Grand Saut

sisyphe

Chapitre1 :

            Le ciel commence à nuancer ses teintes et le gris presque noir cède bientôt la place au bleu azur de ce moi de juin. Il s’ouvre encore mais désormais, c’est le soleil qui en jaillit. La pluie semble s’éloigner, comme chassée et l’auréole brillante recouvre la ville. La résurrection du soleil  fait ressortir tout mes concitoyens. Du haut de mon perchoir, j’aperçois les premiers nez mis timidement dehors, les premiers parapluies qui tournent avant de se refermer, dans leur valse mélodieuse orchestrée par les premiers joueurs d’accordéon qui remettent le nez dehors.

            Du haut de mon perchoir, il fait bon. Evidement, vous ne pouvez pas le savoir, mais, si il vous plait de l’imaginer, alors ressentez la chaleur qui monte progressivement dans l’air et qui sèche les toitures encore humides d’un Paris en juin. Ressentez le vent sur votre figure qui, en chassant ces mauvais nuages, vous redonne d’un seul coup un élan incroyable de vie, une impression formidable de liberté.  Il vous apporte, ce vent, la rumeur de la ville qui ressort de ses abris, de la ville qui revit après l’orage. Et vous vous sentez bien, bercé par les quelques bribes d’accordéon qui vous parviennent de la rue, dorée par la lumière qui transperce les derniers nuages, réveillé d’une longue torpeur par le vent nouveau qui souffle sur la ville. Vous y êtes ?

            Très bien, maintenant levez vous avec moi et voyez l’incroyable défilé de cheminés des toits de Paris. Formidablement alignées comme des canons préparés à la défense, elles envoient au ciel leurs colonnes de fumées qui se perdent avant d’avoir atteint la voute. Vous ne l’aviez jamais vu comme ça votre ville. Je me trompe ? Non, bien sur, c’est compréhensible, on n’a que guère le temps de s’intéresser à ce qu’on ne voit pas. Et puis toutes ces choses, l’éclaircie après l’orage, les notes timides d’un accordéoniste, le vent qui transporte avec lui tout ces parfums que l’on ne prend même pas soin de sentir. Ces choses sont futiles non ? C’est évident…

            Et puis ça y est. Depuis si peu de temps que je vous tiens et c’est déjà le soir. Enfin presque. C’est l’heure où les réverbères s’allument dans toute la ville. Et ils brillent tous comme un nouveau soleil qui guidera les passants tranquilles à travers la nuit. C’est l’heure où ces réverbères prennent leur service et révèlent des coins sombres où un arbre avait profité de l’obscurité pour s’endormir loin des yeux des vivants. Finalement on serait mieux dans cet arbre vous ne trouvez pas ? A l’abri des regards, baignés par la douce lumière d’un lampadaire un peu comme l’oiseau dont on ne voit que l’ombre. Vous le voyez ? J’arrive quelque fois à l’apercevoir virevolter entre les branches de l’arbre.  C’est un cerisier. Oui je sais, surprenant en plein centre ville. Mais que voulez vous, ça fait partie des innombrables belles surprises que l’on peut avoir lorsqu’on marche en levant la tète, en regardant autours de soi.           

            Il n’est pas seul. Là bas aussi, l’imposante silhouette d’un arbre aux milles branches émerge de l’océan d’obscurité. Et, vu du haut, les soleils des réverbères sont plutôt semblables à une pluie d’étoiles qui se reflète dans ce flot d’ombre qui vas et vient sur la ville. Et vu du haut, c’est un second souffle qui parcourt la ville et réveille les endormis. C’est le souffle de la vie de ceux qui vivent pour la nuit. De tous les coins de la ville affluent ceux qui préfèrent vivre cachés du jour. Et vu du haut, cela me parait assez. Enfin pour moi, oui, c’est sur, pour moi qui ai passé mes journées à admirer le renouveau du printemps puis la montée en puissance de l’été et mes nuits à profiter de la douceur d’être au calme, loin de la bassesse de l’agitation.

            Mais allons, continuons encore un peu, venez encore un peu avec moi. Là, c’est parfait non ? Le rebord  tremble c’est sur mais ce n’est pas pour longtemps. Les minuscules formes en bas tremblent c’est sur mais ce n’est pas pour longtemps. Plus rien n’est pour longtemps, juste le temps de battre des cils ou d’un dernier soupir. Un dernier soupir avant l’envol. Battre des cils avant d’enfin s’élancer, cela semble si accueillant…Allez, je sais et vous le savez, j’en ai envie et peut être que vous aussi…

Vous et moi, on saute ?

            Chapitre 2 :

            -Pourquoi ? Pourquoi tu fais toujours ça ?

            -Ah, c’est vous, si vous voulez sauter il va falloir lâcher mon bras.

