Gustave - Extrait

bertrandb

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Même si vous ne l'avez jamais vu.

EXTRAIT

Il y a un mois.

On était samedi soir, et tout le monde était très occupé à s’amuser. Maquillage peaufiné pour les unes, look décontracté très étudié pour les uns, la parade de séduction tenait sa vitesse de croisière. Les autres, les accouplés, n’étaient pas en reste, concentrés à reluquer ailleurs ou à surenchérir de réussite personnelle ou sociale. Les coqs et les poules étaient lâchés, et la basse-cour était un bel appartement du centre-ville, enluminé d’un mélange de design suédois et de bric-à-brac bobo, sonorisé des meilleurs tubes des années 80 qui revenaient - malheureusement ? - à la mode chez les trentenaires.

Lui, par contre, il était là uniquement parce qu’il fallait être là.

Il était là parce qu’on ne refuse pas une invitation un samedi soir, surtout quand on n’a rien de prévu. Ça ne se fait tout simplement pas de n’avoir aucune activité sociale, alcoolique ou sexuelle un samedi. Surtout quand on a 30 ans et pas d’enfant. C’est une question de convenance et d’étiquette, on est tout de même au vingt-et-unième siècle, merde.

Et il s’en était plutôt bien sorti, le protocole avait été respecté à la lettre : arriver en retard, sourire à son hôte, saluer les connaissances, puis se servir un verre, en demandant des nouvelles, et écouter les réponses les ponctuant d’un « Ah », d’un « Hm », ou d’un « carrément ! » toutes les sept secondes. Son acte de présence rempli, il restait maintenant assis sur le canapé, seul, et gardait les yeux rivés sur son Whisky-Coca. En général, il détestait l’idée de mettre du second dans le premier, mais celui-là était si dégueulasse que c’était sa seule chance de se rendre utile. Et puis le vin était infect, et la bière roturière.

Il posa lentement son verre sur la table basse, fit jaillir à coup de cure-dent une mini saucisse d’un bol en inox, tenta d’avoir l’air sociable en conservant un sourire et justifia sa solitude par un air absorbé et méditatif. L’évidence est sournoise : s’amuser n’est pas une activité mécanique, comme repasser une chemise ou conduire une voiture. Cela nécessite un certain état d’esprit, une implication totale. Et aucun doute possible, ce soir-là, pas une once de son karma n’était dédiée aux joies des relations humaines. L’esprit n’a finalement que peu de mémoire vive à offrir, et ses pensées étaient si densément concentrées sur une seule et même idée qu’il n’y avait plus de place pour quelque chose d’aussi superficiel que les humains qui viennent à ce genre de soirée.

Ne restait alors qu’à ruminer et passer le temps en attendant que la durée minimale réglementaire de présence soit atteinte, afin qu’il puisse rentrer chez lui sans subir quolibets et les « oh, sérieux, tu pars déjà ? » de gens qui ne s’intéresseraient à lui qu’au constat de son départ imminent. Passer le temps donc, pour ne pas sans arrêt retourner les mêmes angoisses dans tous les sens, mais trouver une activité peu demandeuse en énergie cérébrale. Il fit alors bondir l’attention de ses oreilles, assaillies de toutes parts, sautant furtivement entre les conversations des différents groupes à géométrie variable, cherchant à produire un intéressant cadavre exquis.

« … elle a eu quatre gosses avec trois maris différents ! Si ça, ça pose pas un personnage… », « … L’Enfer sur Terre, mon pote, l’Enfer sur Terre, je te le dis, c’est passé à la télé… », « … Ça n’a pas de sens, sérieux… », « … alors là je lui demande, mais alors un sourd parkinsonien, en fait, c’est comme s’il était bègue ?...», « … par texto, tu te rends compte ? On ne quitte pas les gens par texto, franchement ? », « … leur dernier album est une tuerie. Une tuerie… »

Le jeu s’avéra vite ennuyeux ; la pêche n’était pas bonne et les entrelacs de sens de ces conversations mêlées ne faisaient guère le poids face à celui qu’il avait sur l’estomac. Quand on a quelque chose en tête, quelque chose d’obsessionnel, quand l’inquiétude devient physique, l’intérêt que l’on porte à de telles futilités n’est que de très courte durée.

La musique lui offrit cependant un second répit, lorsque commencèrent les premières mesures de message in a bottle de Police. Depuis qu’un de ses copains, batteur, lui avait fait un cours sur l’incroyable talent de Stuart Copeland, spécialement sur ce morceau, il n’était plus capable de prêter attention à quoi que ce soit d’autre quand il l’entendait, et entreprenait avec concentration de marquer du pied ou de la main les improbables contretemps de charleston et de caisse claire qui en ponctuaient les refrains. Lorsqu’il eut, sans succès, fini son discret récital mimé et que la musique se soit enfoncée dans une bonne vieille soupe funky, il constata la petite blonde qui s’était assise à côté de lui.

 Et le regardait.

 Et lui souriait.

 Ah.

 En général, quand une fille vient parler à un mec qui n’a pas changé de chemise avant de sortir, qui n’a fait aucun effort esthétique et qui n’a même pas mis de gel capillaire, c’est qu’elle s’ennuie terriblement. Voir terriblement désespérée.

- Salut, ça va ?

Merde, comment elle s’appelait, celle-là, déjà ?

- Tu ne te souviens pas de moi ?

- Sisi, bien sûr, répondit-il mollement. Mais j’ai une très mauvaise mémoire des prénoms.

