Gué-guerre
solisdesiderium
Un char traînait sa lourde carrosserie à travers le champ de bataille. Les chenilles dessinaient dans la boue de larges canaux de terre humide.
Sur le triple canon du char, en large lettre rosée et bleu et à la typographie rondouillarde, une publicité pour une application mobile. « Les rencontres qui font boom. »
Tiago, dissimulé dans les débris d'une maison écroulés il y a longtemps, observait le blindé ennemi. Silencieux, le jeune homme était camouflé par une poutre en bois gondolé sous laquelle il s'était allongé. Le canon de son AK-47 lui grattouillait la mâchoire, la crosse lui rentrait dans l'estomac.
La guerre était en train de tourner au désavantage de son pays, le mieux à faire était d'attendre jusqu'à ce que la fin de la bataille soit proclamée.
Combien de temps cela allait-il durer ?
Des jours ? Des semaines ? Plus encore ?
Même si les États-Unis étaient les meilleurs dans le domaine, et que la défaite était, pour ainsi dire, jouée d'avance, le pays de Tiago n'abandonnera jamais. Question d'ego, de gloire, d'honneur ; et peut-être un soupçon de rancune du passé.
Un dirigeable fit son apparition au-dessus du champ de bataille. Sur son ballon, une pancarte énorme montrait une canette de soda. « Manque d'énergie ? Buvez le Maestricht-Cola ! »
Un bourdonnement soudain déchira les cieux. Deux avions de chasse se couraient après, virevoltant furieusement autour du dirigeable. Leurs tirs s'entrechoquaient, les carcasses de métal souples sifflaient à chaque descente en piquet.
Il leur fallut très peu de temps avant de venir s'encastrer à grande vitesse dans le dirigeable ; les deux avions pilent dans la canette. Le ballon fut fauché, broyé, s'effondrant sur lui-même comme une tente de cirque mal montée.
Une formidable déflagration éclairait désormais le champ de bataille, d'où les bombardements s'étaient faits plus vigoureux.
Tiago ne pouvait pas stagner là ; les yeux fermés jusqu'à la fin de la bataille, les doigts croisés en attendant que ça se passe. C'était le meilleur moyen de se prendre un obus sur le bout du nez.
C'est alors qu'il aperçut au loin une escouade de son camp prendre le dessus sur une zone stratégique.
Serpentant entre les débris rocheux et les tiges de bois pointu, il s'extirpa rapidement de sa cachette, puis sprinta.
Le jeune homme priait pour ne pas croiser d'Amerlock jusqu'à ce qu'il arrive près de ces camarades. Sur son arme rebondissait inlassablement un charme de la mascotte de Wendy's.
Quand il arriva enfin, ses camarades l'aperçurent du coin de l'œil. « Les gars ! Y'a un tank pas loin, faut qu'on appelle du… »
Tiago n'avait pu terminer sa phrase. À trois mètres d'où il se trouvait, là où se tenaient les trois hommes, et deux femmes composant l'escouade alliée, un drone kamikaze vint s'échouer dans l'une des têtes casquées.
Une explosion. Encore une.
Les humains voltigèrent comme des quilles, se déchirèrent tels des morceaux de tissus qui s'envolent au gré du vent.
Les bottes Dior pleines de boue volèrent en éclat. Les têtes roulaient sur les gilets pare-balles Ikea. Des rations de survie Kentucky Fried Chicken s'étaient étalées sur le sol boueux.
Tiago, sonné, entendait désormais ce son strident qui suivait une déflagration et lui hantait désormais les tympans. Autour de lui, rien que de l'angoisse, de la peur, de la crainte ; peut-être un peu de haine aussi.
Il ne trouva pourtant pas la force de se relever, la scène était trop envoûtante, éblouissante ; assez pour terrasser la volonté d'un homme. Une nuée de drones planait au-dessus de sa tête, attendant à chacun leur tour de se décrocher sur une cible potentielle. Des strient lumineux s'agitaient dans un ciel incandescent rouge et noir ; rouge sang, noir cendre.
Le sol trembla subitement…
Tiago se retourna, sans volonté, sans force.
Derrière lui, un char sans canon, simple blindé de transport, venait de s'arrêter. Il leva la tête, et… Le drapeau des États-Unis. La mort est là, se disait Tiago.
