Hélène

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Pour Hélène, c'était le cumul de peines qui en toute logique aurait dû être incompressible. Son père, ouvrier sidérurgiste le jour, paysan d'une misérable exploitation de cinq hectares sur les hauteurs d'Issoire le reste du temps, était décédé de fatigue à l'âge de quarante-quatre ans. Sa mère aurait pu finir prostituée, pour subvenir aux besoins de la maisonnée, si elle n'avait pas été d'une laideur repoussante, sa face maculée de plaques rougeâtres dont elle ignorait le nom. Consulter un dermatologue tenait de l'impensable ; elle en ignorait d'ailleurs le terme. Elle s'était contentée de ramasser les miettes, au sens propre, faisant des ménages ou du repassage, comme au plus sale. À la nuit tombée, elle faisait les poubelles.

Pour Hélène, l'école primaire fut littéralement un îlot salvateur. Elle était discrète et modeste. Elle fut toujours la première de sa classe, sans pour autant s'en vanter. Il n'y avait rien de particulièrement glorieux. Elle n'était qu'une modeste tâcheronne qui se contentait, par atavisme, de ne pas poser de questions et de faire ce qu'on lui demandait.

Intégrer le lycée Blaise Pascal de Clermont Ferrand tint du miracle. Quand elle pénétra pour la première fois dans la bibliothèque de l'établissement, ce fut pour elle une véritable choc. Chez elle, les seuls supports imprimés qui avaient franchi le seuil de la misérable demeure avaient été les pages de journaux ramassés dans les boîtes à ordures. Elles servaient à récupérer les épluchures de patates ou à se torcher les fesses. Là, elle put se plonger dans des centaines d'ouvrages, sans avoir à supporter l'odeur nauséabonde de la merde ou à devoir déchiffrer les caractères entre des restes de pommes de terre.

Alors que ses camarades s'adonnaient aux jeux de l'amour et du hasard des premières fréquentations, elle plongea dans la littérature. Non pas qu'elle fût pudique ou qu'elle ignorât la découverte des plaisirs solitaires. Le monde s'ouvrit à elle, quel qu'en fût le sujet. En trois années, elle rattrapa le fossé de méconnaissance qui la séparait de ses acolytes issus des familles de la bourgeoisie clermontoise. Avec une différence de taille. Elle abordait les livres avec une vision qui tenait de la passion et non d'une habitude sociale qui obligeait à décliner des vers de Virgile comme un chien savant donnerait la papate pour épater la galerie.

Elle aurait pu opter pour la philosophie. Mais elle se méfiait des récupérations politiques qui en étaient faites et elle préféra s'orienter vers l'agrégation de lettres modernes. Elle se sentit soulagée quand elle connut son affectation. Il s'agissait d'un modeste bahut d'une de ces banlieues dont les boulevards portent le nom d'anciennes gloires de la France depuis longtemps oubliées ou d'une bataille remportée par l'armée soviétique.

Cela faisait trente ans qu'elle y officiait. Au fil du temps, elle gagna la confiance des élèves. De génération en génération, on se passait le mot de ne pas foutre le boxon dans sa classe. Comme quoi, avec un peu de bonne volonté, il était encore possible, même dans les coins les plus paumés de la République, d'instaurer le dialogue et le respect.

Bien évidemment, elle ne fit pas de miracles. L'immense majorité des élèves qu'elle côtoyait finit par rejoindre les cohortes de dealers ou les files d'attentes de Pôle Emploi. Elle croisa quelques exceptions Un petit nombre comprit, en découvrant Victor Hugo, Léon Bloy ou Jules Vallès, l'incommensurable injustice de ce monde tout en parvenant à comprendre, grâce à Marc Aurèle, qu'il était possible de s'extraire de sa condition par le biais d'une volonté et d'une discipline sans faille.

Hier, elle traversait la cour de récréation. Elle avait la tête ailleurs. Les vacances d'automne – le terme de Toussaint ayant été banni, dans un souci d'éviter tout ostracisme communautariste – approchaient et elle s'imaginait déjà à Djerba où un de ses anciens élève l'invitait à la rejoindre. Elle n'en aura pas l'opportunité. Elle a été décapitée par un sang impur, perdu dans son monde imbécile.

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