Cela faisait quatre jours, peut-être cinq, que j'étais à fond de cale dans le bateau.
Quatre jours que je subissais les tangages incessants quelque part sur l'océan.
Ce n'était pas prêt de se terminer ; l'Europe était encore loin.
Même entassé contre les autres et recouvert de cartons plus ou moins abîmés et ramollis, le froid me pétrifiait.
Dans ma cage, l'humidité était permanente. Les autres qui traversaient avec moi, tentaient indéfiniment de calfeutrer les gouttières. Ça ne servait à rien. D'autant plus que la dernière nuit fut si violente que je faillis passer par-dessus bord.
Mais ici, l'eau n'était pas le seul fléau. La cage, faite de barreaux et de planches, empestait la rouille et la moisissure. Même avec certaines parties vermoulues, il était impossible de s'échapper de ce qui devint mon carcan. De toute façon, les gardes nous surveillaient.
Cependant, ne pouvoir colmater les fuites avait au moins son avantage.
Par quelques trous, le soleil arrivait à percer. Je distinguais ainsi le jour de la nuit.
Ses rayons me frappaient et réchauffaient mon dos, mais ils réveillaient aussi de nombreuses blessures.
Mon dos était griffé, tailladé, comme flagellé par des coups de fouet.
Mon identifiant « H.19.258 » restait moyennement déchiffrable, contrairement à la fleur de lys.
Ces marques me faisaient parfois souffrir mais ces douleurs me rassuraient tout de même. Elles me rappelèrent que j'étais toujours en vie.
L'été dernier fut particulièrement difficile. J'étais logé dans une case rudimentaire et je n'y vivais seul. Nous étions vendus par lots et le manque d'espace puis d'oxygène était rapidement éprouvé.
Acheté, séparé, exploité, revendu sur différentes places, j'existais partout et nulle part.
Aux yeux de mes maîtres qui m'achetaient, je n'étais qu'un objet quelconque.
Je devenais anonyme. Personne.
A force de passer entre toutes les mains, sales, noires de suif ou gercées par le froid et d'arrondir le dos, je me résignai à être domestiqué.
Chaque nouveau maître fut pour moi une nouvelle tranche de vie. Mais quelle vie ?
Une vie constamment en marge ? Et qui tombait inéluctablement dans l'anonymat ?
Plus d'un mois plus tard, j'appris lors une énième revente, que certains avaient fui les Antilles pour la France.
Ils embarquèrent vers des expéditions en masse pour tenter définitivement de tourner la page sur ces déchirantes vies.
J'arrivais à m'échapper d'un lot. En pleine nuit, coiffé de cartons, je réussis à me faufiler dans une cage avant d'être embarqué dans un des ces grands bateaux.
…huit semaines plus tard.
Des bruits m'éveillèrent. Ils étaient inhabituels et totalement différents de ceux de la traversée.
Il me sembla reconnaître des cris de mouettes.
J'étais arrivé, j'en étais presque sûr.
Mes yeux s'entrouvrirent péniblement et je commençai à m'accoutumer à la clarté que je n'avais pas rencontrée depuis longtemps.
Je débarquai, enfin. Je pris une grande inspiration, comme si je voulais échapper d'un étouffement.
C'est vrai, je débarquai mais je venais d'apprendre par un docker que j'allais être transporté vers une nouvelle destination. « Quand ces péripéties vont-elles s'arrêter, pensai-je ? »
Je fus chargé dans le fond d'une estafette. Contrairement au bateau, j'étais bien abrité, son plateau arrière était équipé d'une bâche.
Les brouhahas s'atténuèrent au fur et à mesure que l'on s'éloignait de la ville.
L'estafette emprunta des routes de campagnes, carrossées pour certaines.
Elle ralentit et s'engagea dans un chemin de terre je pense, car les cartons qui me servaient de coiffe ne demeuraient en place.
L'estafette s'arrêta au bout d'une allée gravillonnée.
Rapidement, un homme corpulent vint me récupérer. J'ignorai mon sort mais je m'attendais au pire.
Je pénétrai dans une étrange salle. J'y aperçus des tas de machines.
« A quoi servaient-elles ? Qu'est-ce que je faisais ici ? Et pourquoi moi et pas les autres ? »
Une autre personne s'empara de moi. Cette fois-ci, la fin approcha.
Ces mains qui me saisirent, me tournaient et me retournaient, paraissaient douces.
Il commença à retirer mes couvertures, parties en lambeaux.
Il détacha ma garde de couleur, dont la couleur noire d'origine, avait subi de nombreuses décolorations.
Avec grand soin, il sépara mes cahiers délabrés qui représentaient toute ma vie.
Il les effeuilla, les feuilleta et en parcourut même quelques uns.
Je n'en étais pas certain, mais j'avais le sentiment que cette personne ne me voulait que du bien.
On dirait qu'elle avait pour habitude de se préoccuper des gens comme moi.
Ses mains, toujours aussi douces, continuaient de me manipuler méticuleusement.
Il se chargea à présent de mon dos, lacéré par le temps.
Délicatement, je reçus de nouvelles entailles. Celles-ci n'étaient pas douloureuses. Il les pratiqua avec adresse et rigueur.
Je me sentis plus nu ; il remit en place mes cahiers, en veillant de bien les ajuster.
Il me para de nouveaux cartons. Je les voyais impeccables : des angles parfaitement droits, aucune courbure, ni rayure.
Je me sentis de mieux en mieux. J'ignorai ce que j'allais devenir, mais je pense qu'une page de ma vie allait bientôt se tourner.
Ce fut le tour de me coiffer, me raviver les gouttières, et me sculpter de belles nervures.
Je n'avais plus froid comme avant et je ne souffrais plus du dos.
Après la phase d'encollage, je terminai sous une presse. Triste fin imminente ? Non, c'était impossible après tant d'attention et toutes ces étapes de restauration…
Il me sortit de la presse. Je soufflais de soulagement.Je me sentis rajeuni, revivifié.
J'aperçus de vagues reflets qui semblaient se rapprocher de moi. Un miroir ? Absolument pas.
L'homme, je devais l'appeler plutôt mon sauveur, allait me recouvrir d'or. Je me répétai plusieurs fois ces mots dans ma tête comme si je venais d'entendre les premiers mots d'une langue étrangère : « Me recouvrir d'or, me recouvrir d'or… je vais être recouvert d'or… pensai-je ? ». La veille seulement, exprimer ces quelques mots, n'aurait été que conte de fée.
Il appliqua les dorures devant, sur mon plat, ainsi que sur les nerfs.
Mon identifiant sur le dos puis ma fleur de lys brillèrent de nouveau.
Je repartis, soigneusement enveloppé avec mes semblables de papier kraft.
Je finis par m'assoupir, balloter par les virages et les bruits avoisinants, devenus assourdissants.
La personne qui me déchargea de l'estafette portait des gants blancs, comme si aucune poussière ne devait se déposer.
Ce fut une attention que je n'avais jamais éprouvée auparavant.
Je pénétrai à présent dans une grande salle. Elle sentait le bois de hêtre.
J'aperçus des tables, des chaises, des éclairages directionnels et des étagères en perspective.
Après m'avoir déballé, je n'en revins pas. Je me trouvai dans une immense bibliothèque.
Tout devint limpide pour moi maintenant.
J'ai été entièrement restauré par un maître relieur.
Il m'a rendu mes lettres de noblesse avec une attention et une minutie remarquable.
Je fus placé dans le thème « Abolition de l'esclavage noir ».
J'ai pour voisin, un roman d'aventures, identifié sous le numéro « H.19.247 ».