Hélène

Jean Marc Kerviche

Un rêve éveillé

 

 

HELENE

            Un soleil au zénith écrasait la ville. Nul n'osait s'aventurer dans les rues désertées par l'ombre.

            Chacun chez soi, protégé par des volets hermétiquement fermés, essayait de conserver le peu de fraîcheur acquise au cours de la nuit.

            Seul, appareils photos en bandoulière, Nicolas arpentait le pavé.

            Le nez en l'air, il examinait les façades des vieux immeubles qui s'offraient à lui, et de temps en temps, il s'arrêtait. Tout paraissait l'intéresser, ici telle porte ouvragée, là, tel encorbellement particulier, là encore, plus loin, telle plaque sculptée ou grille caractéristique. Il attrapait alors son reflex, visait et capturait sous plusieurs angles l'ensemble ou le détail remarqué.

            Jusqu'à ce jour, personne n'avait manifesté la moindre attention pour ces vieilleries architecturales, et les rares gens du coin qui assistaient à son manège depuis plusieurs jours, s'interrogeaient sur les raisons d'un tel intérêt.

            La raison était fort simple à comprendre. La vague culturelle déferlante, consécutive aux journées du Patrimoine était arrivée jusqu'ici, et la mairie, désireuse de promouvoir un tourisme allant dans ce sens, avait demandé de réaliser une brochure vantant l'aspect historique du centre-ville. Nicolas était photographe de métier. Son travail ayant été à plusieurs reprises apprécié, la tâche lui avait été naturellement confiée.

            Débarrassé des touristes, qui à cette heure rôtissaient probablement sur les plages voisines, il profitait de ces instants de solitude pour travailler à son aise.

            Nicolas était depuis midi dans le quartier de la Patenôtre et commençait la remontée de la rue des carmes quand il arriva, à la hauteur du numéro 17, devant une vieille bâtisse de trois étages.

Les volets étaient clos comme ailleurs, mais il se dégageait une curieuse impression. Le crépis se détachait par plaques entières, les gouttières ne tenaient plus que par deux ou trois attaches, et le toit devant être certainement dans le même état, il était risqué de s'en approcher. On pouvait se prendre une tuile sur la tête.

            Commun à la région, ce bâtiment ne présentait rien de particulier, excepté la porte ; petite, verte, d'un vert que n'eut pas renié John Constable lui-même, en décalage avec le rez-de-chaussée, elle était jolie avec ses étranges entrelacs forgés, et ne semblait ne pas appartenir à l'immeuble. 

Attiré, Nicolas s'en approcha. Très près, trop près, le nez à toucher les ferrures.

            ... D'un coup, la porte s'ouvrit ... apparût une jeune fille lumineuse. Nicolas s'écarta prestement, perdit l'équilibre et un sac de bobines lui échappa. Elles roulèrent sur le sol ainsi que des billes.

            Confuse, la jeune fille s'excusa

            - Oh, pardon ! Je ne savais pas que vous étiez derrière la porte !

            - Mais non mademoiselle !... C'est moi qui...

            Sans attendre qu'il eût fini sa phrase, elle se précipita en riant vers les bobines qui continuaient à rouler en contrebas. Puis, les ayant toutes récupérées, elle lui tendit les mains pleines de sa récolte

            - Merci !... balbutia Nicolas en remplissant son sac

            - Que faites-vous ici ?...  lui demanda-t-elle avec assurance

            - Je prends des photos... enfin !... je suis envoyé par la Mairie pour faire une brochure sur la ville.

            - Ah !...  et vous trouvez notre maison intéressante ?

            - Oui !... la porte est très belle ... ses étonnantes ferrures entremêlées m'intéressent ... Elle est vraiment très originale !...   Je pensais la prendre en photo ... Tenez !...  et une avec vous devant !... Si vous me le permettez !

            Confus par sa hardiesse, Nicolas sentit le rose lui chauffer les joues. Il continua :

            - Connaissez-vous bien la ville ?... Peut-être pourriez-vous m'indiquer des curiosités qu'aucun guide ne mentionne !... Vous savez !... C'est pour les touristes... Et puis... Je pourrais joindre votre commentaire.

            Surprise par la proposition... elle marqua quelques instants d'hésitation... puis se décida

            - C'est d'accord !...