L'écoutille du haut de la carrosserie coulissa, un homme s'en extirpa. Une dizaine d'hommes et de femmes armés apparurent de derrière le véhicule et piégèrent le jeune Tiago, toujours affaissé sur ses mollets ; les bras ballants, le dos des mains plongé dans la boue ; l'arme non armée, suspendue à l'épaule.
Crosse à l'effigie de bandes dessinées coréenne ; bracelet multicolore Air France ; couteau de chasse Laguille suspendu à la ceinture. L'escouade ennemie se déploya à vitesse éclair, encerclant désormais complètement le jeune homme démuni. Il n'y avait aucune échappatoire, aucune solution. Juste la fin, pure et simple.
L'un d'eux, sûrement le commandant, inspira avec vigueur, leva la main et s'apprêta à ordonner qu'on exécute le prisonnier.
À peine le commandant eut-il le temps de laisser tomber son bras, qu'une alarme bruyante résonna sur l'intégralité du champ de bataille.
« Que tout le monde lève les mains en l'air. Le meurtre n'est plus autorisé. Je répète. Que tout le monde lève les mains en l'air. Le meurtre n'est plus autorisé. La partie est désormais TER-MI-NÉE. »
La fin venait d'être proclamée. Autour de lui, les visages s'éclairèrent, troquant des mines mornes de meurtrier pour des sourires sincères aux traits détendus.
Tiago était sauvé, et cela s'était joué à une minuscule seconde. Demeurant toujours dans la boue, incapable de se lever, son souffle était saccadé, agité.
Le commandant, l'homme qui allait ordonner son exécution il y a moins d'une minute, lui tendit une main amicale pour l'aider à se relever.
Le jeune homme l'accepta, non sans en être troublé, et se leva en chancelant. « Oh là, bonhomme, c'était un bon combat, on a bien failli te faire perdre la vie, quelle chance ! ricana l'homme. »
Dans le ciel embrasé et vaporeux, un essaim d'une centaine d'hélicoptères apparut. La majorité était des journalistes, une minorité dédiée au sauvetage des blessés. Ici encore, sur la carrosserie des véhicules volants, un défilé de publicité tape à l'œil.
« Nivea, la crème qui soigne. » — « GreenShark, une boisson de VRAI soldat. » — « Votre nouveau téléphone à l'appareil photo aussi affûté qu'une lunette de sniper » — « Couches Cadum pour petits et grands ! »
Quand les hélicos atterrirent, une véritable vague de journaliste balaya le champ de bataille, interrogeant les victorieux, les perdants, les blessés ; filmant les morts et la destruction.
Tiago était désorienté, du moins plus que d'usuel à la fin d'une bataille. Jamais il n'avait frôlé la mort de si près, et de manière si consciente ; il l'avait vécu, il l'avait touchée, mais la mort n'en avait pas voulu. Non. Pas encore.
Une journaliste en blouse blanche, d'où ressortait des patchs cousus représentant un éventail de sponsors, interpella Tiago alors que celui-ci déambulait sur les gravas, enjambant les cadavres, cherchant désespérément de quoi s'essuyer son visage recouvert de suie. « Jeune homme, jeune homme ! s'écria-t-elle. Dans quel camp étiez-vous, monsieur ? »
— Pas celui des gagnants, si c'est ce que vous voulez savoir, répondit-il, désorienté.
— L'armée américaine est exemplaire, n'est-ce pas ? Mais c'est bien rare qu'un petit pays comme le Brésil leur tienne tête si longtemps. Vous pouvez en être fier !
— Rare, je ne sais pas. Osé, ah ça, oui.
La journaliste interviewait, mais c'est la caméra qui écoutait, pas elle. Ces questions seront posées à des centaines d'autres, et après quelques montages en postproduction, un joli petit documentaire sortira dans la semaine pour le bonheur du public.
— Les premiers chiffres sont en train de tomber. On parle de vingt mille morts de votre côté, et cinq mille du côté des États-Unis, continua la journaliste, le regard volatile, impatiente de passer à un autre sujet.
— C'est une raclée… chuchota Tiago.
— Ah oui, une sacrée raclée. Mais vous vous êtes extraordinairement bien battu, vous savez. Et l'humanité vous remercie pour ce divertissement que vous leur fournissez. Le monde serait bien terne sans les soldats prêts à se battre entre eux pour l'audimat.