            -Tu sais très bien que je ne le ferais pas. Tu sais ce que je suis, tu sais qu’ils ne voudraient pas que je te lâche.

            -Oui, évidement, je sais qui vous êtes. Mais c’est toujours pareil avec vous les lecteurs ! On vous interpelle, vous vous prêtez au jeu et à chaque fois, votre instinct de survie refait face et vous refusez le dernier saut, le GRAND saut !

            -Et si c’était toi, si c’était toi qui était anormale et pas nous les lecteurs ?

            -Oui, bien sur c’est moi l’anormale…Mais je vous trouve bien culoté de venir m’interrompre et de me traiter d’anormale bien que je le sois. Vous savez, il ne tiens qu’à moi de vous renvoyer d’où vous venez, d’arrêter le récit et de m’en aller.

            -Et il ne tiens qu’à nous d’arrêter de te lire. Allez, tu sais très bien qu’eux comme moi, on veut t’aider, te soustraire à la douleur qui t’attend puisque, tu sais, ce ne sont pas tes cerisiers et tes nuages qui rendront ta chute moins dure.

            -Vous êtes si  surs de vous les lecteurs, aussi longtemps que j’aurais à faire à vous j’en serai toujours étonnée.  Autant il vous est facile de vous identifier à un personnage d’un imaginaire fou autant il vous est difficile de tenter de comprendre un personnage plus réel et plus proche de vous.

            -La différence est que les imaginaires fous nous font rêver et que toi…

            -Et que moi je ne saute pas pour vous faire rêver mais pour la vérité n’est-ce pas ?

            -Je ne suis que le lecteur et je ne devrais pas dire ça, ça dépasse mon rôle mais tu devrais savoir que sauter n’arrange à rien. Devant l’absurde de la vie, toute action reste inutile dans l’absolu et c’est toi même qui le pense.

            -Justement, nous   ne sommes pas dans l’absolu mais entre vous et moi et je peux toujours avoir un impact sur vous, ne serais-ce que l’admirable spectacle de mon corps qui…

            -Oh arrête ! Tu extrapoles et tu sais très bien que ce n’est pas ce qu’on veut lire ! On veut lire que je te prends doucement par le bras, que j’arrive à te résonner en te brandissant l’espoir d’une vie meilleure. On veut lire que je te sauve et qu’en tombant en arrière, sains et saufs sur le toit, nos regards se croisent et que nous tombons amoureux l’un de l’autre. C’est ça qu’on veut lire et pas que tu sautes sans que j’ai pu croiser ton regard et attirer ton bras contre ma poitrine. Sans que j’ai pu te faire comprendre que c’est dans l’amour que réside  le véritable espoir.

            - Vous autres les lecteurs, vous avez un peu trop tendance à faire l’histoire à votre gout. Et que savez vous de l’amour vous qui ne savez même pas lever la tète en marchant, comment sauriez vous élever votre cœur ?

            -Et d’ailleurs, pourquoi veux-tu sauter ? Personne ne l’a vraiment comprit à travers tes descriptions qui prennent tout un chapitre ! Franchement, tu avais vraiment besoin de tout un chapitre pour nous montrer comment les nuages s’écartent après un orage ?

            -Alors c’est définitif, vous n’avez rien comprit…

            -Mais je t’en prie, éclaire moi, éclaire nous ! Je ne sais pas ce qui me retient de lâcher ton bras…

            -Voilà ce qui vous retient, vous avez ouvert ces pages et êtes venus me rejoindre. Vous vouliez me sauver, il va d’abord falloir me comprendre parce que ce dont vous voulez me sauver, ce n’est qu’une façade.

            -Je peux te faire confiance alors ? Tu vas te calmer et enfin t’expliquer ?

            -N’ayez pas si peur que je saute, si j’ai fais l’effort de vous interpeler ce n’est pas juste pour que vous me voyez dans une chute dont vous ne comprendriez pas la grâce. Non, d’abord j’aimerais vous faire toucher du doigt ce que je ressens…

            -J’écoute…

Chapitre 3 :

            -Devant l’absolu, nul ne peut réaliser une grande œuvre. Mais justement, si cela peut paraitre dérisoire à l’absolu, à l’univers, cela ne l’est pas pour d’autres cadres. C’est pour ça que j’ai choisit le livre et les pages, pour créer un cadre plus restreint et confiné dans lequel j’aurais plus de chance de faire échos. Et finalement, j’ai réussi. Regardez-vous, vous me lisez et désormais, je peux vous en parler. Je peux vous le demander.