            Elle se planta devant sa porte et, voyant le trouble de Nicolas, ajouta

            - C'est aussi d'accord pour la photo !

            Nicolas avait trouvé un guide, le plus charmant des guides.

            Après plusieurs dédales de rues, nos deux jeunes gens arrivèrent sur une petite place, au centre de laquelle trônait une fontaine. Le soleil inondait l'endroit et la chaleur était telle qu'ils se dirigèrent droit vers la vasque providentielle.

            Nicolas rompit de sa main le filet d'eau qui s'échappait de la bouche d'un poisson en pierre et des perles rafraîchissantes jaillirent de tous côtés, jusqu'à la robe de la jeune fille. Les rires fusèrent ...

            - Vous êtes ici devant la fontaine de vie... s'exclama-t-elle,  on raconte que les enfants qui buvaient son eau jadis, passaient à travers toutes les épidémies de peste ou de choléra ...

            Nicolas intéressé, n'osa pas l'interrompre.

            - Dans notre quartier, toutes les fontaines sont symboles. Il y a celle du savoir, celle de jouvence, celle de vie et celle d'immortalité.

            Intrigué, Nicolas, en oubliait sa mission. Gentiment, elle le lui rappela.

            Ils parcoururent les différents quartiers du centre-ville, passèrent en revue tous ses trésors cachés, des représentations de la vierge nichées au coin des maisons, comme autant d'ex-voto, aux singulières horloges des campaniles et des chapelles.

            Profitant de l'ombre protectrice de gigantesques micocouliers, ils arpentèrent presque tous les cours de la ville, passant auprès des vieillards indolents assis aux terrasses des cafés.

A leur passage, toutes les têtes se tournaient.

La jeune fille assumait son rôle avec beaucoup d'application et fournissait des détails à Nicolas que celui-ci n'aurait pas même imaginés.

            Leur quête les mena aux remparts, ou plus exactement à ce qu'il en restait. Ils s'approchèrent d'une tour imposante qui autrefois servait de prison et dont le chemin de ronde n'aboutissait qu'au vide. Il eût été risqué d'entreprendre son ascension. Nicolas tourna autour et la photographia sous tous les angles.

            - N'avez-vous pas une anecdote à propos de cet édifice ? Demanda-t-il

            - Oh !... si ! Plusieurs... Toutes aussi extravagantes les unes que les autres... Cependant ! L'une d'entre elles, je pense, devrait vous captiver.

            Nicolas prêta l'oreille avec le plus grand intérêt.

            - C'était il y a très longtemps... Précisément, en 1513, au temps de Louis XII et des guerres d'Italie. L'armée royale avait fait halte dans notre ville et les troupes tenaient leurs quartiers dans des tentes auprès des remparts... Toute la ville était en effervescence... On n'avait jamais vu ça ! Les rues grouillaient d'une population venue de toute la région ; commerçants et artisans faisaient leurs plus belles affaires, les auberges ne désemplissaient pas.  Accompagnant de véritables festins, le vin coulait à flot.

            La présence du roi ajoutait un climat particulier aux diverses fêtes données ici ou là et la musique emplissait l'air car les troubadours, baladins et artistes de foire occupaient la place.

            C'était aussi une profusion d'ors et de couleurs. Toutes les jeunes filles se paraient de leurs plus beaux atours pour espérer aguicher, sinon le roi, elles n'en espéraient pas tant, au moins les officiers et les nobles de la Cour qui l'accompagnaient.

            - Oui, toutes ! Ou presque... Le maître du guet avait une fille. Elle était si belle que ses prétendants se comptaient parmi la noblesse environnante, et ce, malgré ses origines modestes. Elle avait vingt ans.

            Pendant une soirée une réception en l'honneur du Roi fût organisée par le seigneur du comté dans l'enceinte du château. Tout ce que la ville comptait de notables et de gens de quelque importance furent conviés.

            Tous s'attendaient à la présence de la belle, mais celle-ci brillait par son absence.  Le roi informé par une bouche bienveillante, s'enquit auprès de son hôte et s'étonna qu'un tel trésor lui fût caché. Aussitôt, celle-ci fut mandée.

            Un écuyer se présenta au logis du maître du guet et comme par enchantement, au premier instant de leur rencontre, les deux jeunes gens tombèrent amoureux l'un de l'autre.

            Nicolas buvait les paroles de son guide et peu à peu la demoiselle de l'histoire prenait ses traits de l'héroïne. Il était comme envoûté.

