Grisages 3

Pierre Carmody

Ça y est. Une autre pour Francis. Tombe bien, je commençais à piquer du nez. À part le pochard, l’autre intello à œillères et un groupe d’étudiants, c’est bien mort ce soir.

Je demande la contenance à Francis, mais il reste encore au demi-litre. Il est passé de la petite à la pinte systématique il y a quelques semaines. Et ce soir, avec deux litre cinq de bière en une heure et quelques, ça sent la mine catégorique à plein pif, le déblayage de merdouilles à la petite cuillère, en gros le gars qui va très mal.
C’est con, je l’aime bien, moi, Francis. Un gars tranquille, gentil, qui va pas chercher la petite bête. Ça m’énerve de le voir se détruire comme ça. Je tente la discute, en douceur, faut pas brusquer le chaland.

Il me parle de son boulot, sa femme, ses problèmes.
J’ai du mal à le comprendre, mais j’acquiesce : moi j’adore mon taf et j’ai pas de famille. Je lui dis de se prendre des vacances, de s’aérer. Je fais mon subtil, lui parle surtout pas de sa conso d’alcool.

Il en remet quand même une couche ; me dit qu’il veut pas se mettre au vert, plutôt se mettre au verre.
Suicide en cours. Ce sont plutôt les vers, qu’il va rejoindre. Et à grands pas.

Est-ce que je me tue, moi ? Enfin, pas comme ça, plutôt à petit feu. Rien de violent. Quoique ça risque de le devenir : ma fille me tuera peut-être de ses mains si je raccroche pas. Trop dangereux, trop de travail, soi-disant que je m’épuise.

Mais tant pis, moi je suis fier d’être encore patron de mon rade à 73 ans…

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