Helena Kork 3

Bob Tass

les damnés de la terre, tous ou presque mutilés des mains sans doigts, des bras sans mains, des visages sans yeux, sans nez, des hommes sans jambes, sans bras.
D’un seul coup une peur terrible me noua les tripes et je me laissai aller contre la masse rassurante de Kill.
Et bien dis donc, il sont quand même surprenant les hommes qui peuplent ton QG mon vieux Kill !
Oui je sais c’est un peu dur mais c’est mon monde, et quoi que tu en penses il est infiniment plus fraternel que celui où nous vivons chaque jour toi et moi. Bois ton verre ça va te faire du bien.
L’alcool me ramena à la vie et à la raison et je fis un effort pour détacher mes yeux de ces corps ruinés, aux murs pendaient des fanions :
« 102 éme Airborne Vétérans Cassino Omaha Beach, Sainte Mère l’Eglise, Hué, Saigon, Da Nang »
«  1ére division de cavalerie, la cavalerie tue »
«  Air Force Gunship, jamais une position défendue ne tomba »
«  Les rats de Cu Chi chassent sous terre »
Quelques photos sous verres et trois grands posters de Ho Chi Minh, Guevara plus un inconnu que je n’arrivais pas à identifier.
Je venais de comprendre que Kill m’avait emmené dans un repaire de vétérans de notre prestigieuse armé, tous ces hommes meurtris, mutilés, floués par la vie et le feu, que tout le monde s’efforçait de cacher. Je me rendis surtout compte de l’honneur de ces hommes qui tous connaissaient certainement Kill et restaient en retrait, leur honneur à eux sans doute de ne pas exhiber leurs souffrances passées et présentes. Je feins l’innocence :
Dis donc Kill, tu n’as pas d’amis à toi ici ? C’est pourtant ton QG ?
Liana………………… tous sont mes amis !
Je le regardais et vis passer une lueur de dureté dans son regard, une lueur encore inconnue pour moi dans ses yeux.
Viens je vais te présenter.
Non Kill, non pas encore, parle moi d’eux, je veux comprendre, je veux savoir qui tu fréquente pour savoir qui tu est.
Bon, si tu veux. Le petit brun trapu là bas assis à côté du grand avec le bonnet de laine c’est Nando, j’ai passé quatre ans avec lui et les rats de Cu Chi, quatre ans à jouer à se faire peur et à craindre les lueurs.
Raconte moi, c’est quoi Cu Chi, et ces lueurs aussi, c’est quoi ?
Cu Chi……………
Sa voix s’étrangla et j’en fus toute bouleversée.
Pardon Kill, laisse tomber, parlons pas de ça.
Cu Chi était une ville souterraine creusée par le Viet Cong au nord de Saigon, des centaines de kms de galerie creusés sous terre avec des dortoirs, des infirmeries, des cuisines, des dépôts de munitions, des réfectoires et des sorties soigneusement camouflés pour sortir la nuit et égorger nos sentinelles ou attaquer au mortier de 120 mm nos cantonnements. Il nous a fallu des années pour comprendre. L’armée de terre a mis sur pied une compagnie pour aller les débusquer, on les a tout de suite appelé les rats de Cu Chi, les pertes étaient terribles et il y avait très peu de volontaires, j’étais à Hué où je m’emmerdais j’ai voulu essayer. A l’état major de Saigon le capitaine à dit «  T’est trop grand toi, on prend que les gars qui passent sous la barre de cinq pieds et quatre pouces » Nando qui passait par là a dit « Non non faut le prendre, il passera devant comme ça avec son gabarit nous derrière on aura une chance de s’en sortir quand le Viet lâchera une salve ». Alors le capitaine il a dit «  C’est bon, on te prend » et c’est comme ça que j’ai connu Nando, je suis allé le remercier pour son aide, il m’a dit « J’espère que tu perdras pas ton sens de l’humour dans les tunnels parce qu’il en faut beaucoup sous terre de l’humour ».J’ai tenu quatre ans, quatre ans à se battre dans le noir, à inventer toute sorte de stratagèmes pour donner un coup de Maglite sans se faire couper en deux par une rafale de Kalachnikov, à essayer de