Levez vous les yeux ? Lorsque vous marchez est-ce que vous vous apercevez de ce qu’il y a autours de vous ou bien vous restez noyés dans la masse et dans vos pensées ? Voilà pourquoi je me trouve sur un toit. Il faut s’élever. Prenez de la distance avec la normalité. Sauriez vous me dire où est vraiment la beauté ? Elle est là. A l’instant où vous me lisez, elle est peut être là, à votre porte. Détachez votre regard de ces pages et aller donc à la fenêtre. Il y a de fortes chances pour que, d’apparences, vous ne voyez rien mais persévérez encore et vous vous apercevrez que derrière chaque apparence réside de la beauté pas toujours évidente.

Je ne vous demande pas de devenir des inconditionnels de l’amour, la vie n’est pas faite que d’amour et nous le savons tous. Mais vous avez le pouvoir d’écarter les barreaux de vos prisons respectives. Vous avez le pouvoir de laisser la lumière rentrer de vos cellules, dans votre vie !

Combien d’entre vous vivent sans connaitre ou vouloir connaitre la valeur de leur vie ? Connaissez-vous la valeur d’un jour, d’une semaine ou d’un mois ? Demandez donc à deux amoureux qui doivent se quitter pendant un mois. Ils vous montreront combien ce temps a une valeur puisqu’il représente toute la souffrance d’un déchirement entre les pages de leur amour. Mais ce temps qui les sépare leur enseigne aussi combien leurs secondes et minutes passées étaient précieuses et combien celles à venir le seront également.

Nous sommes en Juin et déjà, je commence à voir à l’horizon, la couleur des feuilles qui change. Elles prendront bientôt une teinte vermeille, puis la couleur du sang et elles tomberont en un millier de gouttes sur le sol pour préparer un tapis rouge à l’arrivée de l’hiver. Voilà pour moi où se trouve la valeur du temps.

            -Tu veux dire que tu sautes de ce toit pour que nous comprenions qu’il est nécessaire de donner une valeur au temps ?

            -Je veux dire que je saute et que je vous entraine avec moi. Mais ce n’est pas le saut que vous croyez. Vous l’avez déjà fait en acceptant de rentrer dans mon histoire ce saut. Mais le grand saut lui est autre chose. Maintenant il faut que vous croyiez au bien fondé de tout ce que je dis.

            -Et comment comptes-tu t’y prendre ?

            -Il fait nuit mais, depuis le temps que je vous tiens, il devrait bientôt faire jour. Vous ne le savez peut-être pas mais comme chaque jour est différent, chaque lever de soleil l’est aussi. Les couleurs ne sont jamais les même et le ressentit que l’on a après n’est jamais le même non plus. Alors restez avec moi pour quelques temps, juste pour le voir.

            Chapitre 4 :

            Ouvrez lentement les yeux, avec moi. Oui, nous sommes toujours sur le toit et à présent, le silence a presque tout recouvert. Depuis que je vous tiens, les nocturnes sont sortis mais la plupart d’entre eux sont déjà rentrés. Qui peut dire maintenant l’heure qu’il est ? L’horloge de la grande église que l’on aperçoit là bas ne nous apprend rien. Je ne peux pas la voir. On ne le peut pas. Le silence l’a recouverte elle aussi de sa chape de plomb.

            Somme toutes, ce silence est propice aux souvenirs. On se souvient mieux lorsqu’il n’y a rien pour nous troubler. Alors souvenez-vous avec moi. Voilà, je la sens déjà. La douceur qui vous caresse le visage lorsque vous êtes le seul à marcher dans quelques rues peu fréquentées, le crépuscule ne fait que commencer. C’est sans doute le meilleur moment quand l’après-midi semble  résister une ultime fois avant de se retirer complètement. Et ce combat nous donne cette teinte rose que prend le ciel, témoin de la rencontre de deux moments bénis de la journée.

            Le silence est toujours là et nous pouvons encore continuer à nous en rappeler. Ensembles. Tous nous avons connus un tel moment. Un moment où la sérénité prend place dans nos cœurs et libère nos esprits. Alors, nous nous laissons entrainer par la valse de l’air du soir. Il arrive tournoyant devant nous et soudain il claque dans nos vêtements. Que je me sens bien. Que nous nous sentons bien j’espère. L’air n’est pas froid. Il est là pour nous ramener doucement sur terre, alors, au son des claquements du vent, nous abandonnons nos rêveries si douces pour s’adonner à une autre contemplation.

            Mais que ce moment est éphémère…Et bientôt il ne nous restera rien. On ne peut pas immortaliser de tels moments. Il ne nous reste que les souvenirs éphémères eux aussi. Alors on espère qu’ils dureront jusqu’à ce que de tels évènements se reproduisent.  C’était là mon plus grand mal. J’ai souvent vu, l’espace d’un instant, un moment magique où la création toute entière semblait avoir dépassé le stade des mots. Et de ces moments, je n’ai plus que des souvenirs, des souvenirs d’émotions fortes. Je n’ai pratiquement jamais pu mettre de mots sur ces émotions. Mais, j’ai compris.

