Harry Tennan
Sergueï Bonal
Premier sur le lieu du crime, Harry entrait dans la maison d'un pas nonchalant. La radio accrochée à sa ceinture lui indiquait que trois patrouilles de police allaient arriver incessamment sous peu. Cette habitude, d'arriver en premier, le tien depuis son entrée à Scotland Yard. Harry Tennan était connu de tous les services de police, non pas pour ses états de services exemplaires, mais pour ses méthodes d'investigation atypiques. Pour celui qui viendrait faire sa connaissance, Harry passerait pour un dépressif avec de graves tendances suicidaires. En effet, cet homme de cinquante ans ne parlait pas beaucoup et tirait une tête de six pieds de long à longueur de journée. Toutes les personnes qui ont eu la chance où le malheur de travailler avec lui ne supportaient plus ses longs silences. Son dernier coéquipier l'a laissé, car il était épuisé de parler à un mur. Harry justifiait son comportement en disant d'une voix lente et grave :
-- Je ne vois pas l'intérêt de parler pour rien !
Même son patron, William Hurl ne le supportait plus, il l'a menacé plusieurs fois de l'envoyer chez un psy, mans sans jamais rien faire. Il savait au fond de lui qu'Harry faisait son travail consciencieusement et avec dévotion. Il savait que cet homme imposant, taillé comme une armoire à glace, rasé à la militaire a eu un passé difficile. Une des raisons pour laquelle, William était aussi souple avec Harry était, qu'ils ont servis dans le même régiment à l'armée. Tous deux savaient que la guerre pouvait changer un homme. Tout comme Harry, William Hurl était un homme de principe et honnête. Il savait qu'il ne pouvait rien faire contre Harry, il était son meilleur agent. Pourquoi chercher à de débarrasser un homme tel que lui ? Harry avait un don de l'observation qui dépassait l'entendement. Il privilégiait la vue à la parole, il pouvait passer un temps considérable à observer la scène de crime afin d'en tirer un maximum d'information.
En parcourant dans la maison des Gibbs, il faisait une brève analyse de l'habitat. Les mains dans les poches, il prenait soin de ne rien toucher. Madame Gibbs descendait l'escalier valises dans les mains. Le maquillage sur son visage humecté de larme coulait. Elle laissait tomber les valises en voyant le commissaire Tennan dans le salon.
--Que faites-vous chez moi ? s'exclamait Kathleen d'une voix forte sans montrer qu'elle venait de subir un grave traumatisme.
--Je suis le commissaire Harry Tennan, chargé de l'enquête concernant la mort de votre mari.
Stupéfaite, madame Gibbs montrait la porte en verre avec écrit dessus Bureau Tony.
--Mon mari va très bien, je vous remercie ! Je ne sais pas qui vous a dit une telle horreur. Tony, la police voudrait te parler. lance-t-elle tourné vers le bureau.
Harry posait sa main velue sur son arme de service tout en se dirigeant vers la porte en verre. Madame Gibbs le suivait de près l'air inquiet.
--Tony, tu es là ? La police voudrait te parler.
Harry faisait signe à madame Gibbs de rester à l'écart, de sa main libre, il ouvrait délicatement la, porte qui grinçait. Sa radio l'informait de l'arrivée des autres équipes, mais il préférait agir seul. En entrant, il découvre Tony Gibbs assis sur son fauteuil inanimé. Une odeur étrange planait dans l'air, une odeur de mort. Il sentait également l'odeur du sang, qu'il connaissait que trop bien. Durant la guerre des Malouines et la guerre du Golfe, il a vu beaucoup de camarades tomber sous l'impact des balles. À chaque fois qu'il voyait un cadavre, il repensait aux champs de bataille. Il sentait encore le goût métallique du sang sur son visage. Même s'il n'était plus dans l'armée, ses mains et son corps s'en souvenaient encore aujourd'hui. Il sent son estomac se nouer, même s'il avait l'habitude de voir des corps, il n'arrivait jamais à s'y faire. Madame Gibbs terrorisée, fondait en larme en voyant le corps de son mari maculé de sang. Elle se précipitait vers le corps ensanglanté de Tony au visage livide et au regard mort.
--Chéri, réveille-toi ! Tony c'est moi Kathleen !
