur la planche qui servait de brancard. Il donna le signal de la remontée.

C'est alors qu'à environ 6 mètres du haut de la cheminée, son fanal s'éteignit, le laissant dans l'obscurité. 

Le sauvetage avait duré trois heures. Noé eut une belle sépulture au cimetière de Chézard et ce n'est qu'en 1928 que des spéléologues ont pu parvenir au fond du gouffre qui descend jusqu'à environ moins 137 mètres.

La grotte fit encore parler d'elle en 1878 lors de la disparition d'un colporteur qui, dit-on, avait été précipité au fond du gouffre. Cette rumeur donna suite à quelques arrestations sans suites.

Grand-Mère, avec un sourire malicieux me reversa une tasse de thé et m'enjoignit à reprendre une tranche de taillaule.

- C'est une magnifique légende Grand-Mère. Lui dis-je incrédule.

- Non, non ! J'te veux pas agrafer, m'assura-t-elle. Cette histoire est authentique. On en a reparlé en 28 quand ils ont découvert le fond du gouffre.

- Mais alors, les sorcières demandai-je ?

- Ça, j'te veux raconter un peu plus tard petit.

 Un jour… elle me racontera l'histoire des Sorcières de Pertuis.

 

FIN

© by Peter Oroy 22/10/2019

                                          

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