Au loin, les bus militaires traînaient leurs lourdes chenilles sur le champ de bataille, écrasant les ossements brûlants et les débris métalliques pointus. Sur eux, aucune publicité, seulement les drapeaux des pays en guerre. Quelques drapeaux brésiliens, une nuée de drapeaux à cinquante étoiles.
Les soldats rentraient enfin chez eux, s'empressant de rejoindre les bus blindés. Tiago écourta l'interview et se rua vers l'un d'eux, prenant bien soin de ne pas se tromper de camp.
Il voulait rentrer chez lui. Et vite.
— Dites donc, Nicolas, les États-Uni nous ont régalé ce mois-ci !
— Ah ça, Sylvain, je vous le fais pas dire.
La voix des deux présentateurs s'extirpait de toutes les radios présentes sur le globe, traduit au besoin selon le pays. Leurs têtes s'imprimaient désormais sur tous les écrans de télévisions, sur tous les smartphones. Jamais on ne ratait un podcast de « Gué-guerre » ; leur chiffre d'audience ne vacillait que très rarement.
— Leurs drones, continua Nicolas, c'est la logistique apportée à la gestion de leurs drones qui m'a le plus frappé, je dois dire.
— Sans parler du bombardement continu du champ de bataille pendant près de deux jours consécutifs. Un véritable carnage.
— Jouissif, c'est clair.
— Le chef d'État du Brésil, s'exclama Sylvain, a d'ailleurs félicité le président des États-Unis pour la qualité de son armement militaire.
— J'ai vu ça, il lui aurait dit pendant la poignée de main qu'il serait ravi de prendre sa revanche.
— C'est la beauté du sport, mon ami !
— D'ailleurs, est-ce que tu aurais une idée du potentiel combat du mois prochain ? demanda Nicolas.
— Je dois avouer…
— Non, ne me dis pas que…
— Si, j'ai eu des infos plus ou moins concrètes pour la prochaine guerre amicale.
— Putain, tu m'étonneras toujours, s'écria Nicolas, les lèvres collées au microphone mousseux. Allez, balance.
— Prenez ça avec des pincettes. Mais je pense que la prochaine bataille opposera la Suisse contre le Japon. Deux pointures dans le domaine de la robotique et de l'intelligence artificielle.
— Ce serait incroyable. J'ai hâte de voir ça.
— Et moi donc mon ami. En attendant, si vous voulez regarder les rediffusions des meilleures batailles partout dans le monde sans vous coltiner les publicités, pensez aux meilleurs des VPN, celui dont tout le monde connaît le nom…
Tiago éteignit la télévision avant que le présentateur n'ait le temps de terminer son placement de produit. Il appuya sur le bouton de la télécommande si fort, que le geste ressemblait bien plus à un excès de colère qu'a un geste habituel.
Enfin rentré chez lui, dans le quartier où il avait toujours vécu, il se sentait comme un intrus parmi l'humanité.
Cette sensation qui le hantait chaque fois qu'il rentrait de guerre, cette impression de n'être personne, mais de fatalement se sentir exister. En décalage complet avec le monde alentour, Tiago s'enfermait chez lui, ne sortant que pour se ravitailler en nourritures et en cigarettes.
Pourtant ce n'est pas l'argent qui manquait, être un soldat de nos jours, ça payait grassement. Il aurait pu s'enfuir sur une plage en Jamaïque, s'évanouir près d'un canal d'Amsterdam, se reposer dans un temple japonais. Mais peu importe où il se trouvait, tout ce qu'il voyait désormais, c'était les plaines désolées du continent africain ; ce terrain de jeu gigantesque, déserté par l'homme et utilisé pour les guerres amicales. Alors, à quoi bon fuir, quand l'on est obligé de traîner ses souvenirs avec soi, partout, pour toujours, comme des boulets toujours plus lourds au fils des ans ?
Des amis à lui étaient morts durant cette guerre. Des jeunes de son quartier qui, maintenant disparus, ne laissent qu'en guise de trace les pleurs d'une mère dont les larmes venaient fondre sur l'épaule de Tiago.
Que pouvait-il leur dire à ces mères en peine ?
Ce n'était pas pour défendre quoi que ce soit que l'on s'engageait. C'était seulement pour l'appât du gain ; juste pour la célébrité, si jamais vous arriviez à devenir un soldat médiatisé comme le Patriote des États-Unis. Il n'y avait pas de gloire ni d'honneur, pas de jeu ni de fierté sportive. Les soldats étaient là pour l'argent, c'est les politiques qui se faisaient un plaisir de ramasser l'honneur, l'endormissement des masses et la démonstration de puissance.