            - Une histoire comme celle-ci, ne peut que mal se terminer, dit-il, comme pour en évacuer le charme.

            - En effet ! répondit-elle, l'écuyer en oublia sa mission. En ces temps-là, on ne faisait pas attendre le roi. Une cohorte fût requise et on alla chercher la belle. Après quelques péripéties, dont je vous passe les détails, l'écuyer qui avait failli aux ordres, fût enfermé dans cette tour et la belle, conduite devant le roi, fort mécontent de ce contretemps. Le soir même, et par un jeu particulièrement cruel, la jeune fille fût contrainte de prendre un mari, qu'on tira au sort parmi les gentilshommes présents.

            - Vous imaginez la suite !... Horrifiée, la belle, profita d'un moment d'inattention pour s'échapper. Toute la cour se précipita à ses trousses. Tous étaient ivres.

            Ayant accès aux clés, de par la fonction de son père, elle libéra l'écuyer. Mais les jeunes gens ne pouvaient quitter la ville, l'alerte avait été donnée.

            Ils se réfugièrent alors sur les remparts et devant le sort cruel qui les attendait, ils n'hésitèrent pas. Dans une première et ultime étreinte, ils se jetèrent dans le vide.

            Nicolas restait songeur.

            - Eh bien, en voilà une histoire ! Je n'en n'avais jamais entendu parler ! Sûr qu'elle intéressera les touristes !

            Vers dix-sept heures, les rues commencèrent à s'animer avec le retour des vacanciers. Il était temps de rentrer.

            Nicolas et son guide remontèrent le cours Massena, à cette heure encombré par les embouteillages des automobiles immatriculées dans toute la France, pleines d'enfants turbulents, braillards et à moitié nus. Les piétons pestaient contre les voitures stationnées sur les trottoirs, devant les magasins pris d'assaut.

            Comme toutes ces petites villes du sud de la France, désertes l'hiver, envahies l'été, Le Portheau, n'échappait pas à la règle.

            - Nous étions plus tranquilles tout à l'heure ! Remarqua Nicolas

            - Vous avez raison ! Venez !... Je connais un raccourci.

            Elle l'entraîna dans les ruelles maintenant assombries.

            Nicolas la suivait, marchait dans ses pas. Aveugle, il n'avait d'yeux que pour elle.

            Ils débouchèrent au détour d'une rue, sur une fontaine en demi-cercle. Débordante de verdure, il fallait en écarter le feuillage pour apercevoir la pierre. Des touffes de fleurs bleues et jaunes, sortait un puissant lierre qui s'agrippait à toutes les maisons voisines.

            - Nous sommes bientôt arrivés, mais avant, je tenais à vous montrer cette fontaine !

            La jeune fille marqua un silence et reprit

            - C'est celle de l'immortalité !

            Elle plongea ses mains dans une eau claire, les sortit en forme de coupe qu'elle offrit à Nicolas, qui trempa ses lèvres, puis son visage.

Rien ne pouvait être plus doux. Il lui prit ses mains, les serra entre les siennes. Il avait l'impression d'être en dehors du temps.

            Un groupe d'enfants bruyants, qui passait près d'eux, les ramena à la réalité.

            Alors, main dans la main, ils reprirent leur marche ... et quelques rues plus loin, se retrouvèrent devant la porte verte.

            - Déjà ! fit Nicolas. Pouvons-nous nous revoir demain ? Et pour mieux s'en assurer la réponse, il osa

            - Vous savez, vous m'êtes devenue indispensable.

            - Oui ! Venez à la même heure. Je vous attendrai, lui assura-t-elle.

            Elle lui donna un baiser furtif et pudique, poussa la porte et pénétra dans le vestibule. Nicolas, encore sous le coup de l'émotion, ne laissa pas le temps au vantail de se refermer, le maintenant, il l'interpella.

            - Votre prénom? Je ne vous ai pas demandé votre prénom.

            La jeune fille déjà dans l'escalier, arrivait à la mezzanine du premier. La main sur le pommeau de sa porte, elle lança :

            - Hélène !...  Et disparut.

            Il était tard. Le laboratoire était fermé. Il lui fallait attendre le lendemain pour développer les clichés de la journée. Nicolas ne tenait pas en place.