            Enfin, je pense avoir compris. Le plus précieux est le plus frustrant. Le plus précieux est le sentiment, l’émotion que l’on ressent lorsque l’envie nous prend d’appeler chaque chose par son vrai nom. C’est qu’on a vu la vraie beauté de quelque chose. Alors on veut apposer à cette chose le vrai nom qu’elle mérite. Mais pour ma part, je ne les trouve pas. Lorsque de telles choses me sont arrivées je n’ai pu trouver de mots assez somptueux et véridiques pour qualifier l’amour que je portais, l’odeur d’un certain parfum, un bruissement dans les feuilles d’un arbre anodin, le chant discret d’un oiseau alors que la lumière se meurt comme pour saluer la retraite d’une journée si radieuse.

            Et c’est ça qui m’a frustré. Frustré à un tel point que je me suis retrouvé là, sur ce toit. C’est si énervant de ne pas pouvoir donner à chaque chose son vrai nom, d’avoir l’impression de ressentir les choses les plus magnifiques au travers de mots factices, corrompus. Mais c’est sur ce toit, avant votre venue, que j’ai finalement comprit aussi…

            Chapitre 5 :

            Votre venue justement, vous vous souvenez ? Le voile venait à peine de nous recouvrir. La nuit commençait seulement. Mais c’est encore un peu avant ça que j’ai comprit. Cela s’est passé quand la lente mort du soleil emplissait tout le ciel et rependait son sang sur le ciel. La vue de la lumière qui se meurt en déversant ses dernières forces fut bientôt rejointe par l’arrivée de ténèbres. Ils venaient en renfort du soir et s’agglutinaient autours  des derniers rayons comme pour les étouffer. Ce fut cette lente agonie qui, du haut de mon perchoir, me toucha particulièrement. Bien sur, j’en avais vu avant des couchers de soleils. Mais aucun de m’avais permit auparavant de comprendre.

            En regardant plus bas, je pouvais voir que ce combat entre le soir et la lumière se poursuivait jusque sur les pavés de la rue. Les efforts ultimes de la grande étoile projetaient dans nos rues des trainées de sang et d’or. Les statues qui ornent les places de Paris voyaient leurs ombres grandir inexorablement derrière elles au fur et à mesure que le soir avançait. La tour Eiffel, bien sur, mais aussi la colonne Vendôme où l’Arc de Triomphe reflétaient sur le sol des images immenses et sombres mais dépourvues de la beauté des originaux. Bientôt ses ombres recouvreraient tout mais, avant l’épilogue de ce combat, ces scènes résonnaient en moi comme des soupirs d’espoir.

            Et ces soupirs prenaient la forme du vent qui passait sur la Seine. En longeant les bateaux et les péniches il apportait sur les passagers un vent de changement et à moi il m’apportait l’odeur de l’eau, l’image des quais de la Seine, et le changement dans mon esprit. Car c’est finalement là que j’ai comprit que ma quête était vaine. J’ai toujours cherché à vouloir trouver le bon mot pour qualifier chaque émotion. Car elles en valaient la peine. Mais c’est justement parce qu’elles en valent la peine que de telles émotions, de tels sentiments, ne peuvent être seulement catalogués. Elles ne peuvent être possédées, emprisonnés par nos mots. Au contraire, elles doivent continuer à vivre par nous et être rendues vivantes par  l’intensité que l’on donne lorsque l’on en parle et que l’on s’en souvient.

            Epilogue

-Excuse moi de t’interrompre, mais tu n’avais pas dis que l’on resterai ici pour voir la magie d’un lever de soleil ? Arrêtes moi si je me trompe mais...C’est justement tout le contraire que tu viens de décrire.

            -Oui, je vous avais dis qu’il serait question d’un lever de soleil et nous sommes en plein dedans. Ce lever de soleil que vous attendez marquera le commencement de votre journée. Mais par ma description, j’ai voulu marquer la fin de notre dialogue. Mais cette fin est aussi synonyme de début pour vous puisqu’à partir de maintenant, j’espère vous avoir fait comprendre pourquoi il était nécessaire que j’attire votre attention. Surement, ma frustration m’a conduit à avoir besoin que l’on m’écoute à ce sujet mais, si vous laissez la beauté des choses vous transpercer alors sans doute, vous la ressentirez et vous serez capable d’en parler avec toute l’intensité qu’elles le méritent. Finalement, je pense que je n’ai plus besoin de vous faire sauter avec moi. Vous avez déjà fait un saut considérable en m’écoutant. Je vous laisse et c’est à vous désormais de ressentir le prochain lever ou coucher de soleil. C’est à vous de ressentir les émotions. Je vous fais confiance.

            -Alors finalement tu sautes ?

            -Je saute.

Signaler ce texte