Il articula lentement, faisant diversion pour permettre à son cerveau de lancer une analyse échevelée de sa base de données. Il l’avait déjà vue, sans idée de « quand » et « où ». Et son prénom c’était, c’était…

- Émilie.

- Ah ! Oui ! fit-il, convaincu, en priant pour qu’elle ne soit pas joueuse au point de lui en avoir envoyé un faux pour le tester.

- T’as l’air de te faire chier.

- Oh non, non, je suis juste fatigué.

- Oh, fit-elle, dubitative.

En d’autres temps, il aurait adoré la compagnie de cette fille. Émilie, oui. Plutôt jolie, il aurait eu plaisir à tenter de la ramener chez lui. Mais pas ce soir. Il n’avait ni le cœur, ni l’énergie à consacrer à cela. Bien trop préoccupé, cela ne rimait à rien et il n’avait même pas goût au sexe. T’as qu’à voir, se dit-il.

- Je peux te poser une question ? fit-elle avec une mine inquisitrice.

- Hmm… acquiesça-t-il en forçant son sourire.

- Tu sais, je suis un peu… enfin, je sens les trucs, tu vois ?

- Euh… non, pas bien… répondit-il sans réussir à masquer son agacement naissant.

- Ça se voit que tu n’as pas l’air très bien. Ah tu vois ? J’ai raison. Quand on fait cette tête-là, c’est qu’on pense à quelqu’un qui nous manque. Attends, laisse-moi deviner. C’est à propos de quelqu’un. Rupture ? Ta copine et toi vous êtes séparés ?

Il resta interdit un moment, surpris.

- Euh, non, ça n’a rien à voir…

- Ah ! Alors t’es amoureux d’une fille et elle ne veut pas de toi ? Ah, je sais ce que c’est. Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Mais tu sais, c’est que ce n’est sûrement pas la bonne, et puis tu sais ce qu’on dit, une de perdue, dix de…

Ciel.

La psychologue du soir avec des vrais morceaux de phrases toutes faites dedans, recouverte d’une tranche de bonne samaritaine nappée du besoin de sauver les autres. Précisément ce qu’il fallait éviter. Le genre de personne qui, de toute façon, ne comprendrait pas, et l’agacerait encore plus.

- Non, rien à voir. Ce n’est pas une histoire de fille.

- Oh. Une histoire de mec alors ? Tu es gay ? fit-elle déçue. Allez, tu peux me le dire, je m’en fous… Mais je suis sûre que c’est à propos de quelqu’un. Hein ?

- Non, je ne suis pas gay. Et je vais très bien, je suis juste fatigué. Tu m’excuses deux minutes ? Je vais aux toilettes.

Excellent moyen pour quitter la soirée sans se faire remarquer. Il n’avait qu’une envie ; retourner chez lui, et vérifier qu’il s’était trompé. Ou plutôt, que tout était rentré dans l’ordre.

Il disparut dans le couloir, rentra aux toilettes, regarda sa montre, attendit cinq minutes, et ressorti en catimini de l’appartement.

Encore bien joué ma belle, se dit Émilie. Décidément, tu les fais tous fuir… C’est dommage, il était mignon… Oh merde, peut-être que c’était grave son truc en fait…

*

Dix-huit minutes plus tard, il arrivait devant chez lui. Il gara sa voiture en douceur et sortit sous la fine pluie, le rythme de son cœur s’accélérant soudain. Il en était convaincu, ou il s’en convainquait, la maison ne serait pas vide en rentrant. Non, ce n’avait été qu’un mauvais rêve. La maison ne serait pas vide. Tout serait rentré dans l’ordre.

Il grimpa les trois marches du perron, fit jouer la vieille clé avec dextérité et douceur, maîtrisa sans bruit la lourde porte de bois sculpté et la referma doucement derrière lui, aux aguets, le cœur battant la chamade. Quelque chose avait-il bougé ? Changé ? Il se tint immobile dans l’entrée et s’employa à ne plus faire de bruit. L’auguste maison était silencieuse et pas un bruit ne venait la faire frémir.

Elle était calme.

Elle était trop calme.

Alors, d’un geste inexplicablement empressé, il se rua sur l’interrupteur et éclaira l’entrée. Son cœur cogna et son estomac vrilla. Pour probablement la première fois de sa vie, dans ce lieu qu'il connaissait jusqu'au dernier atome, il eût peur du noir.

Peur du vide.

Peur du silence.

...

Puis, soudain, un léger bruit se manifesta, venant du salon.

Une intense et violente euphorie l’envahit, jusqu’à ce qu’Euclide, son chat, n’apparaisse, lentement et décevant, sortant des ténèbres, en miaulant doucement pour saluer son maître et le prévenir que la faim le tenaillait.

À la mesure de l’espoir généré, la déception fut terrible. 

Il alluma alors fébrilement toutes les lumières du rez-de-chaussée ; la cuisine, le salon, la salle-à-manger, la cage d’escalier. Les lampes d’appoints, les spots du plan de travail de la cuisine. Tout ce qui produisait de la lumière. Le noir était soudain devenu un terrible geyser d’angoisse.

Avec une agressivité sourde, il versa dans la gamelle d’inox une belle dose de croquettes, qu'il fit dégueuler sur le carrelage. Puis, il s’installa au salon, sur le canapé de velours beige, enleva ses chaussures sans les délacer et s’assit en tailleur. Dans le silence le plus total, une larme descendit lentement de sa joue.

Euclide s’approcha maussade de son maître et lança un long miaulement teinté de tristesse. Le petit chat, lui aussi, ressentait sûrement douloureusement cette absence.

Un seul être vous manque, lui avait rappelé la petite blonde. Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

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