            De retour chez lui, Il se remémorait la journée et se demandait même s'il n'avait pas rêvé. L'impatience le gagnait.

            La soirée fut interminable.

            Au cours de la nuit, il se réveilla plusieurs fois pour regarder l'heure et il lui semblait que les aiguilles ne tournaient pas.

Le matin le surprit complètement hagard.

            Après une douche, il avala un café noir en enfilant ses vêtements, prit son matériel et ses précieuses bobines, et dévala les escaliers.

            Il lui tardait d'être dans la chambre noire.

            En avance d'une demi-heure, il retrouva son collègue, Frédéric, au bar du coin.

            - Mon vieux !... tu ne devineras pas ce qui m'arrive ? Lança Nicolas

            - Non ! J'sais pas ! Mais à voir ta tête, il a dû se passer quelque chose de pas normal ! J'me trompe ?

            - Je suis tombé fou amoureux ! Elle s'appelle Hélène.  Je l'ai rencontrée hier. J'ai pris des photos d'elle. D'ici une heure,  j'aurai développé ces bobines.

            Il reprit son souffle.

            - J'ai rendez-vous avec elle cet après-midi !

            Frédéric attendait plus de détails mais Nicolas régla les cafés.

Au laboratoire, Nicolas s'esquiva dans la chambre noire.

            Moins d'une demi-heure après, il en sortait les épreuves à la main. Il lança ...

            - Frédéric ! Puis plus bas, à la secrétaire. Où est Frédéric ?...

            - Il y a eu un accident sur la nationale ! Le journal avait besoin de quelques clichés. Il est parti en urgence !

            Dépité, il rangeât les photos, puis, ses appareils et ses sacoches sur l'épaule, il sortit.

            Il passa la matinée à errer dans la ville haute, à prendre des clichés des divers panoramas de la campagne environnante avec le château en premier plan. Mais le cœur n'y était pas, Nicolas, toutes les cinq minutes, sortait les photos d'Hélène, et les contemplait en soupirant.

            Il expédia un casse-croûte et se retrouva à quatorze heures rue des Carmes.

            Il était transporté, l'air était léger, il était heureux.

            Une bonne heure passa...

            Nicolas s'interrogeant sur l'heure qu'elle lui avait donnée, se demandait tout à coup, s'il n'était pas en retard. Il essayait de se souvenir : " Venez à la même heure"  lui avait-elle dit. Mais quelle heure donc ? Il se prit à douter. Et puis non ! Il en était certain, cela ne pouvait pas être avant quatorze heures, c'était impossible.

            Le carillon du campanile voisin égrenait les heures...

            A dix-sept heures, Nicolas ne tenait plus en place. Il se disait qu'il pourrait monter. Il connaissait la porte. Après tout, il avait un bon prétexte : les photos ! Mais, il ne pouvait s'y résoudre. Cela pourrait la contrarier.

            Il attendit jusqu'à dix-neuf heures. " La même heure"  se disait-il, c'était peut-être l'heure à laquelle ils s'étaient quittés hier soir ? En vain...

            Nicolas se résolu très tard à quitter le portail vert. La mine défaite, il se promit que demain, peu importe ce qui allait arriver, il oserait.

            D'ailleurs, ne devait-il pas remettre les photos ?

            Brûlant d'impatience, le lendemain matin, Nicolas se présenta au 17, rue des Carmes.        L'enveloppe contenant les précieuses photos en mains, il poussa le portail et entra. Hésitant encore, il gravit les marches et après une profonde inspiration, tremblant, il frappa à la porte derrière laquelle il avait vu disparaître Hélène. Son cœur s'emballait.

            Une femme âgée entrebâilla la porte.

            - Bonjour Madame, je vous prie de m'excuser... Hélène est-elle là ?

            La vieille femme, visiblement, n'entendait pas.

            - Pourrais-je voir Hélène s'il vous plaît !  répéta-t-il 

            - Mais Monsieur ! Il n'y a pas d'Hélène ici ! Vous faites erreur...