Donc, que répondre quand une mère vous demande si son fils est mort dignement ? Que répondre quand cette femme brisée vous demande de la rassurer ?
« Non, madame. Il s'est fait éclater la cervelle par une balle de fusil V45. Un nouveau modèle américain. Plutôt précis, si vous voulez mon avis. » - voilà ce qu'avait répondu Tiago.
Et bien, oui. Que répondre d'autre ? Il avait dit les faits, la vérité, rien de superflu. On ne se battait pas pour une grande cause, c'était un jeu ; un simple jeu où la mort était tolérée. Et, finalement, tout le monde y gagnait. Les soldats étaient là parce qu'ils le voulaient bien, et c'est la paye qui les motivait à rester en vie. Le peuple pouvait maintenant satisfaire sa curiosité morbide sans se soucier d'intrigues géopolitiques. Les États pouvaient maintenant satisfaire leurs immenses égocentrismes. L'industrie avait un tout nouveau filon à exploiter. Et hormis les guerres amicales mensuelles organisées par l'Alliance Mondiale, la paix régnait sur le monde depuis des décennies. L'humanité avait juste cessé de se tuer par vanité, haine, ou part différence ; maintenant, la guerre était un art, un sport de combat, une passion, une activité pratiquée pour le divertissement.
Tiago venait d'enrouler un gramme de cannabis dans une longue feuille bien serrée. Il alluma sa brindille, et fila s'allonger sur son matelas sans drap.
Il s'endormit en même temps que la tige s'éteignait.
— Six mois plus tard —
Cela venait d'être annoncé, le Brésil prendra sa revanche sur les États-Unis. Les sponsors étaient devenus hystériques en apprenant la nouvelle, et avaient arrosé d'argent les deux pays qui, eux, en avaient profité pour mieux s'équiper en vue de cette prochaine guerre amicale. « Cela s'avère être le combat de l'année si tu veux mon avis, Sylvain, s'était exclamé le présentateur. » - « Pourquoi pas la guerre du siècle, même ! répondis l'autre, excité. »
Tiago était assis dans la terrasse d'un café de Salvador, avec Samir, un ami rencontré durant la Formation Militaire. Samir était un homme proche de la quarantaine, au crâne chauve et aux yeux profondément enfoncés dans les orbites ; ce qui lui donnait un air assez sinistre.
— Non, mec, je peux pas y retourner, lui dit Tiago.
— Je crois que t'es pas au courant, mon vieux. C'est bien mieux payé que la dernière fois, dit Samir calmement.
— C'est pas une p'tite prime qui va me faire changer d'avis. J'ai failli crever à cette fameuse dernière fois. Je prends plus de risque maintenant.
— Oh ça va, toi aussi ! Fait pas ta pisseuse ! Tu savais bien que tu mettais ta vie en danger dès le départ. Mais voilà qu'un jour tu te chies dessus, puis tu veux plus y retourner.
— M'embrouille pas la tête Samir, c'est peine perdue, t'arriveras pas à me faire changer d'avis.
— Moi non, lui répondit-il, mais l'argent, oui.
— L'argent. Qu'est-ce qu'il a encore celui-là ?
— La paye est triplée cette fois-ci, mon pote. Quittes à raccrocher, autant renflouer les caisses avant. Tu penses pas ?
Tiago réfléchissait. Le triple de la paye normal. C'était énorme, absolument colossal.
— Écoute, dit finalement Tiago. Ce sera ma dernière, tu entends ?
— Ah ! Je retrouve enfin mon Tiagito ! On va les flamber ces abrutis de Ricains, t'inquiètes même pas, mon pote.
— La dernière, chuchota Tiago pour lui-même.
Finalement, le Brésil avait perdu la guerre amicale ; encore.
Tiago mourut durant cette bataille ; écrasé par un obus publicitaire qui n'explosa pas. Mort, tout comme la majorité de l'armée déployée par son pays. Les États-Unis avaient expérimenté des armes de guerre qui avaient littéralement rasé le champ de bataille ; d'où la prime sur la paye des soldats toujours en vie. La guerre amicale n'avait duré que deux jours, ce qui était ridicule.
Le président du Brésil, un peu humilié, avait tout de même félicité les États-Unis pour leurs prouesses sportives et leur logistique démesurée.