HELENA kORK 12

Bob Tass

John Andrews.

John est parti il y a un mois, il n’a pas dit où il allait et il n’a pas reparu depuis.

C’est tout ?

Oui, sur le coup j’ai pensé qu’il était descendu à Parakou pour faire des courses, sans plus.

Et vous n’avez rien fait ? Rien dit ?

Deux jours plus tard j’ai commencé à m’inquiéter et je suis allé voir les flics pour leur demander s’ils l’avaient pas vu, pareil à l’hôpital. C’est un peu plus tard que j’ai averti Hillman parce que j’avais besoin de lui.

Apparemment sa disparition ne vous inquiète pas on dirait ?

Pas du tout, John était un mec sérieux, un mec normal quoi, j’ai fait pour lui le minimum que j’aurai fait pour n’importe qui, sauf qu’il n’était pas n’importe qui, que je l’appréciais et que j’aurai préféré qu’il reste ici.

Avez-vous la moindre idée où il se trouve ?

Fondamentalement non, mais j’ai peut être ma petite idée là-dessus.

Je peux la connaître ?

John en avait plein le cul de ce boulot, Solange était gentille et très jolie, ils sont partis ensemble.

Solange ?

Oui Solange ! Ma secrétaire, vous vous rendez compte…….. !

Lucas prend un air offusqué alors que ses yeux d’un seul coup pétillent de plaisir, à son air bienveillant je vois bien qu’il trouve cet aléa plutôt amusant.

Elle était belle ?

Oui vraiment très belle !

Et bien alors tant mieux pour lui. Pour elle aussi bien sur. Maintenant parlons du barrage voulez vous et de ces quatre mois d’avance que vous avez pris sur le planning ?

C’était ma maîtresse.

Pardon ?

Solange était un peu plus que ma secrétaire, c’est pour ça que je trouve cette histoire amusante et que je me fais pas trop de souci pour lui, pour elle non plus d’ailleurs. Bon on parle du barrage !

Parlons en.

Alors voila, quand AIF a débloqué la première tranche du financement il y a six mois, tout le projet était déjà ficelé, faisabilité, plans de construction, planning, il restait plus qu’à trouver les machines et les hommes, quinze jours plus tard les hommes étaient là et un mois de plus le matériel aussi, j’avais le fric devant moi, aussi au lieu de m’en tenir aux installations de chantiers et aux accès j’ai décidé de lancer les travaux préliminaires, notamment le décapage de la fondation du barrage, les conduites d’amenée et de restitution et la tour de prise. Deux mois plus tard tout était terminé et il restait deux mois de saison sèche à tirer avant les premières pluies, je voulais pas démobiliser tout le monde pendant six mois sans évaluer le plus précisément possible la prise de risque à continuer les travaux. J’ai repris les relevés pluviométriques de ces cinquante dernières années, le relief exact de la retenue et j’ai fait une simulation du remplissage sur la saison des pluies la plus abondante de ces dix dernières années et j’ai constaté que c’était jouable. Le lendemain nous avons commencé les travaux de terrassement avec les trente camions que vous avez vue cet après midi.

Excusez moi Monsieur Lucas, mais votre « jouable » est quand même un peu tiré par les cheveux, le niveau de la retenue est à 80 centimètres de la crête, un gros orage et vous aurez plusieurs millions de mètres cubes de remblai répandu dans la vallée de l’Ouémé après le passage d’une vague de plusieurs mètres de haut qui va déferler sur plusieurs dizaines de kms. Est-ce que vous vous rendez compte du sinistre ?

Absolument. Et je suis d’accord pour dire que je suis un mètre trop bas par rapport au planning de construction. Si le représentant de Hillman avait pas abandonné le chantier du jour au lendemain j’aurai touché le mois dernier l’argent que vous venez de m’apporter et j’aurai eu vingt camions de plus pour mettre en place chaque jour 6 000 tonnes de remblai supplémentaire.

Je prends ma voix la plus mélodieuse et mon regard le plus prudent pour lui lancer :

Dites moi Monsieur Lucas, est ce que vous ne seriez pas en train de me faire un transfert de responsabilité ?

Croyez pas ça Madame Korc, je vous explique pourquoi l’eau est à 80 centimètres de la crête alors que sur mon planning elle devrait en être à 180 centimètres.

Bien. Que comptez vous faire maintenant pour corriger cette situation ?

A partir de demain matin nous allons rouler 15 000 tonnes jour au lieu de 9 000 et puis surtout l’eau ne va plus monter pendant trois semaines.

Il me dit ça avec un tel aplomb que sur le coup je sais plus quoi répondre en même temps je me dis « ce mec est un fou furieux ».

Monsieur Lucas…………….. Pourriez-vous m’expliquer pourquoi l’eau va cesser de couler vers l’océan en ce beau mois de mai 2004 ?

Et bien Madame Korc tout simplement parce que le sens de rotation du globe terrestre va s’inverser pendant 15 jours et que l’eau au lieu de couler vers le bas va couler vers le haut !

Il me dit ça avec un tel sérieux, un tel aplomb ses yeux rivés dans les miens que je ressent comme un malaise, sous des dehors parfaitement rationnel ce mec est peut être complètement fou ? Je soutiens son regard avec un brin d’inquiétude certainement visible dans le mien. Et puis son visage s’illumine d’un vrai sourire qui calme presque mon inquiétude.

