Helena Kork 9

Bob Tass

Dekoussou Il est pile 16 h quand César met son clignoteur à droite et ralenti. Une piste s’enfonce dans la savane et nous la prenons, elle est plutôt en bon état et nous roulons rapidement quelques minutes avant d’atteindre une barrière qui est ouverte et un panneau de chantier règlementaire qui nous apprend que nous sommes en république du Bénin, que cet ouvrage est réalisé sous l’autorité du ministère de l’énergie, que le maître d’œuvre est la SBEE, que le constructeur et concessionnaire est la Compagnie Hydraulique du Nord avec un financement d’Africa Investment Fund et un contrôle de Hillman Financial Trust. Je souris en constatant que la contraction de Compagnie Hydraulique du Nord est écrit Cohynor du nom de ce célèbre diamant hindou, je me dis que le constructeur ne manque pas d’ambition pour donner à ce projet un nom pareil. Sur la gauche coule le fleuve Ouémé le poumon hydraulique du pays, je demande à César d’arrêter quelques minutes, je trouve un bosquet de hautes herbes sur la rive pour faire pipi et ce faisant je suis surpris du débit tout à fait raisonnable de ce fleuve qui draine prés de cent mille km2 de bassin versant alors qu’il tombe plus de cinquante millimètres de pluies chaque jour. Quand je me relève et remonte ma culotte j’entends un froissement d’herbe et des rires d’enfants qui prennent la fuite, je souris en me disant que j’espère que ce ne sont pas vraiment mes fesses qui les font rire et surtout pas fuir comme des possédés. Je reste digne et rejoint la voiture et César, l’endroit est vraiment très beau, beau et sauvage. On reprend la piste et celle ci se met à tourner et à monter, enfin un peu plus de relief, en quelques instant nous sommes à flanc de l’escarpement et nous dépassons l’horizon de la canopée, c’est là que j’ai le souffle coupée : à quelques centaines de mètres en amont une barre brune coupe la vallée en son travers : le barrage ! Je reste calme et me retiens de demander quoi que ce soit à César, il ne peux pas y avoir de barrage en construction à cette époque de l’année, ils devaient en être aux fondations de la centrale et à la tour d’aspiration alors que visiblement le barrage est au moins à vingt mètres au dessus du sol…. ? Nous sommes en rive gauche et j’aperçois en rive gauche à prés de deux kilomètres une pelle mécanique charger des camions qui les uns après les autres prennent la piste et s’engagent sur le barrage pour probablement aller y vider leurs chargements. Alors la va falloir qu’il m’explique comment il fait ce mec là pour lancer des travaux pareils en pleine saison des pluies ! La piste grimpe et serpente un peu pour suivre les courbes de niveau, nous arrivons presque au faîte du barrage quand je tourne la tête pour regarder en arrière, le paysage est saisissant, la vallée est très large, la vue illimitée sur cette savane arborée et le lit du fleuve qui roule ses eaux vertes et paresseuses. Un peu plus haut sur la gauche une piste semble suivre la crête du barrage pour rejoindre la notre, j’aperçois un gros 4 X 4 qui vient dans notre direction, César appuie sur l’accélérateur et semble vouloir arriver à l’intersection avant l’autre véhicule. Nous avons de l’avance et quand César tire le frein à main l’autre véhicule est encore à 100 mètres de nous, il me dit en me regardant dans les yeux et en souriant : C’est le patron. Merci César, je descend. La piste glisse bougrement et je fais le tour de la voiture en faisant attention où je mets les pieds. L’autre voiture s’arrête à 10 mètres de moi, sous une couche de boue qui la recouvre je crois reconnaître une Range Rover, le conducteur en descend et s’avance vers moi en souriant puis me tends la main. Je suis Trebor Lucas. Helena Korc. Je vous attendais, bienvenue à Dékoussou Madame Korc. J’espère que vous avez fait bon voyage. Je m’excuse de ne pas être venu vous