En voyant Kathleen secouer frénétiquement le cadavre de Tony, Harry ressentait de la peine pour elle. Il la comprenait mieux que quiconque. Il était accoutumé à cette douleur irrépétible, celle de perdre un proche. Il se souvenait également de la première fois où il avait vu un ami tomber au combat. À cette époque, il n'avait que dix-sept ans, la guerre des Malouines était déclarée. Il partait défendre son pays, fier, ravi de servir le royaume. Il ne savait pas ce que représentait véritablement l'enjeu de la guerre et ce qu'elle provoquait. Il était comme beaucoup de jeunes de son âge, insouciant, inconscient. Il n'imaginait pas que la guerre pouvait le transformer, le détruire. Ce n'était que des années plus tard qu'il découvrait les affres de la guerre. Il sentait son cœur s'emballer et son estomac se tordre, à chaque fois qu'il entendait un coup de feu. Une nuit sur deux, il était pris de terreur nocturne, il visualisait en détail les scènes d'horreurs ; qu'il cherchait à enfouir au plus profond de sa mémoire. Même les réunions d'anciens combattants ne parvenaient pas à l'apaiser. Il disait être irrévocablement brisé. Depuis la mort de Jeff Morrison, premier camarade qu'il a vu tomber, une partie de lui est morte avec lui. Pourtant, il savait lors de son incorporation qu'il allait côtoyer la mort fréquemment, mais entre le savoir et le vivre…
Sans attendre, il extirpait son arme de service et la braquait vers Kathleen Gibbs effondrée.
--Madame Gibbs, veuillez lâcher monsieur Gibbs et suivre dehors ! vociférait-il sans la lâcher du regard.
--Appelez une ambulance vite ! rétorquait Kathleen affolée.
Sans rien ajouter, Harry d'un geste brusque attrapait madame Gibbs et l'emmenait à l'extérieur. Des agents couraient vers eux, en quelques secondes la rue bruissait d'une agitation fébrile. Des voisins curieux avides de potins accouraient au 10 Fulhaim Street. Certains zieutaient la scène de leur perron espérant passer inaperçu. Cette pratique honteuse, Harry ne parvenait toujours pas à la comprendre. Pourquoi quand il arrive un drame, faut-il qu'il y ait un public ? Est-ce jouissif de voir des gens souffrir? Né dans une bonne famille, protestante et respectueuse, Harry ne vivait qu'au travers de principe et de codes moraux. Et jamais, il n'y dérogeait, grand dieu non ! Son père, ancien militaire lui aussi, lui avait inculqué le sens du respect et de la droiture.
Harry demandait d'un geste froid et agacé de faire reculer les spectateurs, sans dire un mot. Madame Gibbs suppliait Harry de la laisser rejoindre son fils. Mais à peine avait-il le temps de réagir qu'elle se libérait de son emprise et partait rejoindre Teddy. Des agents la suivaient de près, Harry se dirigeait vers deux policiers tout de bleu vêtus.
--Vous êtes chargés de la sécurité, personne n'entre dans la maison, est-ce clair ? Et nom de Dieu, éloignez-moi tous ses rapaces !
Il entrait de nouveau dans la maison en quête de preuves. Il espérait en trouver, pour pouvoir clore cette enquête le plus vite possible afin d'assister au match de rugby affrontant les Saracens contre London Wasps lors de la fameuse coupe d'Angleterre. Depuis tout petit, il était un grand supporteur des Saracens, tout comme son père. Planté au centre de l'imposant salon, décoré dans un style baroque mêlé au postmodernisme, Harry retenait tout ce qu'il voyait. Il avait une mémoire photographique frisant le surnaturel. Il avait également une seconde faculté, et pas des moindres, il savait toujours trouver les informations utiles. Il avait un sens de l'observation hors du commun, capacité qu'il a découverte à l'armée. Lors de la guerre du Golfe, il a vu à quel point il lui était aisé de traquer les indices et les faire parler. C'était pour cette raison qu'il avait décidé d'entrer à Scotland Yard, pour mettre à profit ses capacités durement acquises. Il savait même faire parler des témoins récalcitrant juste par des jeux de regards. Le salon ne lui parlait pas, il cherchait un détail qui sortirait de la normalité, mais en vain. Ce n'était qu'en allant vers la cuisine qu'il trouva de quoi assouvir sa curiosité. Plus tôt, en voyant le corps de Tony, Harry savait qu'il a été déplacé. Mais il ne savait pas d'où et pourquoi. La porte de la cuisine était fermée, mais une large tache de sang frais se répandait sur le tapis blanc du salon. Sa main se rapprochait de la poignée en fer qui reflétait son visage déformé par les courbes. Encore une fois, il sent un profond malaise monter en lui. Même s'il savait ce qu'il allait y découvrir, il imaginait le pire à chaque fois. Il se voyait entrer dans une pièce maculée de sang du sol au plafond, des morceaux de cadavres jonchant le sol et autres atrocités.