développer son odorat pour savoir si l’homme que tu entends respirer tout prés de toi est jaune ou blanc…………. Je dérapais lentement et sûrement. Il s’appelait Franckie, 22 ans, un fils de fermier du Minnesota, un petit dur avec des mains de bûcheron qui riait de tout et avait peur de rien, on faisait souvent équipe tout les deux et puis un jour on est tombé sur un essaim de Viet et de balles de 7.62 qui sifflaient de partout, j’ai entendu deux bruits mats et Franck a dit «  Merde, j’en ai pris deux dans le buffet » il a dit ça sur un ton très calme et je croyais qu’il rigolait, pas un gémissement pas une plainte, rien que le sifflement de l’air qui s’échappais de ses blessures, je me suis rapproché je l’ai touché et j’ai compris qu’il avait deux balles dans le thorax, pendant l’approche j’avais repéré un renfoncement et je l’y ai traîné, une fois à l’abri son cœur ne battait plus, ça continuait à tirailler de plus belle tout autour, au bruit j’en ai déduit qu’on se battait à quatre contre vingt et qu’il était temps de dégager, j’ai soufflé à l’oreille de Franck « Je reviens te chercher » et j’ai décroché en prenant soin de me rappeler le chemin pour pouvoir revenir le chercher. J’ai mis plus d’une heure à trouver la sortie et j’étais le premier à ressortir, on a attendu deux heures à côté du trou et on commençait à se dire que les quatre autres présumés vivants ne ressortiraient jamais.
Et puis on a entendu un juron bien senti, c’était Alan un petit gars en acier de Pittsburg, il s’est sorti du trou tout seul couvert de sang, il avait une balle dans le pied, une autre dans l’oreille qui était à moitié arrachée, pendant qu’on s’occupait de lui le sergent lui a dit en montrant son oreille
«  La vache j’aurai jamais cru qu’on pouvait saigner autant d’une blessure à l’oreille ! »
«  Tu parles d’une blessure, je me suis frotté avec un Viet cannibale, c’est lui qui m’a mordu, comme il voulait pas lâcher je lui ai planté ma baïonnette dans la gorge, c’est lui qui m’a repeint de cette couleur ! ».
Le sergent voulait faire sauter la galerie et je lui ai expliqué que j’avais promis à Franck d’aller le rechercher, il m’a dit qu’il voulait pas que je refoute les pieds dans cette souricière et qu’il allait tout faire sauter, alors j’ai dit « C’est mon ami, je veux pas que sa lueur reste à errer là dessous ». Il a dit OK. Trois jours d’affilé j’y suis retourné tout seul, trois fois je me suis trompé de chemin, la quatrième fois je l’ai trouvé, il puait et il était au trois quarts dévoré par les rats, pas transportable ou alors il aurait fallu une brouette ou bien des seaux. Mais je voulais pas le laisser là, je lui ai coupé la tête et je l’ai fourré dans mon sac à dos. Une fois dehors j’ai demandé au sergent quoi faire de sa tête, il m’a dit «  Fais en ce que tu veux, je l’ai coché sur la liste des disparus ». Je l’ai gardé trois jours, je dormais avec elle…………. Ca puait la charogne dans la piaule, les potes râlaient et commençaient à me regarder d’un drôle d’air.
C’est Samuel un juif de Chicago que j’aimais bien qui m’a demandé si j’avais vu sa lueur, je lui ai répondu que non «  Alors c’est qu’elle est restée en bas » il a dit, j’ai pas pu supporté d’entendre ça, j’ai sorti mon 11,43, j’ai fait monter une balle dans le canon et je lui ai sauté dessus et fourré le canon dans la bouche en lui tirant la tête en arrière, «  Sam, tu as une seconde pour demander pardon à Franck, une seule sans ça je te tue là, maintenant ! »
Il a bredouillé « Pardon, pardon, je demande pardon à Franck…………. »
J’ai laissé tomber mon arme et me suis effondré dans ses bras pendant qu’il crachait les deux dents que je venais de lui casser. J’ai enterré sa tête sur une plage au bord du Mékong en me disant qu’il allait aimer cet endroit.