accueillir à l’avion mais je ne pouvais vraiment pas quitter le chantier. - Ce n’est pas grave, César c’est très bien occupé de moi. Je regarde cet homme d’un air que je voudrai détaché……………alors que je suis étonné : un chef de projet qui sort d’une voiture couverte de boue dans un short coupé dans un jean, chaussé de rangers porté sans chaussettes, seule sa chemise est « normale » une Arrow verte. Et puis je le regarde vraiment lui, et c’est pas mal, des yeux pétillants, un sourire chaleureux, certes plus une gueule de bûcheron ou de légionnaire qu’un visage de cadre supérieur, le crâne est rasé et je remarque une vilaine cicatrice sur le coté gauche de sa tête, une autre fine et longue sur son avant bras droit. Et toi César ça va ? Le voyage ? Bien patron ! Bon alors va laisser les voyages de Madame à la maison et puis va te reposer, demain matin 6 h comme d’habitude, ok ? Oui patron. Vous voulez bien venir un instant par là Madame Korc ? Là où nous sommes la crête du barrage est à trois mètres au dessus de nous et Lucas me montre cette direction. Oui bien sur. Nous parcourons une vingtaine de mètres, je fais attention où je met les pieds pour ne pas glisser et quand Lucas qui marche à mes cotés s’arrête je relève la tête et ne peux m’empêcher de lâcher un «  Oh my god ! » dans ma langue maternelle. Je suis stupéfaite, sous mes yeux, là tout prés, dans ce paysage aride de savane africaine je vois scintiller une mer intérieure, le lac est immense, pas plus de 2 ou 3000 mètres de large au droit du barrage mais sans doute plus de six ou huit kilomètres à quelques centaines de mètres en amont, en regardant dans l’axe de la vallée je ne vois même pas l‘autre rive : une mer. Le paysage est grandiose, un éperon tout en longueur sur la droite et des coteaux tout en courbes harmonieusement infinies sur la droite. Il est prés de 17 heure et le soleil descend sur l’horizon, la lumière rasante se dore et prend des tons orangés qui font scintiller le lac de mille feux, quel spectacle………… Lucas se tiens sur ma gauche et se tait, il me semble ressentir une forme de silencieuse complicité entre lui est moi, comme si cette fulgurante beauté sauvage lui ôtait toute envie de parler alors qu’il doit bouillir de me demander si je lui ai emmené les 700 000 $, à moins qu’il se demande très prosaïquement pourquoi je ne lui ai pas encore demandé d’explication sur ces six mois d’avance sur le planning, et cette prise de risque insensée en commençant les travaux en pleine saison des pluies. Je tourne la tête vers la gauche, sur l’autre rive la tour de prise est en construction, elle dépasse le niveau de l’eau de cinq à six mètres, par contre le niveau de l’eau est à moins d’un mètre de la crête du barrage…………… Ce type là est fou ! Un fou dangereux, un orage de trop et en moins de dix minutes tout sera emporté, plusieurs milliers de M3 de remblai et une vague dévastatrice de plusieurs mètres de haut sur des dizaines de kilomètres. Lucas est dans mon champ de vision, à son regard perdu dans le néant je comprends qu’il est ailleurs, presque sur une autre planète. La pénombre s’installe peu à peu et je vois s’allumer sur l’autre rive les phares des camions et des engins de terrassement, un camion citerne et un autre chargé de personnels grimpe la côte par laquelle je suis arrivé, tourne tout prés de nous et s’engage sur la crête au milieu d’une multitude de « Bonsoir patron, bonsoir Madame ». Lucas leur répond d’un signe de la main et j’en profite pour décider de rompre le silence. C’est l’équipe de nuit ? Oui et le ravitaillement en gazole, venez, partons je n’aime pas voir quand tout s’arrête. Je vous suis. Nous nous rapprochons de sa voiture et grimpons à bord, elle est sale et empeste le tabac froid, je ne sais pas où nous allons mais je sens que je vais bientôt savoir.

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