            Nicolas ne comprenait plus. Comment ? Hélène n'habitait pas ici ! Il l'avait pourtant bien vue entrer ici ! C'était bien cette porte qu'elle avait ouverte et pas une autre ! A moins que... Elle ne voulait pas qu'il sache où elle habitait. C'était certainement ça ! Il essayait d'être logique. Il reprit :

            - Pardon Madame ! Permettez-moi d'insister. J'ai rencontré une jeune fille, prénommée Hélène, voilà deux jours ! Elle sortait de votre immeuble, nous avons passé l'après-midi ensemble. Je l'ai vue passer votre porte en la raccompagnant. Nous devions nous revoir hier, mais elle n'était pas à notre rendez-vous. Se peut-il qu'elle habite l'immeuble ?

            - Ecoutez Monsieur ! Je peux vous assurer qu'aucune Hélène n'habite ici et pas davantage dans l'immeuble !

            Elle marqua un silence, paraissait chercher dans ses souvenirs et continuait songeuse :

            - La seule Hélène que je connaisse, ou plutôt que j'ai connue, et qui habitait ici, il y a une bonne cinquantaine d'années n'est plus de ce monde.

            Elle continuait dans un soupir pour elle-même

            - Elle était très belle. Elle est morte le jour de ses vingt ans.    

            Nicolas perdait pied. Non ! C'était impossible, il tentait de se ressaisir. Il ne pouvait croire une chose pareille. Cette vieille folle radotait. Elle se moquait de lui. Il allait lui montrer qu'il ne racontait pas d'histoires, lui, il avait des preuves de ce qu'il avançait : les photos.

            Il les sortit de l'enveloppe et les présenta en éventail sous le nez de la vieille femme. Le temps d'ajuster ses lunettes, elle prit les photos qu'il lui tendait et les observa longuement, revint plusieurs fois sur certaines d'entre elles, et, péremptoire s'exclama :

            - C'est elle ! C'est bien elle ! Je la reconnais bien ! Mais !... D'où tenez-vous ces photos ?

            Nicolas ne pouvait plus répondre. Il venait de s'effondrer de tout son long. Inanimé.

            - Monsieur !... Monsieur !... Remettez-vous, Monsieur !...

            La vieille femme était à genoux. Elle secouait Nicolas avec toute l'énergie de son âge... ...

            … …

            - Monsieur !... Monsieur !... Réveillez-vous, allez ! Monsieur ! Il se fait tard, nous allons fermer !

            Le garçon de café, qui avait commencé par lui tapoter l'épaule, commençait à s'impatienter. Il bousculait maintenant Nicolas pour le sortir du sommeil.

            Un quidam qui passait devant le café l'interpella 

            - .Oh !... Marcel !... Il a dû trop forcer sur l'anisette, ton client ! Remarque, avec cette chaleur, ça n'm'étonne pas !...

            - Mais non ! Ce fada s'est mis à la seule table sans parasol et il s'est endormi Alors quand le soleil a tourné, il l'a pris sur la calebasse toute l'après-midi !

            - Oh ! Qué couillon !...  Et depuis midi ? Il est pas mort au moins ? continua l'autre

            - Mais non !... Il parle tout le temps !... D'une Hélène !!...

 

* * *

 

            Plusieurs jours passèrent, Hélène occupait toujours les pensées de Nicolas. Il cherchait à comprendre comment ce rêve avait bien pu s'échafauder dans sa tête. Il ne connaissait aucune Hélène et s'il y avait bien des fontaines dans la ville, aucune ne ressemblait à celles de son rêve. Il avait également consulté des plans de la ville, mais de rue des Carmes, point.

            Après tout, il s'agissait peut-être de la matérialisation de ses propres désirs. Il avait lu quelques ouvrages sur le sujet et en était resté extrêmement perplexe. Certes, il avait un caractère romanesque et fantasque, mais pourquoi autant de détails précis, et cette histoire dans le rêve ? Louis XII ? Les guerres d'Italie ? 1513 ? Il ne se souvenait pas avoir étudié l'histoire de France à ce point. Pour lui, les guerres d'Italie, c'était plutôt François Ier, Marignan et 1515 ! Non vraiment ! Il ne comprenait pas.

            Une année passa. Nicolas, qui avait oublié jusqu'au souvenir de son rêve, et Dieu sait le tourment que celui-ci avait pu lui causer, tomba par le plus grand des hasards sur un plan cadastral de la vieille ville. Ce plan indiquait clairement en pointillé le tracé d'un ancien monastère, sa chapelle, son cloître, les cellules des moines et les communs. Renseignements pris auprès de l'évêché, il découvrit qu'il s'agissait en fait d'un carmel, incendié et démantelé à la Révolution.