Peu de temps après le toubib il a dit «  Graves troubles du comportement, tu arrêtes »
Sitôt endormi je me mettais à pousser des hurlements, je pouvais pas m’endormir sans mon poignard de commando serré dans une main et mon 11,43 dans l’autre, j’étais devenu complètement fou………………..
Je regardais Kill et j’en revenais pas de toute cette douleur, de toute cette terreur, je comprenais mieux toute sa bienveillance, son humanité.
Et les lueurs ?
C’est un peu dur à expliquer ça, Dans les tunnels on voyait briller d’étranges lueurs, les morts étaient nombreux et leurs âmes prisonnières ne parvenaient pas à trouver leurs chemins vers le ciel, elles erraient dans les tunnels et nous les respections. C’est aussi pour ça qu’on se donnait beaucoup de mal pour ramener nos morts à la lumière, pour que les âmes de nos morts puissent monter au ciel.
J’étais muette de stupéfaction et d’émotion d’entendre cet homme terriblement cartésien et pragmatique me parler de ces âmes lumineuses flottants dans les tunnels.
Pour détendre un peu l’atmosphère je me crus maligne d’ajouter :
Et vous arriviez à distinguer les âmes entre elles ? Celles des Viet Cong et celles de vos camarades ?
Non Liana, c’est pas comme ça, les âmes des soldats morts au combat sont toutes les mêmes, elles communient entre elles et se préparent à en accueillir de nouvelles.
A vrai dire je n’en croyais pas mes oreilles, cet homme là que je fréquentais tout les jours, que j’appréciais pour ses qualités humaines, pour sa rigueur professionnelle, pour ses talents de négociateur et de rassembleur, cet homme là qui se tenait devant moi, que j’aurai presque pu toucher et caresser si j’en avais eu le courage, cet homme là avait vécu les pires horreurs qui se peuvent imaginer. Cet homme là était devenu fou et en était revenu.
- Le costaud à droite c’est Wall, un ancien nageur de combat, un Seals, l’élite de l’élite, il a été capturé dans le port d’Haiphong, cinq ans de camp de prisonnier dans le Nord, son bras droit a été cassé à quatre reprise par ses gardiens, à la quatrième le nerf a lâché et le bras est mort, il avait essayé à quatre reprise de s’évader. Le grand mec en face de lui c’est John, il est de Denver. Un pilote de bombardier, une sale histoire lui aussi, il avait démissionné de l’aéronavale pour rentrer dans le Colorado et se marier avec sa fiancée Vietnamienne, elle a été tué huit jours avant de partir dans un bombardement US. Depuis, jamais personne l’a vu sourire, on le voit pas souvent ici, il bosse un peu partout dans une équipe de trafiquant d’armes.
A coté qui nous tourne le dos c’est Burny, il à la moitié du visage brûlé jusqu’à l’os, y a vraiment pas beaucoup de gens qui l’aiment celui là, un ancien de l’opération Méduse, personne aimera jamais un mec comme ça.
Je regardais Kill se tenir face au bar en se tenant à la barre qui courait tout du long, à la pâleur des articulations de ses phalanges je comprit qu’il la serrait très fort, j’aurai voulu lui dire de parler d’autre chose ou de partir, mais je voulais encore l’entendre parler, je me disais que ça lui faisait du bien de parler de tout ça.
Méduse…………… Quelle honte !
Il prononça ce mot d’une voix lourde, oppressé, remplie de colère.
La plupart des villages du Sud étaient acquis à la cause Viet Minh , quelques uns prenaient ouvertement partis pour nous, l’état major et la CIA ont rien trouvé de mieux que de monter une unité d’assassins habillé et équipé comme des Viets Congs et de les envoyer massacrer ces villages acquis à notre cause en commettant les pires atrocités pour discréditer la guérilla. Un jour on a retrouvé Burny attaché comme un sausisson et la gueule dans un brasero avec quatre sacs de riz de 100 kg sur son corps pour qu’il puisse pas bouger. Il y en a qui disent que Burny avait été surpris par une unité régulière d’infanterie dans une école remplie de petites filles, toutes couvertes de sang et que les gars ont pas supporté...
J’en pouvais plus de ces histoires et je lui ai dit :
Alors Kill, c’est qui que tu me présentes ?

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