Grand Principe n°14 : Johnnie Walker
noiprox
Un dernier pour la route.
Une dernière goutte pour prendre des forces avant de prendre congé. Je vide mon verre d'un trait et un frisson parcourt mon corps sur le départ, sonnant le début de l'aventure. Dans mon esprit se dessine la longue marche qui me sépare de la chaleur de mon foyer mais je compte bien m'inspirer de ce petit vent printanier qui rafraîchit la nuit et s'immisce dans l'intimité des étroites rues pavées de la capitale. Profiter des sources d'inspiration infinies offertes par la mégalopole endormie. Prendre le temps de contempler le vide. Je remercie l'hôte de cette soirée de nous avoir si généreusement régalé et l'invite à aller se coucher. Lorsqu'il se fait tard, les consciences professionnelles se réveillent et les travailleurs fatigués de leur journée n'aspirent plus qu'à aller se coucher, redoutant déjà la sonnerie stridente du portable qui les extirpera demain matin de leur douillet cocon. Et tous à cette idée ont les pieds collés au plancher, incapables de quitter le sofa. Jusqu'à ce que dans la stupeur générale, une personne se lève. Tous comprennent. Bonne nuit à toi aussi.
Odéon - Châtelet. Châtelet - Strasbourg Saint-Denis. Strasbourg Saint-Denis - Gare de l'Est. A vue de nez, 45 minutes à pied. Un niveau frisson m'électrise de la tête aux mollets et mes jambes se mettent automatiquement en marche, atteignant rapidement un bon rythme de croisière. A peine le temps de comprendre que les deux êtres en mini-jupe d'à côté ne sont pas ce que je croyais que me voilà rendu à Saint-Michel. L'ange doré ne brille guère plus qu'à la faible lumière des réverbères et les quelques touristes encore debout se jettent dans les nombreux taxis heureux de leur voler quelques euros. En traversant la Seine, on entend les cris perdus des jeunes venus squatter les quais pour la soirée et arrivé sur la rive droite, Châtelet nous ouvre les portes d'un nouveau décor. Un clochard ivre de vin et de vie hurle à la mort, deux trois lascars traînent sur les boulevards et quatre cinq touristes visiblement allemands sifflent les filles et des bières dans l'un des derniers bars encore ouverts. Le luminaire du métropolitain est éteint mais j'y vois l'espoir d'un Noctilien. L'abri de bus ne doit pas être loin, je l'aperçois déjà. Lignes 47 et 56, parfait. D'après les restes de mes souvenirs, la 47 passe par gare de l'Est. La seule question qui subsiste est celle du timing. Et le prochain passage est dans... Service terminé.
Tout ne vient point à qui attend pour rien. Mes jambes se remettent en route et prennent le droit chemin de Sébastopol. Il n'y a plus personne mais l'agitation de Strasbourg Saint-Denis point à l'horizon. Les prostituées me susurrent que je suis mignon et me demandent mon prénom. Je résiste à l'idée de m'arrêter discuter, traîner dans le coin n'est pas un projet quand les macs attendent sagement dans la voiture banalisée d'à côté qu'une proie facile et innocente tombe dans le piège de leurs mantes. Un panneau indique République à droite, je prends les devants et change mon plan. En passant par la rue Turbigo, je devrais logiquement pouvoir couper à travers le quartier. Et gagner un peu de temps. Je tente ma chance.
Le tout, c'est d'avoir confiance. Cela fait maintenant une demi-heure que je marche au radar et mon sens de l'orientation ne m'a pas encore fait faux bond. Je peux donc m'enfoncer sans hésitation dans ce dédale de rues sans nom et de carrefours sans direction. Escalader ce triple escalier qui achève mes mollets et prendre de la hauteur. Parvenu au sommet, mes bras levés et mon air niais satisfait façon Rocky I, II, III et IV retombent face à la façade m'empêchant d'aller tout droit. Je n'ai plus d'autre choix que de m'enfoncer dans cette rue inconnue. Rien ne m'est familier si ce n'est la vague sensation d'être perdu. Une silhouette masculine se dessine sur le trottoir d'en face mais son état lamentable me dit qu'il n'en saura pas plus que moi sur la géographie de l'endroit. Au hasard, je choisis la direction de la statue. Statue. Qui dit statue dit place, je me sens d'un coup proche du but. République n'est plus qu'à quelques pas. Hey, mon frère ! Mon frère ? Je dévisage l'auteur de ces paroles et n'y voit entre lui et moi aucun lien de parenté. Si nous partageons une quelconque affinité génétique, elle devrait dater au moins de l'époque de Lucy. Je lui souhaite une bonne soirée et poursuis ma route. Je ne suis plus qu'à quelques minutes et mes jambes ne peuvent de toute façon pas s'arrêter. Je suis trop près. Arrivé sur le boulevard, les numéros défilent jusqu'à mon digicode. L'énorme portail en bois s'ouvre à la force de mes bras sur la cour. C'est un miracle. Je suis arrivé devant l'escalier C.
Plus que 6 étages à monter...