Grand Principe n°13 : Paranormal Activity.
noiprox
Ouverture de l'iris enclenchée, retour à la réalité.
Le soleil est depuis longtemps couché alors que je peine à me lever, encore troublé par les affres de cette interminable nuit aujourd'hui tombée dans les abysses infinis de l'oubli. Réflexe primaire du mâle dans le mal, mon estomac est le premier à réagir criant famine mais je sais que ce n'est pas en priant la voisine cette radine de me prêter quelque grain pour subsister que je survivrais à cet anniversaire de crémaillère. Je n'ai pas le choix. Si je veux me sustenter, il me faudra d'abord affronter la dureté de ce froid automnal qui s'est emparé des rues de la capitale et balayer les rafales de vent qui l'accompagnent. Autant dire que mon degré de motivation est proche de la température extérieure : zéro.
Les boulevards sont noirs de vide, même les plus miteux kebabs ont fermé boutique. Seuls quelques taxis alignés sur le bas côté laissent leur moteur tourner dans l'espoir de conduire les derniers clients du week-end et gagner suffisamment d'argent pour nourrir jusqu'à la fin de la semaine leurs meutes d'enfants affamés. En rythme, leurs pots d'échappement crachent dans l'air une fumée vénéneuse alors que de l'autre côté de leurs vitres fermées, l'atmosphère de toute vie humaine désertée s'emplit d'une odeur étrange, mélange d'obscurité de fin de journée et de spleen du dimanche.
A travers ce déprimant brouillard, je crois pourtant apercevoir les pâles lumières d'un petit bar de quartier scintiller tel un phare offrant aux marins égarés l'espérance d'une terre hospitalière. De près, l'endroit semble effectivement ouvert même si les lumières tamisées semblent indiquer que l'endroit est privé. Personne à l'entrée, aucune raison d'hésiter.
A peine ai-je poussé la porte qu'un vieux chanteur de karakoé s'avance vers moi, éructant dans son micro grésillant que non, il n'a rien oublié, qu'il ne sait trop quoi dire, ni par où commencer, que les souvenirs foisonnent, envahissent sa tête, que son passé revient du fond de sa défaite, que non, il n'a rien oublié, rien oublié. La fête est lancée. Trois femmes âgées s'effondrent en pleurant, tentant de se rappeler leur lointain passé avec l'être aimé et alors que la musique délivre sa dernière portée, le seul public de cet artiste satisfait de sa prestation ratée est un alcoolique qui crie plus fort que lui. Le barman me tend la carte mais je ne la prends pas. Je suis prêt à manger n'importe quoi, du moment que ce soit vite fait et à emporter.
Jean-Claude François enchaîne. Il est malade, complètement malade. Comme quand sa mère sortait le soir et qu'elle le laissait seul avec son désespoir, les sanglots dans sa voix commencent à monter et vu l'ambiance globale de la salle, je ne serais pas étonné d'assister à mon premier suicide collectif dans les minutes qui suivent. L'émotion est trop forte pour que les mots sortent, le chanteur devient muet et c'est son plus grand fan de la soirée qui prend le relais. Dégageant d'un revers de bras involontaire la dizaine de verres précédemment vidés, il se lève et poursuit le texte, hurlant inconsciemment au monde sa dépendance à travers une interprétation certes déséquilibrée mais qui parvient toutefois à inspirer à l'auditoire regrets et pitié. Personnellement, je regrette surtout d'avoir déjà payé.
La chanson se finit par un impressionnant cul-sec de whisky et un majestueux salut à l'assemblée encore stupéfaite par ce réveil en direct de l'homme qui passé sa soirée à ruminer qu'il ne boirait plus jamais. Seul le chanteur de variétés, dans un sursaut de professionnalisme, réagit en changeant de disque. Quelques notes sur un piano bravent le silence de cet infini instant, la porte de la cuisine s'ouvre comme dans un mauvais film à suspens. Si le serveur sort des cuisines, je tiens là mon billet de sortie. Je sens que l'homme-orchestre a repéré un de mes mouvements, son regard pressant déchire l'oppressante ambiance. Par chance, le serveur arrive et me tend ma pitance. Je suis sauvé.
Dans ma tête des voix se mettent à crier, il faut s'éjecter d'ici avant la fin du sablier. Mon cerveau m'ordonne de ne pas réfléchir et me dirige vers la sortie. Trop tard. A peine ai-je entamé mon premier pas que l'introduction de cette nouvelle chanson joue ses dernières notes. Jacques Brel m'achève d'un coup de ne me quitte pas. Pleine voix à deux mètres de mon oreille. Le vieux a beau implorer qu'il faut oublier, que tout peut s'oublier, je m'enfuis déjà oubliant le temps des malentendus et le temps perdu...
Tout ça pour une pizza.