            Il mit un moment à retrouver ses esprits, mais excité par la curiosité, il se décida à reprendre ses recherches.

            Il observa en rapprochant de vieux plans que, non seulement, il ne restait plus rien du carmel, mais que tout le quartier avait été modifié. De nouvelles rues avaient été percées, plus larges, et de nouveaux pâtés de maisons occupaient la place d'anciennes rues.

            Il réunit tout ce qui concernait Louis XII et l'année 1513, fureta dans les bibliothèques de la région, visita toutes les églises, se rendit à l'évêché et là, découvrit avec stupeur qu'une messe expiatoire avait été célébrée au Portheau, en présence du roi, le 25 juin 1513.

            Incroyable. Louis XII avait séjourné ici même.

            Il rapprocha aussitôt cette date de la bataille de Novare, près de Milan où les armées royales furent défaites en moins d'une heure par les Suisses avec la bénédiction du pape. Le 6 juin exactement.

            Que s'était-il donc passé ici, au Portheau, justifiant une telle expiation. Dans la région d'autres cités plus dignes auraient certainement pu recevoir le roi.

            Toutes ces nouvelles révélations captivaient de plus en plus Nicolas. Son emploi de photographe l'aidait dans ses recherches. Il pouvait se faire ouvrir toutes les portes des cours et jardins intérieurs. Il participait aussi aux réceptions privées, baptêmes, communions ou mariages. Un jour qu'il opérait sur l'un d'eux, il fut surpris par le décor naturel d'un magnifique massif de fleurs bleues et jaunes, devant lequel les mariés s'étaient placés, et se mit à soulever et à écarter les touffes. Il caressait la pierre de la margelle avec fébrilité, fouillant la terre à la manière d'un naufragé du désert.

            On l'observait depuis le salon de réception. Un maître d'hôtel s'approcha de lui.

            - Eh mon gars ! Qu'est-ce que tu cherches ?

            Nicolas se releva, embarrassé.

            - Vous pouvez me renseigner. Y avait-il ici une fontaine autrefois ?

            - Ah ça mon gars ! C'est pas moi, qui pourrais te renseigner ! Demande donc au patron !

            Nicolas avait rejoint les mariés. Il prenait des photos des invités à table, quand le maître d'hôtel se rapprocha de lui.

            - Eh ! Petit ! Je me suis renseigné auprès des collègues. D'après eux, il y avait bien une fontaine avant, mais à ce qu'il paraît, elle était tarie depuis longtemps. Eh ! Comment tu peux savoir ça, toi ? Ça date d'une cinquantaine d'années.

            - J'ai étudié l'histoire de la ville, répondit Nicolas, pour couper court. Lui, qui jubilait intérieurement, avançait dans sa quête. Il n'allait tout de même lui dire qu'il l'avait rêvé.

            Il reporta sur le plan la fontaine du restaurant, puis compara avec l'ancien plan. Avant, elle était dans une rue, comme dans son rêve ! “La fontaine de l'immortalité”, avait dit Hélène ! Elle n'existait plus !

            Comment pouvait-elle l'avoir amené à cette fontaine pleine d'eau, dans une rue qui depuis la Révolution avait disparu. En supposant qu'Hélène vivait il y a cinquante ans au 17, rue des Carmes et que la rue des Carmes avait disparu à la Révolution. Il délirait, ne comprenait plus rien et mélangeait tout. Il s'était comment dire ? Déplacé dans le temps.

            Nicolas n'en pouvait plus. Il invita Frédéric un vendredi soir, en précisant qu'il avait des révélations à lui faire. Tout ce qu'il y avait de plus sérieux, ajouta-t-il ! Frédéric, tenta de le faire parler. En vain. Nicolas lui expliqua qu'il avait trop de choses à lui dire, que cinq minutes ne suffiraient pas, et puis, il voulait avoir du temps.

            Pour Frédéric, l'impatience était à son comble lorsqu'il se présenta chez Nicolas. Sur l'un des murs du salon était épinglé un plan de la ville, datant du XVIème siècle, et à côté, le plan de la ville actuelle. Nicolas lui raconta tout, son rêve, ses découvertes historiques, les rapprochements qu'il en déduisait. Enfin, tout. Frédéric était bouche bée.