Du sang, beaucoup de sang, trop de sang, c'était tout ce qu'il voyait. Harry était pris d'un haut-le-cœur qui le faisait blêmir en un quart de seconde. Le sang, ce liquide rouge vif, au goût métallique, amer et qui maintient tout être en vie ; Harry ne supportait plus d'en voir. Mais sa profession l'obligeait d'en voir régulièrement, un peu trop même selon lui. La cuisine était dans un état déplorable, un véritable capharnaüm, l'agression devait être musclée se disait Harry. L'agresseur devait être probablement plus grand et plus fort que la victime. À ce stade de l'enquête, Harry ne pouvait s'en tenir qu'à des supputations, des hypothèses rien de fiable. Selon la flaque de sang coagulée, la victime s'était vidée de son sang et a longuement souffert. De plus, vu la quantité, un organe devait être touché. Seul le légiste était en mesure et en droit de le déterminer. Non loin de la mare de sang, un objet en métal redonnait enfin des couleurs au commissaire, l'arme du crime. Un couteau de cuisine maculé de sang attendait d'être ramassé. Trop facile, pensait Harry en ramassant le couteau ensanglanté avec des gants en latex, pour ne pas y laisser d'empreintes. Il fourrait l'objet dans un sachet en plastique avec inscrit dessus : preuve N°I. Il était comme soulagé, libéré, trouver l'arme du crime n'était pas chose aisée en général. Il restait plus qu'à trouver des empreintes du tueur, s'il y en avait ! Le légiste arrivait comme attiré par les indices. Sans hésitation, il se dirigeait vers la cuisine, comment savait-il ? Personne ne l'avait mis dans la confidence. Il devait sans doute avoir, un sixième sens !
--Qu'avons-nous Harry ? La scène du crime a-t-elle beaucoup de choses à nous apprendre ? demandait le légiste âgé d'une trentaine d'années, les mains chargées de matériels.
Harry demeurait muet, il se contentait de montrer la seule preuve trouvée ainsi que la flaque de sang qui séchait de plus en plus vite. Le légiste aux traits juvénile sortait toutes ses affaires une par une. Il y avait des outils dans toute la cuisine, qui était déjà bien assez en désordre. Harry le laissait travailler, il poursuivait son inspection de la maison. Sans hésiter, il allait vers le bureau de Tony, lui où il a été retrouvé, plus précisément déplacé ! Contrairement à la cuisine, l'ordre régnait. Il y avait peu de sang à l'instar du carrelage blanc de la cuisine. Harry suivait les trainées rouge sombre sur le lino gris. Devant le bureau en acier chromé, des taches de sang ainsi que sur le fauteuil en cuir blanc. En voyant le fauteuil, Harry se faisait une remarque des plus pertinentes : ne jamais acheter du blanc ! L'ordinateur était allumé, en fond, Facebook. Harry affichait une sombre mine, il avait en horreur ce site web. Il estimait et à juste raison, qu'il était le site privilégié des pervers sexuels et des terroristes. Selon lui Facebook était également un défouloir pour pré pubère cherchant à exhiber leur vie insipide et vide de sens. Mais heureusement pour lui, la famille Gibbs avait Facebook, la page qui était mise en avant était celle de Cloé James. Cloé James était une jeune peintre sculptrice de trente-trois ans dotée d'une poitrine avantageuse ainsi qu'un corps de rêve. Une coiffure à la garçonne de couleur vert, elle n'avait pas peur du ridicule. Sa forte personnalité lui permettait d'oser porter toute sorte s'ensemble aussi atypique les uns que les autres. Il lui était arrivé de porter en guise de bas, qu'un simple boxer multicolore et un haut chic sorti de chez Thierry Mugler. En plus d'un style vestimentaire unique, elle avait un mode de vie tout aussi provocant. Comme l'indiquait sa page officielle Facebook, elle était bisexuelle et l'assumait, le revendiquait même, sans complexe. Elle avait deux sœurs, Eleanor et Jinnie qui vivaient toutes les deux en collocation à Berlin. Toutes ses informations n'avaient pas d'importance aux yeux d'Harry, comparé à la photo de profil de Cloé. Elle était dans les bras de la victime, Tony, qui était actuellement dans une housse mortuaire dans un fourgon de Scotland Yard. Harry enregistrait tout ce qu'il voyait sur la page de Cloé. Même s'il n'était pas un expert en informatique, il savait imprimer une photo. Il regardait longuement la photo du couple, car pour Harry, il c'était une certitude ; ils étaient ensemble ! Le légiste derrière lui déclarait d'une voix triste pour madame Gibbs :
--Encore un mari infidèle ! Pauvre épouse.
Pourtant une chose chiffonnait Harry, quand il regardait la date de la photo, il ne pouvait s'empêcher de se poser des questions. Pourquoi attendre trois ans avant d'agir ? Tony la trompait depuis maintenant trois ans, le savait-elle depuis longtemps ? Cloé savait-elle que Tony était marié ? À peine l'enquête ouverte, il y avait déjà des questions en suspens. Ce qu'Harry redoutait et qui devenait de plus en plus certain, il allait louper la finale des Saracens…