Grisages 4
Pierre Carmody
Depuis le fond du bar, je guette discrètement les modifications de comportement des gens. L’habitude, plus que la peur.
Personne ne semble m’avoir remarqué. Bien. Je n’ai pas vraiment le profil du groupe d’étudiants dans lequel je viens de me fondre.
Eux, c’est plutôt le genre à réussir, mais qui veut s’encanailler en attendant. Moi, c’est plutôt le genre en galère les trente premiers jours du mois, avec un frigo aussi vide que mon futur.
Et dans ces cas, je transgresse la législation sans aucune hésitation. Comme ce soir : un bar, six clients. Je n’ai aucun mérite, ce sont mes réguliers de fin de semaine, qui rient trop fort pour être tout à fait honnêtes. Peut-être qu’ils se détestent, à force de se fréquenter tous les jours. Peut-être que leur vie de rêve ne suit pas les leurs. Peut-être pour ça qu’ils se droguent. Après tout, je m’en fous, ça me fait du chiffre.
Un gars dos au bar commande sa binouze suivante. Je le reconnais. Il m’a calculé dans ce même bar il y a trois soirs. Et m’a demandé de la détente en sachet de dix grammes. Je suis toujours au service du client pour un peu d’herbe, mais je me suis un peu méfié : ça m’aurait fait mal de tomber sur un keuf.
Le vieux patron lui dit quelque chose. Je suis loin, j’entends mal. Il lui répond en me fixant que certains se mettent au vert, d’autres préfèrent se mettre au verre. Sa conversation à plusieurs niveaux me fait marrer pendant quelques secondes.
Je retourne à l’embryon de conversation à ma table. J’ai rien raté, c’est nul. Je rigole en même temps que les autres, par politesse. Je réfléchis un peu au soûlard du bar, et ma bonne humeur s’envole.
D’instinct, je sais que ce type a fumé toute la verte qu’il m’a achetée. Aucune éducation du joint, il voulait juste s’envoler. Là, il est en plein déni. Sa charge héroïque à la bière n’existe que pour le rassurer sur ce point : il n’est pas un junkie.
Réveille-toi, coco : pas besoin d’avoir une seringue dans le bras ou les narines blanches pour en être un. Junkies, nous le sommes tous, quelque part.
Moi aussi, vu mon obsession pour me tirer de là. Ma drogue est devenue mon échappée inconditionnelle vers mes rêves de vair.