            - Un an et demi ! Ça fait un an et demi que tu vis une histoire pareille ! Ben, mon pauvre vieux, j'comprends maintenant tes absences, quand on t'parlait, fallait t'répéter deux fois la même chose. Mais, pourquoi tu n'm'en as pas parlé avant ?

            - Tu te serais fichu de moi ! J'te connais bien. Mais aujourd'hui, j'ai réuni assez de preuves pour que tu me prennes au sérieux.

            - Sérieux ! Tu parles, c'est incroyable, et dis-donc, ta Hélène et la fille du Moyen Age, elles ne seraient pas

            - La même personne ! Je crois bien ! Et c'est ça qui me trouble.

            Frédéric restait songeur.

            - Admettons que ton Hélène soit morte il y a cinquante ans. Ça paraît complètement absurde puisqu'il s'agit d'un rêve. Enfin, supposons ! On devrait trouver sa tombe au cimetière, tu crois pas ? Parce qu'en fait, on n'a toujours aucune preuve qu'elle ait existé.

            Ce qui était sûr c'est que Nicolas dans toutes ses réflexions, n'avait jamais osé aller jusque-là Inconsciemment, il n'avait pas même jamais envisagé cette idée. Visiter les cimetières, seul, n'avait rien d'engageant.  Il avait eu raison d'en parler à son ami, Frédéric. Moins impliqué que lui, il avait, c'est sûr, plus de recul sur les événements.

            La nuit était bien avancée, lorsque Frédéric prit congé. Nicolas était rassuré, son ami lui avait promis de le retrouver le lendemain... pour faire la visite systématique des cimetières.

            Il y avait deux cimetières qui auraient pu recevoir la dépouille d'Hélène, ceux des faubourgs étant trop récents. Nicolas et Frédéric commencèrent par le plus ancien, celui qui figurait déjà au XVIème siècle, près de la vieille église romane Sainte Radegonde.

            Beaucoup de tombes étaient dans un tel état de délabrement, qu'il était difficile de lire les inscriptions, et ce qui compliquait encore davantage leur tâche, la plupart d'entre elles étaient en latin.

            Bien qu'ils eussent décidé d'orienter leurs recherches vers ces dernières années, ils ne pouvaient pas ignorer l'intérêt des sépultures plus anciennes. Dans ce sens, ils s'arrangèrent pour reporter scrupuleusement sur un cahier, qu'ils avaient pris la précaution d'acheter le matin même, les textes des épitaphes.

            Avec effroi, ils tombèrent sur des fossoyeurs occupés dans une tombe. Les deux hommes, dont les têtes dépassaient alternativement de l'excavation, déposaient dans une petite caissette des restes humains. Des éclats rutilants brillaient au beau milieu de débris grisâtres. Curieux, Nicolas se pencha en avant vers les deux hommes tout en regardant vers la boite. Il y remarquait des dents. Des dents en or. Il avala sa salive et bafouilla

            - Euh, bonjour Messieurs ! Euh ! Nous recherchons la tombe de... Hélène... Enfin, d'une Hélène. On n'a pas son nom ! Est-ce que... C'est celle-là ?

            Fier à bras, l'un des deux hommes, à qui le coup d'œil de Nicolas n'avait pas échappé, lui répondit

            - Non mon gars ! Celle-là ! Elle s'appelle pas Hélène, c'est la tombe d'une comtesse ! Et tout comtesse qu'elle a été, regarde ce qui en reste ! Comme tu vois, on est vraiment rien dans ce monde !

            L'autre, qui était resté à gratter le fond bruyamment avec sa pelle, se manifesta des profondeurs du trou.

            - Hélène !... Tu  recherches la tombe d'une Hélène ?

            Il se releva, s'essuya le front d'un revers de bras, et se retournant vers son compagnon, lui lança :

            - Tu devrais aller voir par-là !

            Il indiqua une vague direction et commenta avec un rictus aux lèvres

            - J'sais pas si c'est celle-là que tu cherches ! En tout cas, c'est la seule qu'on connaisse ici !

            Rassurés malgré tout du fait que la comtesse ne s'appelait pas Hélène, les deux amis s'engagèrent sans conviction dans la direction indiquée, quand soudain, ils tombèrent en arrêt devant une stèle gravée, où on pouvait lire distinctement :

 HÉLÈNE ALBRET

ANNO 1513

HONORES

AD VITAM AETERNAM

 

            Tous deux restaient là, interdits, les bras ballants, Nicolas qui avait tant espéré ce moment était pétrifié. Il ne pouvait détacher ses yeux de l'inscription.