Ne craignez rien Madame Korc, je plaisantais, la terre va continuer à tourner dans le bon sens et l’eau à couler du haut vers le bas. Mais l’eau elle ne va plus monter pendant trois semaines. A 25 Kms au nord il y a une grosse dépression du terrain qui a commencé à se remplir et ce répit durera le temps de son remplissage : 800 millions mètres cubes. Voila pourquoi l’eau ne montera plus pendant trois semaines ce qui nous permettras de reprendre l’avance dont nous avons besoin pour rester serein.

Quel salaud ce type là ! Et moi qui gobe son histoire comme une oie blanche. Evidemment que ce mec est normal. Voire trop. Il a tout calculé, soupesé, évalué avant de prendre sa décision et puis un matin il a réuni ses hommes et leur a sans doute dit sans aucun cérémonial : « On commence demain et on a pas droit à l’erreur», et tout le monde a dit « Oui chef ». Certainement que tous avait déjà senti que cet homme ferait ce barrage et que tous voulaient en être.

Si vous voulez nous pouvons passer à table.

Très bonne idée Monsieur Lucas.

Un peu de vin en mangeant ?

Avec grand plaisir.

Lucas disparaît dans la cuisine et reparaît quelques instants plus tard pendant qu’Antoine apporte une salade verte, suivi par des brochettes de poisson et des pommes vapeur.

Un Corbières ça vous ira Madame Korc ?

Si vous me permettez je vous répondrai après l’avoir goûté.

Il me sert un fond de verre :

Waoooh mon dieu qu’il est bon !

Je l’aime moi aussi, une merveille à vrai dire ce La Voulte Gasparets, à votre santé.

Je tente un sourire :

Et à Dékoussou………….

Oui bien sur : à Dékoussou !

Nous parlons un peu tout en mangeant, assez curieusement il ne me pose aucune question sur moi et un peu comme Emiliano il élude ou répond à coté de celle que je lui pose sur lui-même.

On parle donc du boulot et d’un peu tout ce qui ne nous touche pas directement. Du coin de l’œil je l’observe à la dérobée après un long silence et je me demande s’il se rend compte de ma présence tellement je le sens perdu ailleurs.

Antoine nous apporte des fruits, les mangues et les mangoustans sont délicieux, et nous rejoignons le salon après avoir décliné le café proposé.

Il est 22 heure, si vous me le permettez je vais aller travailler un peu et puis dormir, demain je me lève à 5 heure, à quelle heure voulez vous que César passe vous prendre ?

A 8 heure ?

Très bien, à demain et bonne nuit Madame Korc. Au fait, votre bureau est derrière la porte juste après celle de votre chambre. Le mien est juste en face le votre. Si vous entendez du bruit ne soyez pas effrayés, les hippos aiment bien venir traîner par ici la nuit.

Merci, bonne nuit à vous aussi.

Lucas quitte la pièce et je reste un moment à tenter d’organiser ma journée de demain, mais j’ai pas trop envie de réfléchir, plutôt me laisser porter par la douce euphorie née de ce vin excellent.

Quel drôle d’homme, et quelle drôle de vie, perdu au milieu de ce territoire encore sauvage à lutter et à prendre tout les risques pour construire cet ouvrage.

Tiens si j’allais jeter un coup d’œil à mon bureau ?

Traverser le salon, au passage je me sers un verre de Corbières qu’Antoine a laissé sur la table, le couloir et la porte à droite juste après ma chambre.

Je m’attends à trouver un bureau monastique et je suis agréablement surprise.

Une table en bois brun, un siège confortable et même un petit lit, sur la table un pc, une imprimante et tout un assortiment de matériel de bureau : agrafeuse, trombones, cartouche d’encres, post-it etc.

Un lecteur de CD et une pile de disques, le requiem de Fauré, Léonard Cohen, Deep Purple, pas mal tout ça.

Une étagère avec quelques livres, Stirner, Michael Herr, Kessel. Nettement moins bien que la musique.

Au mur une reproduction de Schiele et une magnifique carte marine de Gibraltar, une autre de la rade de Toulon.

Je lui demanderai pourquoi ces cartes.

Je me pose sur le siège et bois mon verre à petite gorgées, je m’envole heureuse d’être ici.

Demain je m’arrangerai pour visiter le sien de bureau.

Le chantier

Il est cinq heure quand le réveil sonne, je m’éjecte de mon lit.

Je passe un pull et un caleçon et puis un court passage à la cuisine pour lancer le café, deux tiers de Sidamo Ethiopien et le dernier tiers en Robusta du Congo puis je sors dehors pour me rafraîchir le visage à une bassine d’eau de pluie tombée cette nuit. Je jette un coup d’œil sur le pluviomètre qui affiche quarante millimètres et repasse à la cuisine pour récupérer le café avant de ressortir pour m’asseoir sur le perron.

Le plus beau moment de la journée, regarder rosir l’horizon avant l’arrivée du jour.

Il fait presque froid, sans doute pas plus de vingt degré, mais le café me réchauffe de toute la force de son Robusta, j’essaie de me rappeler les mots de Balzac quand il prétend que boire un café c’est laisser investir son cerveau par des bataillons d’idées, d’énergie ou de choses intelligentes.

C’est comme ça que ça se passe, intelligence mise à part je me mets à penser à la journée qui s‘annonce, passer au chantier, voir les nouveaux bahuts qui ont dû arriver hier soir, discuter le coup avec Thierry, voir sa nouvelle organisation, demander au comptable de passer à la banque pour déposer le chèque et retirer du fric, je pense aussi à cette jolie femme qui dort dans la piaule à côté.

Je me dis surtout que le territoire à partager doit être exigu entre une cadre supérieur qui débarque de New York et un vieil aventurier lancé dans la construction d’un barrage. Certainement pas de quoi y placer un lit.

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