            - C'est pas possible ! Année quinze cent treize ! Quinze cent treize ! Bredouillait-il à la limite du malaise.

           Frédéric essayait de traduire l'épitaphe :

            - Honneur pour la vie éternelle. Enonça-t-il tout haut à son ami.

            Nicolas secoua sa tête dans tous les sens comme pour se réveiller. Puis soudain, il se planta son stylo sur l'avant-bras. La douleur lui arracha un gémissement.

            Non ! Il ne rêvait pas. Il se rappela la jeune fille gracile et diaphane qui l'avait accompagnée toute une après-midi, de son sourire éclatant de bonheur et de joie de vivre. Le regard fixé sur la stèle, il se souvînt alors de son baiser furtif.

            Au même instant, une douce caresse lui frôla les lèvres ...

  

" Ne rêvez que chez vous et surtout prenez garde.

Les esprits, les fantômes ne saurez rencontrer,

Et surprise n'aurez point de la maligne camarde.

A nos rêves les plus fous, toujours raison fondée. "

 auteur inconnu

  • Je m'en suis aussi inspiré dans une autre nouvelle intitulée "3 Bd Félix Giraud" que j'ai mis en ligne sur :
    http://www.pagesfremissantesjean-marckerviche.com/#!books/cnec

    · Il y a presque 8 ans ·
    Rerefaite d%c3%a9finie

    Jean Marc Kerviche

  • Merci pour votre retour!
    Je viens de retrouver ce conte sur un CD au fond d'une armoire. Je l’avais écrit il y a plus de dix ans et je désespérais de ne pouvoir remettre la main dessus. Quand on néglige de sauvegarder ce qu’on écrit, c’est souvent ce qui se passe…
    Pour en revenir à cette petite histoire, elle m’a été inspirée d’après un court métrage de Jean Luc Godard :
    « Un jeune homme rencontre par hasard une jeune fille au sortir d’un immeuble et, illuminé par la jeune fille et ne pouvant se détacher d’elle, il l’a suit sans pour autant d’aborder. On le voit ensuite arpenter les rues, séjourner sur les places, toujours fasciné par la demoiselle qui le précède de quelques pas.
    Elle entre dans une église et lui n’hésite pas, il y entre également.
    On les voit tous les deux assis à bonne distance l’un derrière l’autre.
    La messe s’éternise… et le jeune homme s’assoupit.
    L’office ayant pris fin, il se réveille soudainement et s’aperçoit que la jeune fille a disparu.
    Contrarié d’avoir été aussi peu vigilant, il s’en veut de l’avoir laissée partir.
    Il sort de l’Eglise et surprise, il la retrouve assise sur le rebord d’une fontaine devant l’église.
    Son espoir renait. Elle le voit.
    Ils échangent un regard furtif… mais elle ne s’attarde pas. Elle se lève et s’en retourne chez elle.
    Le jeune homme continue sa quête, la suit avec la réserve qu’il s’impose.
    Elle passe la porte de son immeuble et disparait à l’intérieur et lui retient la porte avant qu’elle ne se referme.
    Il la voit monter les escaliers. Il s’enhardit et, ne pouvant s’en empêcher, commence lui-aussi à gravir les premières marches.
    Elle se rend compte qu’il la suit et monte derrière elle, mais elle ne s’affole pas comme si elle souhaitait qu’il en soit ainsi.
    Ils se suivent l’un l’autre jusqu’au dernier étage.
    Elle passe sa porte, la laisse ouverte et l’attend sur le seuil.
    Il arrive enfin et se place face à elle. Il parait éperdu d’amour.
    On s’attend à ce qu’elle le laisse entrer… mais elle place sa main en opposition à lui en lâchant ces mots : « Demain, j’entre au couvent ! »
    Mortifié, il redescend les escaliers. »
    J’avais trouvé l’histoire étrange et je l’ai quelque peu arrangée à ma sauce…

    · Il y a presque 8 ans ·
    Rerefaite d%c3%a9finie

    Jean Marc Kerviche

  • Magnifique ! Je me suis laissée emporter par votre histoire pleine de charme et très bien écrite. Cdc et 5/5. merci pour ce beau moment de lecture !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ananas

    carouille

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